Constellucination. Louise Bentkowski. 2024

Louise Bentkowski, Constellucination, Verdier, 2024

Extraits choisis :

« Coudre c’est aussi penser même si c’est différent de théoriser, déduire, prouver, argumenter, convaincre, coudre c’est aussi penser. Je relis et j’entends « coudre c’est aussi panser ». » (p. 21)

« J’ai lu que sur la planète Anarres lorsqu’un enfant naît ce ne sont pas ses parents qui choisissent son prénom, c’est un ordinateur qui attribue un nom au nouveau-né. Chaque prénom est unique et produit par un algorithme. » (p. 22)

« De toute évidence la disparition de ma mère avait déclenché la colère d’Ouranos et le siècle qui s’ouvrait serait celui de la carence. Les images du pays détruit me montraient la solidarité de la nature, tandis que le reste des vivants et non-vivants continuaient leur route, complètement indifférents à cette disparition. Ainsi, même le réseau informatique ne témoignait aucune empathie, pour preuve, le bug tant attendu de l’an 2000 n’eut pas lieu cette année-là. » (p. 44)

« Est-ce que sur le terreau pourri par la guerre et la mort, il peut pousser quelque chose de différent ? Et qu’est-ce qui pousse sur la radioactivité et les métaux lourds ? Si j’écris, des mots alors poussent, des mots qui sont à la fois les miens et pas du tout les miens.

Les mots halluciner et constellation.

Je voudrais élargir ma parenté depuis mes propres histoires, les relier à des mondes aussi lointains que possible, fouiller le passé et l’histoire de cette fiction de famille, chercher loin de moi, dans d’autres cultures, d’autres mythes et coudre ensemble tout cela. Coudre, c’est-à-dire assembler par des points faits avec un fil, passé dans le chas d’une aiguille. J’appellerais ça une constellucination et si on me le demandait, j’expliquerais que c’est un grand patchwork multicolore qui flotte, jusqu’à la surface de l’eau. » (p. 48)

« Est-ce qu’il faut savoir qui parle pour écrire, pour lire ? Est-ce qu’il faut savoir qui parle ?
Qui es-tu ?
Qui le sait ? » (p. 49)

« Lorsque je parle, je reconnais que ce ne sont pas mes mots qui sortent, tandis que d’autres s’expriment et que c’est dans les leurs que je reconnais les miens échappés. Les miens de mots, incapables qu’ils sont de sortir de moi, préfèrent se nicher dans d’autres bouches qui elles aussi sentent que leurs mots sont ailleurs, échappés par d’autres cavités.

Ainsi nos mots voyagent hors de nous, ils sont des tentacules invisibles qui nous relient au monde extérieur.

On m’a raconté que les Aymaras voient le passé devant eux et que dans leur dos s’étend le futur. Ils vivent à cheval entre la Bolivie, le Chili et le Pérou, sur les hauts plateaux des Andes. Ils appellent le futur qhipa pacha/timpu, ce qui signifie « arrière-temps », et le passé nayra pacha/timpu, dont le sens est « avant temps ». Lorsqu’ils se rappellent le passé, ils font signe de la main en avant d’eux. Le futur est inconnu, il se trouve donc dans leur dos, là où ils ne peuvent voir.»
(p. 50)

« Mon arrière-arrière-arrière-petite-enfant vit dans mon dos, là où je ne peux pas voir, un arrière-monde qu’on appelle « le futur ». »
(p. 51)

« J’ai lu que, dans la plupart des cas observés, on remarque que, loin de menacer l’ordre social, l’amour contribue à le reproduire. Cette tendance, dite à l’homogamie sociale, serait particulièrement forte aux deux extrémités du spectre social: professions libérales et commerçants d’un côté, ouvriers non qualifiés et agriculteurs de l’autre. J’ai entendu que si n’importe qui n’épouse pas n’importe qui, c’est d’abord parce que n’importe qui ne fréquente pas n’importe qui et pas n importe où.

J’ai pensé, à la mine on rencontre des mineurs.

