Quand je n’écris pas. Vinciane Mandrin. 2024

Vinciane Mandrin, Quand je n’écris pas, Temeraire, 2024

« En décrivant les négociations qui découragent le déploiement d’une écriture frictionnelle pour les artistes minorisé•es, Vinciane Mandrin tente de trouver une manière d’écrire quand-même. »

#Autothéorie #Autofiction #Biomythographie #Puissance d’autodétermination esthétique #Écriture à l’oblique

Extraits choisis :

« J’aimerais exposer quelques éléments de contexte à propos de la diffusion et de la réception de ce texte au-delà de l’école d’art où il a été écrit, pour observer les effets de l’écriture d’un texte, le considérer comme une matière vivante et remodelable, et réactualiser son effectivité politique. Cette réflexion est grandement inspirée par ma lecture de Suites Décoloniales, ouvrage hybride d’Olivier Marboeuf, manifeste pour de nouvelles scènes politiques de l’art. Marboeuf tente d’y comprendre les ressorts d’une décolonisation de façade dans les scènes artistiques et culturelles françaises. »
(p.31)

« On comprendra que, dans une perspective minoritaire, l’émancipation n’est plus une question de représentation – qui parle ? – mais aussi, et surtout, une question de scène de représentation- où parle-t-on ? Et au bénéfice de qui parle-t-on ? J’aimerais dire aussi: vers quoi parle-t-on ? Poser la question en ces termes c’est aller au devant de l’absorption bienveillante des savoirs minoritaires au profit du capitalisme cognitif. Nous avons appris combien l’art contemporain était mû par la seule dynamique de l’absorption de tout ce qui tentait de lui échapper, comme si toute relation qui posait une limite à ce champ était inacceptable, inaudible et non négociable. Il me semble qu’il est temps de réorienter nos désirs vers d’autres sociabilités, d’autres expériences, d’autres manières d’être ensemble que celles qui font, consciemment ou pas, de nos vies les nouveaux fétiches des vitrines de l’art. » (p.39)
Olivier Marboeuf, « La leçon de Bruxelles », Suites Décoloniales, Éditions du Commun, 2022, p.142

« Je me remémore les années 1950 homos, les années 1960 lesbiennes, les années 1970 féministes, et il devient clair pour moi que la mémoire ne se limite pas à une séquence d’épisodes. Pas une seule de ces années ne s’est dissipée et aucune de ces expériences n’est désuète. Dans ce merveilleux fouillis qu’elles forment toutes ensembles, elles sont la source de mes principes politiques, de mon travail et de ma joie. (…) Cela peut être un fardeau d’avoir une histoire, mais l’alternative est l’exil. Nous n’aurions jamais la chance de pouvoir nous enlacer, ni de nous encourager les unes les autres à raconter l’histoire jusqu’au bout. Nous ne devons pas utiliser l’histoire pour étouffer le nouveau ni institutionnaliser l’ancien, mais plutôt la laisser être une source d’idées, de visions et de tactiques qui nous parlent en permanence. Les choix que nous faisons en nous basant sur ces voix et sur notre propre vie sont des cadeaux vivants que nous léguons à nos enfants lesbiennes. Tous les présents se transforment en passés, mais nous montrer suffisamment attentives pour tendre l’oreille nous maintiendra toutes en vie. »

« Les récits des daronnes me font pleurer. Cet été-là, notre premier été ensemble, tu achètes Fem, de Joan Nestle, et on se lit les chapitres à voix haute. » (p.80)
Joan Nestle, « Des voix de l’histoirE llesbienne », Fem, éditions Hystériques et associées, 2022, p.62

