Anthony Masure

Entretien avec Anthony Masure enregistré le 7 juin 2015 à La Générale, Paris.

Anthony Masure est enseignant en design graphique et numérique, et chercheur en design. Il a soutenu sa thèse en esthétique, spécialité design, en novembre 2014 sous la direction de Pierre-Damien Huyghe à l’Université Paris I Panthéon Sorbonne. Intitulée Le design des programmes. Des façons de faire du numérique, sa thèse porte sur les pratiques de programmation et le rapport du design à ces pratiques

Depuis cette soutenance, les champs de recherche d’Anthony Masure sont la pédagogie du design, que beaucoup interrogent mais trop peu sous forme de textes ou de comptes-rendu critiques, les humanités numériques et les software studies, c’est-à-dire l’étude des logiciels, de l’Histoire, des conditionnements et de l’impact socio-économique des logiciels, et notamment des logiciels de création dans le design.

Pédagogie du design

J’ai l’intention de travailler sur l’enjeu de la pédagogie du design, notamment au travers un projet de revue multisupport et multilingue qui devrait paraître au printemps 2016. Chaque numéro de la revue consacrera une partie de son contenu à des retours sur des workshops, des méthodes et des formes d’enseignement inventives afin de valoriser ce qui se fait dans les écoles d’art et de design. Ces expériences sont souvent très intéressantes mais restent malheureusement confinées, au mieux aux sites web des écoles et au pire aux étudiants qui en auront profité sur ces quelques jours.

Il s’agit de fédérer et de valoriser des démarches d’enseignement, principalement en design graphique et numérique, et d’étudier comment le numérique peut s’enseigner sous d’autres formes que par un simple apprentissage technique et la répétition de tutoriels.

Humanités numériques

J’ai la chance de participer depuis septembre 2014 au programme de recherche Synergies porté par l’HESAM, l’Université Paris I Panthéon Sorbonne et l’École du Louvre. Il s’agit, au sein de ce programme de recherche impliquant 4 ou 5 personnes, d’actualiser une collection en ligne d’un antiquaire du XVIIe siècle, François-Roger de Gaignières, qui a collecté et fait faire des copies de plusieurs dizaines de milliers de documents. Ces documents sont aujourd’hui en partie numérisés, mais totalement dispersés dans plusieurs fonds d’archives.

Il s’agit de faire revivre la collection de François-Roger de Gaignières, de montrer son processus de constitution et surtout sa postérité, étant donné que cette collection du XVIIe siècle façonne encore aujourd’hui toute l’image du Moyen-Âge, dans les films, les romans, etc.

Il s’agit, non pas de faire une base documentaire telle que Gallica, où les fiches sont isolées, mais plutôt à de faire apparaître une génétique des œuvres, qui permette aux lecteurs et historiens de comprendre comment la collection s’est constituée.
Sur ce projet, mon rôle est à la fois celui de chef de projet designer d’interfaces, avec Sophie Fetro. Nous travaillons avec deux historiens d’art, dont une historienne qui a fait sa recherche de HDR sur François-Roger de Gaignières. Il est très important d’avoir un expert de la collection dans ce processus.

Software Studies

Innovation

J’interroge dans ma thèse, et à la suite de Pierre-Damien Huyghe, le terme d’innovation en passant par l’histoire de la photographie et notamment par Walter Benjamin.

Dans un texte de 1931, intitulé Petite histoire de la photographie (suivi en 1936 de L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique), Walter Benjamin étudie comment la photographie, en tant qu’invention, se retrouve en quelque sorte accaparée par des démarches commerciales, et notamment par la production de cartes de visite.
Finalement la photographie, en tant qu’art, ne peut apparaître qu’une fois que ce procédé innovant est découvert par les artistes

L’histoire de la photographie révèle un décalage entre l’apparition de la nouvelle technique et son effectuation, ou actualisation, en tant qu’art et pratique libre.

Par extension, et avec beaucoup d’anachronisme par rapport à ce qui l’intéresse, il s’agirait d’être assez prudent avec le terme innovation.

Il s’agirait d’être assez prudent avec le terme innovation, qui est devenu une sorte de cantique ou d’injonction dans le design et dans d’autres domaines. Il s’agirait d’étudier plutôt ce qui, dans l’innovation, est nouveau.

