Entretien avec Gwenaëlle Bertrand enregistré le 1er novembre 2018 à Saint-Étienne. Gwenaëlle Bertrand est Maître de conférence en design à l’Université Jean Monnet à Saint-Étienne. Elle est également designer associée à Maxime Favard au sein du studio MAXWEN.
J’envisage la recherche, l’enseignement et la pratique du design comme un ensemble cohérent et stimulant.
La première notion que j’aimerais discuter est celle de provisoire. Il ne s’agit pas seulement de provisoire comme caractère palliatif, mais bien de ce provisoire qui requiert une habileté à prévoir, à pourvoir, à l’intérieur même d’une situation d’urgence.
Certains exemples majeurs de désobéissance civile relèvent, selon moi, de ces actes provisoires.
Je pense notamment l’ouvrage d’Ernesto Oroza, Rikimbili. Une étude sur la désobéissance technologique et quelques formes de réinvention, qui met à jour les productions cubaines au regard des difficultés sociales, économiques et politiques rencontrées par le pays. Cuba est passé de l’influence des États-Unis à celle de l’URSS du point de vue de la culture vivrière. L’auteur Ernesto Oroza, par ailleurs artiste et designer, raconte qu’en premier lieu les cubains ont tenté de faire perdurer les objets américains. Mais finalement, une fois que les pièces mécaniques techniques, technologiques furent épuisées, un fait nouveau est apparu dans cette activité vitale de réparation : l’hybridation des pièces américaines récentes avec des produits soviétiques.
Ernesto Oroza témoigne de la singularité de cette industrie cubaine. Pour réparer convenablement leurs produits, les cubains ont dû créer leurs propres machines, uniques, particulières, adaptables et d’ailleurs souvent familiales.
Ce qui n’était alors qu’un moyen provisoire de résistance est devenu, avec le temps, une méthode de gouvernance. C’est cette dimension qui m’intéresse dans la notion de provisoire.
Déconstruction
La seconde notion qui m’intéresse relève d’un caractère plus tactique. Il s’agit de la déconstruction, chère à Jacques Derrida.
Jacques Derrida expliquait que pour qu’il y ait déconstruction, il faut que s’opère la création d’un espacement ou d’un écart pour pouvoir réfléchir. L’auteur précisait dans sa démarche qu’il ne s’agissait pas de démolir les structures qui édifient la pensée, mais bien de les habiter différemment, de les défaire, les décomposer.
Jacques Derrida proposait d’agir depuis l’intérieur du sujet, et sans s’attacher à une forme d’occurrence. Puisque pour Jacques Derrida, la déconstruction est toujours emportée par son propre travail. La déconstruction est mouvement. Elle est résiliente.
Jacques Derrida expliquait par exemple que l’individuel et le collectif sont deux entités qui ne peuvent pas exister l’une sans l’autre, car l’appropriation de soi passe ou suppose une assimilation ainsi qu’une expropriation collective. Dans ce jeu, Derrida montrait bien qu’il ne s’agit pas de dualité, mais au contraire de complexité. Un individu n’existe pas seulement par lui-même et pour lui-même, mais aussi par et pour les autres.
La déconstruction est une invitation à regarder les choses autrement, et une forme de tactique potentiellement remobilisable par les designers pour œuvrer à de nouvelles formes de gouvernance.
Protoformes
J’emprunte le terme protoformes à Alessandro Mendini, qui en 1974 prend un peu de recul sur son travail éditorial au sein du magazine d’architecture Casabella en tentant d’expliquer pourquoi, depuis plusieurs années, il conçoit des artefacts qui ne sont pas destinés à leurs fonctions pratiques d’usage. Il explique, par exemple, pourquoi la chaise qu’il conçoit ne sert pas à s’asseoir, mais à représenter les usages, les rituels, les rapports possibles avec cette chaise, et ce que cela implique en terme de transformation de nos modes de vie.
Plus qu’une forme, Alessandro Mendini conçoit une protoforme.
De nombreux architectes et designers s’attachent à développer une autre appréhension du monde par les moyens des protoformes : Urban Re-Identification Grid présentée par les architectes britaniques Alison Smithson (1928-1993) et Peter Smithson (1923-2003), Agronica et l’urbanisation faible d’Andrea Branzi dans le cadre du centre de recherche de la Domus Academy, ou encore les travaux d’Anthony Dunne et Fiona Raby.
J’ai conscience aussi que les communs que ces designers mettent à l’épreuve se font à travers leur propre singularité, leur propre modes de représentation. Mais je pense qu’il existe un croisement entre ces territoires fictifs et une anthologie de l’action qui participe des communs
Finalement, je me demande, et c’est ce sur quoi je travaille en ce moment, si l’on a nécessairement besoin de co-créer pour faire commun.
Je pense aussi à Gilbert Simondon, qui parlait d‘unités transductives(1). Gilbert Simondon expliquait que l’humain est en capacité de se déphaser par rapport à lui-même, de se déborder, se dérober de lui-même pour se constituer.
Dans l’histoire de l’architecture et du design, depuis quelques années, les protoformes concernent moins ce qui est constitutif d’un espace, qu’il soit extérieur ou intérieur, que ce qui est de l’ordre de la prothèse, et de ce qui peut relever du corps.
Corps social
Je souhaiterais proposer de réfléchir sur la notion de corps social.
Il existe une correspondance entre le singulier et le collectif qui me semble être au cœur d’une réflexion sur les communs. Mais il y a aussi, et surtout, un phénomène d’interdépendance entre le corps biologique, organique et la société en tant que structure.
Bien sûr, on pense d’emblée à Michel Foucault, qui parlait du corps comme objet et cible du pouvoir. Il expliquait qu’à l’aide d’un quadrillage des corps et des comportements, le pouvoir pouvait administrer des conduites. Il parlait de biopouvoir. Finalement, on se rend compte que ces même biopouvoirs sont des sujets de réflexion pour les designers, puisqu’ils mettent en gérance tous les aspects de la vie, tels que l’alimentation, le travail, la santé, l’éducation.
La notion de corps social me semble impliquer nécessairement la pensée des relations entretenues avec le vivant, les milieux, les structures de gouvernance. Le corps social est le lieu de l’hybridation et l’occasion de ne pas systématiser une pensée anthropocentrée en intégrant le non-humain. Il s’agit de privilégier ce que l’on pourrait appeler une économie de l’implication qui suppose une appropriation très personnelle et un engagement singulier envers des actions communes.
Si l’on revient sur l’ensemble des termes que j’ai abordé dans cet entretien (provisoire, déconstruction, protoforme et corps social), on s’aperçoit que le singulier n’est pas simplement le constituant des communs. Il semble en être une approche. La réception joue un rôle important. Peut-on recevoir en commun ? Peut-on appréhender cette notion des communs par celle du corps social, c’est-à-dire une singularité mise à l’épreuve du collectif ? Est-ce que je fais commun lorsque j’adopte une écriture singulière, mais que je cherche à la transmettre de sorte que l’on s’en empare collectivement ?
Pour aller plus loin :
Ludovic Duhem, « L’idée d’« individu pur » dans la pensée de Simondon », Appareil [En ligne], 2 | 2008, mis en ligne le 16 septembre 2008, consulté le 13 mars 2019. URL : http://journals.openedition.org/appareil/583 ; DOI : 10.4000/appareil.583
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