Restitution de l’événement Recherche à découvert qui s’est tenu le 4 juin 2019 à la Gaîté Lyrique pour présenter la démarche de Mathieu Duperrex, Exploration du paysage féral.
Matthieu Duperrex
Docteur en arts plastiques, Matthieu Duperrex est directeur artistique du collectif Urbain, trop urbain. Ses travaux artistiques procèdent d’enquêtes sur les milieux anthropisés et croisent littérature, sciences-humaines et arts visuels ou numériques. Il est l’auteur de Voyages en sol incertain (Wildproject et La Marelle, 2019).
Exploration du paysage féral
Le théoricien et artiste-auteur Matthieu Duperrex s’intéresse au paysage « féral », un paysage affranchi de la domestication humaine. Matthieu Duperrex donne à voir des paysages réels et imaginaires, des toiles romantiques aux panoramas pétrochimiques, qui se révèlent inattendus et riches. Dessins, photos, films et ambiances sonores nous font accéder à une cosmologie à la fois poétique et scientifique, une manière sensible d’aborder l’esthétique de l’Anthropocène.
Exploration du paysage féral interroge le devenir du paysage dans les arts visuels en écho aux écrits de l’anthropologue Anna Tsing sur les ruines du capitalisme et l’atlas féral qui en procède : spectres et monstres de l’Anthropocène, espèces sentinelles, nouveaux résidents…
Trouver une manière sensible d’aborder l’esthétique de l’Anthropocène, interroger le devenir du paysage dans les arts visuels en écho aux écrits de l’anthropologue Anna Tsing sur les ruines du capitalisme… C’est avec cette ambition que Matthieu Duperrex, artiste et philosophe, a entamé une résidence de création à la Gaîté lyrique en vue d’une restitution publique le mardi 4 juin dans le cadre du cycle “Recherches à découvert”. Pour ce faire, Matthieu compte croiser ses travaux de thèse (Arcadies altérées, Territoires de l’enquête et vocation de l’art en Anthropocène) et un récit littéraire récemment publié aux éditions Wildproject, Voyages en sol incertain.
Vous dirigez le collectif artistique Urbain, trop urbain,
mais vous êtes aussi chercheur et auteur. Votre conférence le 4 juin
portera sur le « paysage féral » : comment pouvez-vous le définir ? Féral
se dit généralement d’un animal qui a quitté la condition domestique,
s’est « réensauvagé » pour ainsi dire. Mais si l’on suit l’anthropologue Anna Tsing,
qui élargit d’ailleurs l’expression à tout type d’organisme – dont les
végétaux, les bactéries ou virus –, il y a deux polarités à cet
affranchissement des non-humains vis-à-vis de l’univers de contrôle des
humains. L’une peut être considérée comme positive dans notre relation à
l’environnement : un délaissé urbain, une friche, se revitalise, des
végétaux et des animaux reconquièrent d’anciens sites dévastés par
l’exploitation productiviste des humains, comme les mines par exemple.
L’autre développement féral est négatif ou du moins dangereux pour un
certain nombre d’existants. Ce sont par exemple des pestes ou agents
pathogènes (le phytophthora
par exemple) qui se sont développés grâce à la mécanisation et à
l’industrialisation agricole et qui contaminent de nouveaux territoires
d’élection à la faveur de la globalisation des échanges. La
thèse de Tsing, que je partage, est qu’il faut s’intéresser de près aux
processus féraux comme étant nécessairement liés aux expressions
sociales et économiques de la vie humaine – notamment avec le
capitalisme comme catalyseur de ces processus –, et caractéristiques de
ce qu’on appelle l’Anthropocène. Or cela mérite que l’on considère des
paysages et des infrastructures en tant qu’ils sont porteurs de cette
lutte dialectique entre la maîtrise, la puissance d’ingénierie des
humains, et les effets féraux au sein des existants non-humains et des
milieux.
Mais lorsque vous parlez de
paysage féral, il ne s’agit pas tant de convoquer les sciences de
l’environnement, la biologie voire l’anthropologie, que de faire appel à
l’art et à la culture visuelle ? Exactement. Comme
on le sait, le paysage est une représentation culturelle, c’est l’une
des manifestations historiques, sensibles et artistiques par lesquelles
les humains expriment leur écoumène, leur milieu habité. Il n’y a pas
toujours eu d’art du paysage et il n’y a pas de sentiment paysager dans
toutes les civilisations, Philippe Descola et Augustin Berque
sont très clairs sur cette question. Ce qui m’intrigue pour ma part,
mon sujet de recherche en somme, c’est comment la féralité d’un paysage
n’est pas qu’une question environnementale ou d’anthropologie au-delà de
l’humain, mais aussi une question esthétique. Mon programme de
recherche est avant tout esthétique et j’ai une pratique
d’artiste-auteur depuis laquelle je me familiarise aux enquêtes des
sciences humaines et des sciences de la Terre.