On associe souvent l’idée de nouveauté avec le terme innovation. Ce qui ne va pas du tout de soit.

Le principe de l’innovation (in-novation, mettre du nouveau dans sans que cela se voit) se traduit par le principe du brevet. Le brevet va restreindre une capacité technique à un usage précis.

Si l’innovation, c’est faire du nouveau à couvert, alors l’innovation est le contraire de la découverte, qui serait elle le propre de l’invention.

L’innovation s’oppose à l’invention. Dans ma thèse, je prends le parti pour cette notion d’invention, à la suite de Walter Benjamin, afin de penser un design au fait de l’esthétique, de l’art et des pratiques ouvertes.

Appareil

J’emprunte le mot appareil à Pierre-Damien Huyghe, pour désigner ce qui pourrait être un contraire possible du terme dispositif.

Un dispositif serait un système technique contraignant, conditionnant et enfermant, en faisant notamment référence à Michel Foucault.
L’appareil serait un objet technique ouvert à des pratiques et à un champs.

En prenant l’exemple de l’appareil photo, on peut considérer l’appareil comme objet technique ouvert par les réglages qu’il rend possible. On peut modifier la focale, le niveau d’ouverture de l’obturateur. Même si cela consiste finalement en de petits gestes – on tourne un bouton ou une petite molette – malgré tout des choix conscients s’opèrent dans cette pratique.

Par extension, on peut s’interroger sur le degré d’ouverture d’un logiciel. Veut-on soutenir des logiciels qui soient non réglables, ce qui est quand même la voix dominante actuellement notamment dans les systèmes d’exploitation des téléphones mobiles et des principes d’app stores en général ? Veut-on aller dans cette direction là ? Ou veut-on encourager au contraire des logiciels appareillés et appareillables, du type des logiciels libres, mais pas seulement ?

En effet, certains logiciels libres ne sont pas appareillables car le code source est encombré, mal documenté, ou encore parce que la communauté c’est tombée en désuétude. Certains encore proposent des plugins et non pas les API ouvertes.

Des logiciels appareillés et appareillables doivent reposer sur des communautés de pratiques, que l’on peut étudier et valoriser et qui permettent d’installer une culture commune, c’est-à-dire quelque chose qui serait de l’ordre des biens communs.

Dans le design, il me semble absolument nécessaire de pousser dans cette direction là. Pour exemple, Frank Adebiaye, comptable et typographe avait, lors d’une conversation, soulevé le fait que les comptables avaient plus de liberté de choix que les designers graphiques au sein des panels de logiciels qui leur était mis à disposition.

Les designers graphiques sont pourtant censés appartenir à une communauté ou à un groupe des métiers de la création. Or, concernant la partie logiciel, il me semble que ce n’est pas du tout le cas.
Il me semble vraiment important de développer à la dimension ouverte des logiciels, même si de nombreuses questions demeurent et même si le panel de logiciels libres en cours de développement présentent encore de nombreux problèmes dans l’ergonomie et les fonctionnalités.

Mais plutôt que de se lamenter, il me semble qu’il faut contribuer aux améliorations des logiciels libres plutôt que de faire perdurer les systèmes de monopole, qui ne sont au final profitables qu’à l’éditeur et pas aux designers.

On reste utilisateurs des systèmes fermés par commodité, parce que l’on n’a pas vraiment un aperçu des alternatives.

Une démarche en design qui ne sait pas envisager, mobiliser et développer des alternatives aux systèmes fermés, me semble – de fait – condamnée à ne pas produire grand chose.

Programme

Au commencement de ma thèse, je souhaitais travailler sur les interfaces de lecture et d’écriture, et sur la façon dont celles-ci orientent des manières de lire ou d’écrire le texte, avec pourquoi pas des permutations de position entre l’auteur et le lecteur. Mais j’ai été assez vite bloqué dans ce thème parce qu’il y avait finalement trop d’informations à traiter.

En étudiant iBooks , mon attention s’est alors portée sur la façon dont les interfaces orientent la façon de lire.

Par extension et étant donné mes enseignements en tant que professeur, je suis arrivé assez vite à étudier en quoi les logiciels de création graphique et les programmes façonnent, orientent, conditionnent, ou encore ouvrent – dans le meilleur des cas – la façon dont les designers travaillent.

