Anthony Masure
Entretien avec Anthony Masure enregistré le 7 juin 2015 à La Générale, Paris. Anthony Masure est enseignant en design graphique et numérique, et chercheur en design. Il a soutenu sa thèse en esthétique, spécialité design, en novembre 2014 sous la direction de Pierre-Damien Huyghe à l’Université Paris I Panthéon Sorbonne. Intitulée Le design des programmes. Des façons de faire du numérique, sa thèse porte sur les pratiques de programmation et le rapport du design à ces pratiques Depuis cette soutenance, les champs de recherche d’Anthony Masure sont la pédagogie du design, que beaucoup interrogent mais trop peu sous forme de textes ou de comptes-rendu critiques, les humanités numériques et les software studies, c’est-à-dire l’étude des logiciels, de l’Histoire, des conditionnements et de l’impact socio-économique des logiciels, et notamment des logiciels de création dans le design. Pédagogie du designJ’ai l’intention de travailler sur l’enjeu de la pédagogie du design, notamment au travers un projet de revue multisupport et multilingue qui devrait paraître au printemps 2016. Chaque numéro de la revue consacrera une partie de son contenu à des retours sur des workshops, des méthodes et des formes d’enseignement inventives afin de valoriser ce qui se fait dans les écoles d’art et de design. Ces expériences sont souvent très intéressantes mais restent malheureusement confinées, au mieux aux sites web des écoles et au pire aux étudiants qui en auront profité sur ces quelques jours.
Humanités numériquesJ’ai la chance de participer depuis septembre 2014 au programme de recherche Synergies porté par l’HESAM, l’Université Paris I Panthéon Sorbonne et l’École du Louvre. Il s’agit, au sein de ce programme de recherche impliquant 4 ou 5 personnes, d’actualiser une collection en ligne d’un antiquaire du XVIIe siècle, François-Roger de Gaignières, qui a collecté et fait faire des copies de plusieurs dizaines de milliers de documents. Ces documents sont aujourd’hui en partie numérisés, mais totalement dispersés dans plusieurs fonds d’archives.
Il s’agit, non pas de faire une base documentaire telle que Gallica, où les fiches sont isolées, mais plutôt à de faire apparaître une génétique des œuvres, qui permette aux lecteurs et historiens de comprendre comment la collection s’est constituée. Software StudiesInnovationJ’interroge dans ma thèse, et à la suite de Pierre-Damien Huyghe, le terme d’innovation en passant par l’histoire de la photographie et notamment par Walter Benjamin. Dans un texte de 1931, intitulé Petite histoire de la photographie (suivi en 1936 de L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique), Walter Benjamin étudie comment la photographie, en tant qu’invention, se retrouve en quelque sorte accaparée par des démarches commerciales, et notamment par la production de cartes de visite.
Par extension, et avec beaucoup d’anachronisme par rapport à ce qui l’intéresse, il s’agirait d’être assez prudent avec le terme innovation. On associe souvent l’idée de nouveauté avec le terme innovation. Ce qui ne va pas du tout de soit. Le principe de l’innovation (in-novation, mettre du nouveau dans sans que cela se voit) se traduit par le principe du brevet. Le brevet va restreindre une capacité technique à un usage précis.
AppareilJ’emprunte le mot appareil à Pierre-Damien Huyghe, pour désigner ce qui pourrait être un contraire possible du terme dispositif.
En prenant l’exemple de l’appareil photo, on peut considérer l’appareil comme objet technique ouvert par les réglages qu’il rend possible. On peut modifier la focale, le niveau d’ouverture de l’obturateur. Même si cela consiste finalement en de petits gestes – on tourne un bouton ou une petite molette – malgré tout des choix conscients s’opèrent dans cette pratique. Par extension, on peut s’interroger sur le degré d’ouverture d’un logiciel. Veut-on soutenir des logiciels qui soient non réglables, ce qui est quand même la voix dominante actuellement notamment dans les systèmes d’exploitation des téléphones mobiles et des principes d’app stores en général ? Veut-on aller dans cette direction là ? Ou veut-on encourager au contraire des logiciels appareillés et appareillables, du type des logiciels libres, mais pas seulement ? En effet, certains logiciels libres ne sont pas appareillables car le code source est encombré, mal documenté, ou encore parce que la communauté c’est tombée en désuétude. Certains encore proposent des plugins et non pas les API ouvertes. Dans le design, il me semble absolument nécessaire de pousser dans cette direction là. Pour exemple, Frank Adebiaye, comptable et typographe avait, lors d’une conversation, soulevé le fait que les comptables avaient plus de liberté de choix que les designers graphiques au sein des panels de logiciels qui leur était mis à disposition. Les designers graphiques sont pourtant censés appartenir à une communauté ou à un groupe des métiers de la création. Or, concernant la partie logiciel, il me semble que ce n’est pas du tout le cas.