« Est-ce que jai envie d’être avec une blanche ou est-ce que j’ai envie d’être blanche ? » Je suis passée par l’undercut, la coupe courte, le tatouage, j’ai lu Virginie Despentes et Constance Debré, j’ai écouté Rebeka Warrior, j’ai fait du drag king, j’ai prononcé la phrase « Bravo les lesbiennes », j’ai regardé Portrait de la jeune fille en feu, je suis allée à la pride de Paris puis à une soirée Barbie Turix, j’ai regardé le film But I’m a cheerleader au cinéma en plein air, j’ai bu des verres à la Mutinerie, je me suis intéressée à l’astrologie, j’ai binge watché tout The L Word et j’ai eu un crush sur Shane. Je me suis laissée avoir par quelques tentatives capillaires foireuses et mon envie hétéro d’être plus mince pour ressembler à une meuf délicate s’est muée en l’envie gouine d’être plus mince pour ressembler à une soft butch. J’ai fini par m’avouer à moi-même, en plusieurs allers-retours, que cette partie de la culture gouine, le lesbianisme-tout-court, me faisait chier, m’éloignait d’une partie de moi. Je me suis installée dans ma femité, avec des références esthétiques non blanches, pas toujours queer, et j’ai été beaucoup plus rassurée d’être lesbienne dans une esthétique qui me ressemble. Un peu comme si le mulet de Damoclès se retirait du dessus de ma tête.

« Je n’ai pas appris un rôle: j’ai perfectionné une façon d’aimer.»
Joan Nestle, « Du courage et du sexe: les relations butch-fem dans les années 1950 » , Fem, éditions Hystériques et associées, p.31

« Ma quête fem consiste à honorer et valoriser ce qui est déjà là. C’est Audre Lorde qui me le confirme. Quand Karla Hammond lui demande sa définition du lesbianisme, Lorde commence par évoquer, comme Nestle, l’entraide et l’amour entre les lesbiennes new-yorkaises des années 40 et 50, qui ne se définissaient pas comme féministes et ne bénéficiaient pas encore de la protection et du soutien de mouvements de lutte homosexuels. Plutôt qu’identifier ses identités comme un système qui tournerait autour de l’astre « femme », elle propose de les fusionner dans un mélange complexe, une composition qui englobe artiste, mère, femme, noire, lesbienne, poétesse, comme les polarités interconnectées d’une même manière de vivre, d’aimer et de créer. Audre Lorde écrit sa définition de lesbienne depuis un point de vue noir, et ose envisager une continuité entre les résidus des matriarcats noirs et une forme de conscience lesbienne, dans une alliance érotique au sens large. » (p.92-93)

« Mon travail en tant qu’artiste, dans ma manière d’appréhender mes références littéraires, est d’établir une généalogie de stratégies d’existence, de travail et d’écriture, d’une manière qui puisse m’aider à faire mon propre travail. Mon but est d’établir une filiation fructueuse qui évite le piège de l’icône et de ce qu’Olivier Marboeuf, dans Suites Décoloniales, décrit comme une pratique fétichiste de l’archive, un exercice de réification des gestes, des mots et des images des luttes, sans promesse ni horizon de transformation.
À ce régime de citation extractiviste, il oppose le principe positif de répétition cumulative : il s’agit de faire résonner des paroles et une démarche dans un contexte nouveau, de ne pas instrumentaliser les auteurices qu’on cite comme on poserait des cartes pokemon sur une table, mais bien de travailler à prendre la suite du travail qu’iels ont entrepris, dans un rapport stratégique de généalogie et de filiation, qui ne perd pas de vue l’objectif pragmatique de transformation de nos conditions d’existence. » (p.126)

Olivier Marboeuf, « S’enfuir de la plantation », Suites Décoloniales, Éditions du commun, 2022, p.95

SORTIR DU TÉMOIGNAGE, RESTER HONNETE

« L’exigence de témoignage est une constante assénée aux personnes minorisées: du récit des « origines » au coming-out, en passant par les témoignages face aux institutions étatiques, médicales, aux autorités administratives ou à la police, les personnes minorisées, qu’elles le désirent ou non, doivent se raconter régulièrement et à tout le monde. Ne pas appartenir à une norme, c’est devoir négocier son humanité par un récit de soi dicté par des standards dominants. Ce récit de soi est crucial pour les personnes les plus vulnérables, car il a le pouvoir d’attribuer une forme d’humanité, de céder ou de confisquer des droits, un accès aux soins ou à la citoyenneté’. Le témoignage a une relation étroite avec la notion de vérité et d’authenticité, face à des existences d’office jugées comme déviantes, suspectes ou coupables. Le récit doit être cohérent, linéaire, engager l’empathie du regard dominant et répondre à ses règles formelles pour pouvoir donner accès à un espoir de tolérance minimale de la personne minorisée. Le regard dominant développe un rapport transactionnel voyeuriste à l’empathie et à la reconnaissance de la dignité. »
(p.127-128)