Tous les designers travaillent avec des logiciels de création. Pourtant, bien peu connaissent leur histoire et leurs implications ergonomiques externes.

J’ai alors découvert Lev Manovich et tout le champ des Software Studies, qui ouvraient de perspectives de recherche stimulantes.

J’ai donc associé ces enjeux de recherche en cultures numériques avec des lectures en philosophie et des auteurs comme Jacques Derrida, Hannah Arendt, ou même avec de la poésie en mobilisant par exemple Yves Bonnefoy, ou encore avec des auteurs en sciences humaines et sociales. Il s’agissait d’aller chercher et d’articuler des textes  – parfois beaucoup plus anciens, comme Walter Benjamin, ou encore contemporains, comme Bernard Stiegler – pour les mettre en rapport et comprendre des choses qui auraient été mal formulées dans le vocabulaire de la création des logiciels et des programmes numériques.

Le mot programme est assez intéressant parce que, historiquement, il n’est pas directement lié aux programmes informatiques. D’ailleurs, dans le titre de ma thèse, je parle de design des programmes. Cette méthode permettait finalement d’articuler la notion de programmes numériques – que tout le monde croit connaître – avec la notion de programme, et par derrière la notion de projet, qui est centrale.
Assez vite, lorsque l’on parle de design, on parle de culture du projet. Qu’est-ce que cela veut dire ?

Le pro-gramme signifie avant la lettre. Le mot programme change de sens à la révolution française pour être, non plus un écrit qui annonce un événement, mais quelque chose qui s’anticipe et qui devient une prévision par rapport à une action.

On pense au programme politique, par exemple : le candidat s’engage sur un certain nombre de tâches, qu’il va respecter ou non.

Dans le design, cette question se pose immédiatement dans les logiciels, au sens où il s’agit – dans beaucoup de cas – d’anticiper le résultat final. Le logiciel est compris comme un assistant docile qui va permettre d’améliorer la productivité.

C’est par cette approche que beaucoup de logiciels sont vendus, via les campagnes marketing.

Est-ce que le design a intrinsèquement, uniquement ou principalement, à voir avec la notion de projet ?

Dans ma thèse, j’appréhende cette problématique en mobilisant Platon pour étudier à nouveau frais cette notion de projet. Finalement, lorsque l’on travaille avec un logiciel, s’agit de projection ou d’autre chose ?

J’emploie également le terme d’appareil. Ne s’agit-il pas d’un travail commun, au sens où l’on ne serait pas dans une situation de maîtrise totale devant un ordinateur ?

Beaucoup de gens parlent des ordinateurs comme des outils. Je m’oppose à cette notion d’outil pour qualifier les logiciels.

Ce n’est pas un marteau. Un programme ne prolonge pas la main.

Lorsque l’on utilise un logiciel, quelque chose se passe qui n’est pas totalement maîtrisable. Cette absence de maîtrise est à la fois un problème et une chance.

Il s’agit bien d’un travail à deux, où quelque chose se passe entre entre l’homme et la machine, qui produit une symbiose imprévue.
Cette dimension d’imprévu dans l’utilisation des logiciels ouvre la création numérique a bien autre chose que de l’outillage. Une signification nouvelle surgit de cette interface homme-machine

Finalement le design des programmes serait non plus un design du pro-, de ce qui vient avant, de la prévision, mais quelque chose qui aurait pour but de faire advenir des productions imprévues, un caractère d’imprévisibilité, une marge d’indétermination (Gilbert Simondon).

Gilbert Simondon avait analysé cela dans les machines outils dans les années 50-60, et parle aussi de machines ouvertes. C’est très étonnant car ses textes ne datent absolument pas de l’époque du numérique.

C’est ce type de démarches qu’il faut soutenir et financer. Comment ? Cette question inquiète beaucoup de personnes. Moi, cela ne m’inquiète pas car le libre a des économies plurielles, qui sont d’ailleurs intéressantes à étudier.

Les démarches inventives et la création de logiciels à priori expérimentaux et ouverts, qui ne rentrent pas dans des modèles économiques conventionnels, ne sont pas pour autant condamnées. Et le but du design n’est pas de gagner de l’argent.

Je me bats contre une conception du design qui aurait pour finalité la rentabilité et le profit. Cela me paraît une vision très pauvre et limitée du design.