Amours mineurs, est-ce que ça veut dire amours pas importants ? »
(p.59)

« Finalement, j’ai réalisé que toutes celles et ceux qui m’entouraient maintenant, qui vivaient comme et avec moi dans une relative précarité et pauvreté, étaient autant de futurs riches. Non pas qu’ils se destinaient à de hautes carrières dans la finance, ni qu’ils ou elles avaient la main chanceuse aux jeux. Mais que leurs parents finiraient par mourir, les laissant riches à leur tour. Ce jour-là, ils s’élèveraient au rang de leur famille.

Décidément on ne se sort pas de certaines histoires à dormir debout. »
(p.67)

« Le temps des panneaux, ce n’est pas un rapport au progrès, à l’innovation technique ou à la croissance économique, le temps des panneaux ça a à voir avec les ruines et le temps qui recouvre tout, les racines qui s’étendent, l’écorce qui engloutit, la force des herbes qui persistent, la poussière qui épouse l’ensemble de la matière et dans le même temps la constitue.
Le temps des panneaux dont iel parle m’est invisible, pour la seule raison qu’il est le mien et qu’il n’a pas encore été nommé par l’Histoire. Impossible à voir, le temps se produit à partir de lui-même, comme la poussière produit la matière qui se désagrège en poussière. »
(p.68-69)

« J’ai lu que, s’il est vrai que la famille n’est qu’un mot, « famille »
il est vrai aussi qu’il s’agit d’un mot d’ordre,
FAMILLE
ou mieux, il s’agit d’une catégorie, principe collectif de construction de la réalité collective,
la famille, le travail, la patrie

J’ai lu qu’on peut sans contradiction dire à la fois que les réalités sociales sont des fictions sans autre fondement que la construction sociale et qu’elles existent réellement, en tant qu’elles sont collectivement reconnues.

Elles n’existent pas et existent en même temps, au même moment.

Familles fictions. »
(p.71)

« Si on meurt sans avoir terminé sa phrase, est-ce qu’elle reste en suspens dans l’air jusqu’à ce que quelqu’un l’avale? » (p.75)

« Je me demande encore si un texte peut venir remplacer un enterrement, une cérémonie funéraire. Est-ce qu’on peut ensevelir et rendre hommage avec des mots, rien que des mots?

Un peu de noir qui vient recouvrir tout ce blanc mort de la page pour y coucher les restes des corps. 

Cela me plairait que cela se puisse. »
(p.86)

« Je lis encore : Rhapsodie. Du grec ancien párto, « coudre » et jon, « chant », littéralement « couture de chants ».
En couture le premier point que l’on apprend c’est le point avant. On plante son aiguille dans les deux épaisseurs de tissu, on tire sur le fil, l’aiguille disparaît et un peu plus loin on remonte, transperce à nouveau les deux couches de tissu. On avance un peu et on repique en dessous et comme ça on progresse, un coup sur deux, en dessous puis au-dessus. On différencie une couture mécanique d’une couture manuelle par son irrégularité.
La machine est machine, tout le temps égale, tandis que la main est déviante. La main est influencée par le monde extérieur et intérieur qui traverse l’esprit, parfois rapide et court parfois étendu et lent. Mon écriture c’est un point de couture fait à ma main, depuis la surface ça part en dessous pour remonter un peu plus loin.

On m’a dit :
« quand on coupe,
on coupe,
plus rien à faire. »
(p.89)

« Tu connais le point commun entre la fin et le début? C’est que l’on n’en sait rien, rien de rien. Et pourtant, on commence et on finit des histoires, on pourrait dire, pour s’excuser, qu’on est bien obligé. Mais est-ce qu’on débute vraiment des histoires et est-ce qu’on en a déjà vu la fin? On vit dedans et avec les traces emmêlées d’un futur et d’un passé qui simultanément s’écrivent.

Quand on y pense « écriture » et « couture » ne sont pas des mots si différents. » (p.110)

« J’ai imaginé que pour regarder le futur coincé dans mon dos, il faudrait m’arrêter d’un coup sec et me retourner très vite sur moi-même, à la vitesse de la lumière, pour prendre de court le futur. 

1,2,3

Soleil. » (p.113)



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