On reste utilisateurs des systèmes fermés par commodité, parce que l’on n’a pas vraiment un aperçu des alternatives. ProgrammeAu commencement de ma thèse, je souhaitais travailler sur les interfaces de lecture et d’écriture, et sur la façon dont celles-ci orientent des manières de lire ou d’écrire le texte, avec pourquoi pas des permutations de position entre l’auteur et le lecteur. Mais j’ai été assez vite bloqué dans ce thème parce qu’il y avait finalement trop d’informations à traiter. En étudiant iBooks , mon attention s’est alors portée sur la façon dont les interfaces orientent la façon de lire.
J’ai alors découvert Lev Manovich et tout le champ des Software Studies, qui ouvraient de perspectives de recherche stimulantes. J’ai donc associé ces enjeux de recherche en cultures numériques avec des lectures en philosophie et des auteurs comme Jacques Derrida, Hannah Arendt, ou même avec de la poésie en mobilisant par exemple Yves Bonnefoy, ou encore avec des auteurs en sciences humaines et sociales. Il s’agissait d’aller chercher et d’articuler des textes – parfois beaucoup plus anciens, comme Walter Benjamin, ou encore contemporains, comme Bernard Stiegler – pour les mettre en rapport et comprendre des choses qui auraient été mal formulées dans le vocabulaire de la création des logiciels et des programmes numériques. Le mot programme est assez intéressant parce que, historiquement, il n’est pas directement lié aux programmes informatiques. D’ailleurs, dans le titre de ma thèse, je parle de design des programmes. Cette méthode permettait finalement d’articuler la notion de programmes numériques – que tout le monde croit connaître – avec la notion de programme, et par derrière la notion de projet, qui est centrale.
On pense au programme politique, par exemple : le candidat s’engage sur un certain nombre de tâches, qu’il va respecter ou non.
C’est par cette approche que beaucoup de logiciels sont vendus, via les campagnes marketing.
J’emploie également le terme d’appareil. Ne s’agit-il pas d’un travail commun, au sens où l’on ne serait pas dans une situation de maîtrise totale devant un ordinateur ? Ce n’est pas un marteau. Un programme ne prolonge pas la main.
Il s’agit bien d’un travail à deux, où quelque chose se passe entre entre l’homme et la machine, qui produit une symbiose imprévue. Gilbert Simondon avait analysé cela dans les machines outils dans les années 50-60, et parle aussi de machines ouvertes. C’est très étonnant car ses textes ne datent absolument pas de l’époque du numérique. C’est ce type de démarches qu’il faut soutenir et financer. Comment ? Cette question inquiète beaucoup de personnes. Moi, cela ne m’inquiète pas car le libre a des économies plurielles, qui sont d’ailleurs intéressantes à étudier. Les démarches inventives et la création de logiciels à priori expérimentaux et ouverts, qui ne rentrent pas dans des modèles économiques conventionnels, ne sont pas pour autant condamnées. Et le but du design n’est pas de gagner de l’argent. Web2.0Un chapitre de ma thèse s’intitule Ouverture et fermeture du web 2.0. En apparence, l’expression Web 2.0 est un peu passée de mode. Pourtant, je la rencontre encore souvent. Parfois on croise 3.0, ou web 3.0 voir 2.0, qui devient une espèce de suffixe à tout faire. J’ai été voir l’histoire de cette expression, et j’ai trouvé un texte de Tim O’Reilly intitulé What is web 2.0 ? qui date de 2005 Tim O’Reilly est un consultant et un business angel. Il vend très cher son expertise par des conférences ou du consulting pour des entreprises.