« La où la parole n’existe pas encore, la poésie nous aide à la façonner. »
Audre Lorde, « La poésie n’est pas un luxe », Sister Outsider, Essais et propos sur la poésie, l’érotisme, le racisme, le sexismo…, Editions Mamamélis, 2003, p.35

« La poésie est le chemin qui nous aide à formuler ce qui est sans nom, le rendant ainsi envisageable. Les horizons les plus lointains de nos espoirs et de nos peurs sont paves de nos poèmes, taillés dans le roc des expériences de nos vies quotidiennes. »

Audre Lorde, « La poésie n’est pas un luxe », Sister Outsider, Essais et propos sur la poésie, l’érotisme, le racisme, le sexismo…, Editions Mamamélis, 2003, p.34

« Il s’agit de rester honnête et exigeante vis à vis de nos émotions, de nos contradictions, de décortiquer la vérité complexe de l’expérience minoritaire, en entrant dans l’écriture. » (p.131)

ENTRER DANS L’ÉCRITURE À L’OBLIQUE

« J’ai commencé à avoir envie d’écrire en lisant des textes qui parlent d’écriture.
J’apprends à écrire en lisant les récits des ateliers d’écriture d’Audre Lorde et de Dorothy Allison, et l’Avant Note à La Passion de Djuna Barnes par Monique Wittig devient le manifeste désirable d’un mouvement littéraire auquel je veux appartenir.
Ce qui me touche dans ce que je lis, c’est la révélation des conditions d’existence d’une parole littéraire, sa valorisation comme une stratégie de survie. Cette prise de conscience est un effet de l’expérience minoritaire : quand on écrit depuis la marge, quand on est pas invitée à la table, on voit la table, on voit les regles du jeu. L’illusion littéraire est de toute manière cramée par la prise de parole d’un corps qui n’était pas censé parler, ou alors pas comme ça. Pour les écrivaines minorisées qui écrivent sur elles-mêmes et sur leur travail d’écrivaine, il s’agit de styliser l’expérience poétique, la posture de travailleuse de l’écriture, sur un fil tendu de narration au dessus du gouffre du regard dominant qui aspire, romantise et capitalise cyniquement sur les expériences et la souffrance des corps queer et racisés. Une mise en fiction de soi, toujours collée à l’expérience, à la matérialité des corps et à leur travail, qui s’affirme comme une méthodologie d’écriture depuis les marges, comme une proposition littéraire complexe d’émancipation. » (p.133)

BIOMYTHOGRAPHIE: UNE NOUVELLE MANIÈRE D’ÉCRIRE MON NOM
« [Zami] est une biomythographie, ce qui est en réalité de la fiction. Elle contient les éléments de la biographie, de l’histoire et du mythe. En d’autres termes, c’est une fiction construite à partir de nom-breuses sources. C’est une manière d’élargir notre champ de vision. »
Audre Lorde, dans Claudia Tate, Black Women Writers at Work, N.Y.Continuum, 1986, p.115. Traduction de Vinciane Mandrin.

« La légende de Jean Genet et celle de PNL sont écrites depuis les points de vue de masculinités déshumanisées, animalisées, placées en marge des hégémonies de classe et de race : celle du délinquant pédé, du dealeur racisé. Le délit et le crime sont des moyens de survie pour ces corps désignés d’office comme hors la loi, « sans défense » , niqués pour
la vie. Louisa Yousfi écrit que pour PNL, se raconter en territoire hostile, c’est d’abord « sécuriser » un lieu d’énonciation qui signale la garantie d’une intransigeance, d’une rupture fondamentale avec l’ennemi: se raconter en barbare devient une façon paradoxale de se raconter en humain sans se livrer aux bons sentiments de la civilisation, à son misérabilisme pervers. » (p.148)

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