Web2.0

Un chapitre de ma thèse s’intitule Ouverture et fermeture du web 2.0.

En apparence, l’expression Web 2.0 est un peu passée de mode. Pourtant, je la rencontre encore souvent. Parfois on croise 3.0, ou web 3.0 voir 2.0, qui devient une espèce de suffixe à tout faire.
Je me disais, à cette période, que l’écriture d’une thèse était aussi une façon de se mettre au clair vis-à-vis d’un certain vocabulaire, et pourquoi pas de régler des comptes.

J’avais envie de régler des comptes avec cette expression de web 2.0.

J’ai été voir l’histoire de cette expression, et j’ai trouvé un texte de Tim O’Reilly intitulé What is web 2.0 ? qui date de 2005

Tim O’Reilly est un consultant et un business angel. Il vend très cher son expertise par des conférences ou du consulting pour des entreprises.

Tim O’Reilly a décrété qu’un jour le web était devenu différent, et qu’il faudrait parler de web 2.0 pour qualifier un ensemble de technologies émergentes.

Ces technologies s’appuyaient notamment sur du javascript ou des fonctions de publication semi-ouvertes ou partageables permises par des codes sources, qui se structurèrent en 2004 dans des librairies et des frameworks, pour faire de nouveaux types de sites web a priori plus dynamiques, et des systèmes d’information collaboratifs et contributifs.

Selon O’Reilly, ces sites permettaient à n’importe quel individu, à une prétendue sagesse des foules, d’ajouter des contenus, de les partager, les relier, et de créer des systèmes d’information a priori ouverts. Il s’agissaient finalement de déporter un travail, fait à la base par des éditeurs, à tout à chacun. Des sites comme Digg sont emblématiques de ce phénomène.

Le concept de Web 2.0 consistait à déporter l’intelligence d’une centralité au bout du réseau. Mais il s’agissait aussi de créer un nouveau modèle d’affaires.

Le titre de l’article de Tim O’Reilly comporte pour sous-titre Design Patterns and Business Models for the Next Generation of Software.

Plus précisément, il s’agissait de créer des nouvelles façons de monétiser un ensemble de tâches réalisées par les internautes, non rémunérées, et profitant à des éditeurs. On qualifie aujourd’hui cette activité de digital labor.

Cette nouvelle économie, soutenue par Tim O’Reilly en 2004, était-elle si novatrice ? Des textes fondateurs des théories du libéralisme, comme ceux d’Adam Smith se basent sur l’étude des singularités égoïstes et la recherche du profit pour des intérêts personnels. Ces textes affirment que par la compétition, les choses s’améliorent et profitent à tous.
Ces théories sont évidemment très contestables. Pour ceux qui en doutent, il suffit de regarder la progression des inégalités, notamment aux États-Unis ou en France

Tim O’Reilly défend, à peu de choses près, des théories libéralistes qui datent de plus d’un siècle avant lui. Ces théories n’ont pas grand chose de nouveau, et j’espère que l’on parlera un peu moins du Web 2.0 par la suite.

Décentrer

Pour finir, je prendrais une des notions de ma conclusion. Ma thèse se résume en une série de verbes d’action pour ouvrir des pistes pour les designers aujourd’hui. La liste complète de ces verbes est la suivante: décentrer, authentifier, appareiller, traduire et desarticuler.
Ces verbes permettent de synthétiser des chemins de fer que je propose aux designers.

À la base, le web, tel qu’il s’invente dans les années 90, est un réseau décentré. On aurait pu croire que le web 2.0 provoquerait un phénomène de décentrement, car n’importe qui peut écrire, contribuer en ligne.

Finalement, le Web 2.0, tel que Tim O’Reilly l’aura défendu – disons le directement, pour se faire de l’argent – aura consisté à constituer des centres du web, qui n’ont jamais été plus puissants qu’aujourd’hui avec les GAFA – Google, Amazon, Facebook et Apple.

Ces centres du web relèguent l’information à la périphérie. D’ailleurs, le terme de périphérie apparaissait déjà dans le texte de Tim O’Reilly en 2004. En périphérie, c’est ce qui n’a pas encore réussi à se constituer en centre, et qui est dépendant des grands centres du web.