Ce programme inclue-t-il les
« arcadies altérées » qui ont fait l’objet de votre thèse en arts
récemment soutenue à Toulouse ? Qu’entendez-vous par cette expression ? Le
paysage « altéré » ou « abimé » par l’homme est pour ainsi dire une
catégorie artistique consacrée, tout du moins dans la photographie,
depuis les années 1970 (le mouvement New Topographics).
Cela vient d’une rejet des paysages « pittoresques », romantiques et
dont l’être humain est prétendument absent, les paysages naturels
grandiloquents incarnés entre tous par l’œuvre d’Ansel Adams.
Par contrepied est née une culture visuelle qui a promu tout ce qui
avait été précédemment recadré et éliminé des photographies de paysages,
les espaces intermédiaires (in-between) tels que les parkings,
les bâtiments industriels, les silos, les lotissements, les centres
commerciaux, les passages souterrains. Ce geste esthétique est bien
sûr fondamental, mais l’art contemporain a ouvert bien d’autres voies de
sensibilisation écologique, notamment au travers des motifs de
l’enquête, ce dont je traite dans ma thèse. Pour baptiser ce geste, j’ai choisi d’exhumer le vieux thème de l’Arcadie (décrite par Virgile et peinte par Poussin
notamment) pour sa relation au mythe de fondation, à l’originaire, aux
rituels, toutes choses qui me semblent essentielles à la pratique
artistique. Oui, les « arcadies altérées », en tant que lieux de
résistance et de création contre la ligne de mort du capitalisme ont
bien sûr affaire, de façon privilégiée, à la question du paysage et de
sa rénovation esthétique dans le contexte du désastre écologique. Pour
le dire simplement, ce qui m’intéresse, ce sont les processus par
lesquels la création artistique peut désigner les diverses altérations
qui forment l’économie sensible de l’Anthropocène :
l’altération comme précarité de notre condition et de nos ajustements à l’environnement,
l’altération de la relation à « la nature », contaminée par les hybrides,
l’altération du schème de
représentation/perception dans lequel on a placé sa confiance pour
évaluer la situation (puisque l’Anthropocène est complexe et hors
échelle),
l’altération des temporalités
instituantes du pacte social et de leurs prises sur le monde réel, avec
ce doute quant à l’allure de ce qui est en fait une conduite
« réaliste » aujourd’hui…
C’est pour cela que la féralité mérite d’être explorée : c’est un processus d’altération.
Le débat sur l’Anthropocène, période géologique qui serait tout principalement le fait des humains, peut vite devenir polémique et technique. Comment se familiariser avec ces notions ? Des cycles comme celui-ci, justement, les « Recherches à découvert » où un chercheur peut risquer des hypothèses et rencontrer le public, mais aussi la fabuleuse programmation du cycle « Ce qui dépend de nous » sont des médiations essentielles selon moi. Je me réjouis de cette vitalité des humanités écologiques qui se manifeste tant dans ce type de manifestation que dans l’actualité éditoriale française. Nous avons la chance de voir paraître régulièrement de nombreuses et belles choses de la part des éditions de La Découverte, de Zones Sensibles, des éditions Dehors ou Wildproject – je n’arrive d’ailleurs plus à tout lire ! Mais vous avez raison, il y a encore beaucoup à faire pour sortir des exposés techniques et des débats abstraits, et trouver une esthétique dans les deux sens du mot : rendre sensible à ce qui arrive, produire du beau. C’est cet exercice que je tente dans mon récent livre et je peux témoigner que ce n’est pas facile. Mais c’est une autre histoire !
Exploration du paysage féral – Magnifique intervention / performance de Matthieu Duperrex (@urbain_) sur la scène de la @gaitelyrique ce soir (avec harmonica et forme de canard). pic.twitter.com/YthEM2MUue
De l’harmonica comme outil théorique pour scruter le ré-ensauvagement du monde : avec « Exploration du paysage féral », @urbain_ livre à la @gaitelyrique un exposé-performance passionnant et risqué de ses travaux. pic.twitter.com/JvikQvEWOf
— M.Potte-Bonneville (@pottebonneville) June 4, 2019