C’est donc assez paradoxal. Si l’on avait à la base un modèle et un système de pensée et d’information qui était décentré, ouvert – même si je schématise un peu l’utopie – aujourd’hui, un certain de nombre de personnes s’inquiète d’un possible recentrement du web autour de ces grands pôles.

Aussi, dans le cadre d’une réflexion sur les pratiques de design, et notamment celles qui sont liées au numérique, un des termes que je propose est le terme « décentrer ». Les centres du web ne profitent qu’à peu de personnes et créent beaucoup de dépendances et de conditionnements au sein des usages. L’enjeu est d’en échapper pour développer des pratiques libres, il est important de penser des systèmes qui soient décentrés.
Beaucoup de logiciels libres fonctionnent de manière décentrée, au sens où si le code source est documenté, et que la (ou les) communauté(s) autour de programme sont actives. D’autres communautés peuvent s’en emparer, proposer des variantes, forks, embranchements, patchs pour corriger des chose. Cet ensemble de pratiques rhizomatiques, hétérogènes font disparaître progressivement la notion d’auteur ou d’éditeur.

Usage et pratique

Il importe que nous décentrions nos usages pour développer des pratiques – et là, je recoupe avec l’opposition que faisait Bernard Stiegler entre usage – mode d’emploi, utilisation d’un objet de façon déterminée ou incitative – et pratique – façon de se conduire avec des objets ou avec une technique de façon ouverte et non prévue à priori.

Je fais un lien assez direct entre cette idée d’absence de centre et de pratique, étant donné que l’on peut supposer que les pratiques qui se recentrent deviennent, une fois qu’elles sont majoritaires et injonctives, peut-être un usage.

Pour beaucoup de personne, le design et l’usage sont des choses qui vont immédiatement de pair. Encore une fois, cela n’est pas si sûre. Peut-être faut-il chercher ailleurs ?

Du point de vue des designers, des programmes ouverts à des pratiques sont bien plus stimulants qu’un ensemble d’outils qui vont rendre l’action plus efficace et productive.

En effet, si tout le monde emploie le même programme ou le même outil cela risque d’orienter la création vers des directions qui peuvent se recouper, même si ce n’est pas une fatalité à 100 %. Ce n’est pas parce que nous voyons les mêmes programme à la télévision que nous avons les mêmes pensées.
Cependant, j’ai l’intuition que si certaines formes de voitures tendent à se ressembler, aujourd’hui et depuis plusieurs années, ce serait peut-être lié au fait que les bureaux d’étude utilisent les mêmes programme 3D.

Certaines courbes, difficiles à tracer, à orienté ou à diriger dans certains logiciels, sont à priori moins utilisées, agencées au sein des formes techniques. C’est pourquoi, quand on passe de la tridimensionnalité de l’écran à la physicalité de la voiture, on trouve une trace, une empreinte directe du logiciel. Si les constructeurs utilisent un même logiciel, il est normal que les carrosseries se ressemblent. Dans l’architecture, cela se vérifie aussi en partie. Dans le design aussi.
D’un point de vue académique, je n’ai pas encore réussi à le prouver, mais le travail de chercheur ne s’arrête pas à la thèse.

Je plaide pour le décentrement. Je plaide pour que les designers mobilisent moins d’éditeurs monopolistiques, et s’interrogent sur la façon de faire les programmes qu’ils utilisent. Je plaide pour qu’ils développent leurs propres outils, qu’ils créent, qu’ils détournent ou qu’ils cocréent.

Cela se joue même à petite échelle, à deux ou trois lignes de code que l’on met dans un logiciel existant. Qu’ils designent des plugins, des hacks qui pourront être partagés, et petit à petit, qu’ils ouvrent les possibles, qu’ils fassent advenir l’imprévu, et que l’on en sorte enfin !
Il n’y a pas de raison que les comptables aient plus de logiciels que les designers ! Cela suffit !

En employant le terme décentrer, j’aborde aussi, en début de thèse, la constitution des grands centres du web, Google, Apple, Facebook, Amazon.
Ce sont aussi des centres physiques avec des hangars énormes remplis de serveurs. On n’est pas du tout dans l’immatérialité comme certains le pense encore. Le numérique n’est pas immatériel.
Un rapport, peut-être à penser, entre les centrales nucléaires, qui sont peut-être l’apogée de la technique non réglable et de l’architecture machine où l’être humain n’a plus de place. Est-ce qu’il s’agit encore d’architecture, c’est une question que l’on pourrait poser. Aujourd’hui, ces centres de serveurs et ces grands hangars qui polluent beaucoup, est-ce que l’on est pas dans un rapport à la machine et au numérique qui exclue l’être humain de façon littérale. Ce sont des lieux vides, au-delà des quelques personnes qui font de la maintenance. Ce sont des lieux très sécurisés, dont on ne peut approcher.
Ce décentrement m’intéressait, entre un rapport à l’énergie, à l’information, et dans les deux cas un travail possible pour les designer d’œuvrer à décentrer ces systèmes, dont la centralisation ne profite à personne.

Humanités numériques

Design

Je souhaiterais préciser les liens possibles entre design et Humanités numériques. Pour un designer comme moi, ce lien va de soi.
Mais pourtant, ayant assisté récemment à une journée d’étude à l’École du Louvre autour des collections en ligne d’histoire de l’art, il s’est avéré que mot design n’a pas été prononcé une seule fois dans la journée par les différents intervenants et les historiens de l’art. Des programmeurs et des développeurs s’intéressaient notamment au langage standardisé, à l’interopérabilité et à la faculté à faire dialoguer plusieurs collections. Qu’en était-il du design ? J’ai posé la question et l’on m’a répondu que les budgets n’étaient pas suffisants pour aborder ces problématiques. Pourtant, ces budgets étaient conséquents. Combien faudra-t-il d’argent pour que l’on se pose la question du design ?
Dans ce type de projet, il y a un problème de vision, et l’on ne peut réduire la question du design à des questions budgétaires.

Mettre des designers en amont, et non pas en bout de course des projets numériques, me semble nécessaire.

Mettre des designers en bout de course, cela voudrait dire par exemple que l’on aurait catalogué un ensemble de documents, et que le designer ferait un bel habillage de la base de données, créerait un logo design et une fiche. Mais finalement, le résultat ressemblerait une nouvelle fois à un site comme Gallica, c’est-à-dire un ensemble de grilles d’images, un moteur de recherche et des documents sur des pages isolées.

Or, j’espère que d’autres démarches sont possibles. En intégrant des designer en amont, il serait possible, pour des collections spécifiques en Histoire de l’art, de créer des interfaces et non plus seulement des bases de données, qui par le travail d’ergonomie feraient comprendre quelque chose de la spécificité des collections.

Je travaille actuellement sur les collections du XVIIe siècle avec un programme de recherche conjoint entre l’Université Paris I et l’École du Louvre.

Par le design, il s’agit de faire en sorte que cette collection, via un site web qui sera entièrement sous licences libres, fasse apparaître visuellement non plus des fiches avec des documents isolés mais des ensembles, mettant au jour toute la génétique des documents relatif à la constitution de ces collections.

Il se trouve que la collection sur laquelle je travaille interroge les notions de copie, de reproduction et de postérité.

Il s’agit de rendre visible les processus de constitution et de dispersion d’une collection, qui seront apparent par un travail d’anticipation sur le back office, et par extension sur le front office.  

Dans Gallica, pour cette même collection, les documents sont totalement isolés et dispersés. On ne comprend pas la logique d’origine, telle qu’elle était au XVIIe siècle.

C’est un enjeu de design, et c’est la raison pour laquelle les historiens doivent rencontrer des designers dès le début des projets pour instaurer un dialogue critique.
Avec un petit budget, modestement, sur ce programme qui s’appelle Collecta, à l’École du Louvre, nous essayons de faire apparaître quelque chose du design, et de démontrer qu’il est possible de faire des choses intéressantes en terme de design d’interface, qui permettent à l’historien d’art d’accéder à une collection qu’il pensait connaître, et qu’il redécouvre par une autre approche.

Il y a dans cette démarche par le design une logique de l’exploration, qui tire parti d’imprévus de navigation incontrôlée, tout en permettant de contrôler les recherches avec des choix multicritères.

Si cette interface est réussie, j’espère que celle-ci intéressera aussi les designers, qui pourront la donner pour référence, en tant que démonstration d’interface intéressante et dont ils pourront s’inspirer.

Il me semble important d’élargir les publics des objets numériques constitués par les Humanités numériques.

Qu’est-ce que les Humanités ont de vraiment numérique ? C’est la question que pose le design.