Ces technologies s’appuyaient notamment sur du javascript ou des fonctions de publication semi-ouvertes ou partageables permises par des codes sources, qui se structurèrent en 2004 dans des librairies et des frameworks, pour faire de nouveaux types de sites web a priori plus dynamiques, et des systèmes d’information collaboratifs et contributifs. Selon O’Reilly, ces sites permettaient à n’importe quel individu, à une prétendue sagesse des foules, d’ajouter des contenus, de les partager, les relier, et de créer des systèmes d’information a priori ouverts. Il s’agissaient finalement de déporter un travail, fait à la base par des éditeurs, à tout à chacun. Des sites comme Digg sont emblématiques de ce phénomène. Le titre de l’article de Tim O’Reilly comporte pour sous-titre Design Patterns and Business Models for the Next Generation of Software.
Cette nouvelle économie, soutenue par Tim O’Reilly en 2004, était-elle si novatrice ? Des textes fondateurs des théories du libéralisme, comme ceux d’Adam Smith se basent sur l’étude des singularités égoïstes et la recherche du profit pour des intérêts personnels. Ces textes affirment que par la compétition, les choses s’améliorent et profitent à tous. DécentrerPour finir, je prendrais une des notions de ma conclusion. Ma thèse se résume en une série de verbes d’action pour ouvrir des pistes pour les designers aujourd’hui. La liste complète de ces verbes est la suivante: décentrer, authentifier, appareiller, traduire et desarticuler. À la base, le web, tel qu’il s’invente dans les années 90, est un réseau décentré. On aurait pu croire que le web 2.0 provoquerait un phénomène de décentrement, car n’importe qui peut écrire, contribuer en ligne.
Ces centres du web relèguent l’information à la périphérie. D’ailleurs, le terme de périphérie apparaissait déjà dans le texte de Tim O’Reilly en 2004. En périphérie, c’est ce qui n’a pas encore réussi à se constituer en centre, et qui est dépendant des grands centres du web. C’est donc assez paradoxal. Si l’on avait à la base un modèle et un système de pensée et d’information qui était décentré, ouvert – même si je schématise un peu l’utopie – aujourd’hui, un certain de nombre de personnes s’inquiète d’un possible recentrement du web autour de ces grands pôles. Aussi, dans le cadre d’une réflexion sur les pratiques de design, et notamment celles qui sont liées au numérique, un des termes que je propose est le terme « décentrer ». Les centres du web ne profitent qu’à peu de personnes et créent beaucoup de dépendances et de conditionnements au sein des usages. L’enjeu est d’en échapper pour développer des pratiques libres, il est important de penser des systèmes qui soient décentrés. Usage et pratique Je fais un lien assez direct entre cette idée d’absence de centre et de pratique, étant donné que l’on peut supposer que les pratiques qui se recentrent deviennent, une fois qu’elles sont majoritaires et injonctives, peut-être un usage.
Du point de vue des designers, des programmes ouverts à des pratiques sont bien plus stimulants qu’un ensemble d’outils qui vont rendre l’action plus efficace et productive. En effet, si tout le monde emploie le même programme ou le même outil cela risque d’orienter la création vers des directions qui peuvent se recouper, même si ce n’est pas une fatalité à 100 %. Ce n’est pas parce que nous voyons les mêmes programme à la télévision que nous avons les mêmes pensées. Certaines courbes, difficiles à tracer, à orienté ou à diriger dans certains logiciels, sont à priori moins utilisées, agencées au sein des formes techniques. C’est pourquoi, quand on passe de la tridimensionnalité de l’écran à la physicalité de la voiture, on trouve une trace, une empreinte directe du logiciel. Si les constructeurs utilisent un même logiciel, il est normal que les carrosseries se ressemblent. Dans l’architecture, cela se vérifie aussi en partie. Dans le design aussi.
En employant le terme décentrer, j’aborde aussi, en début de thèse, la constitution des grands centres du web, Google, Apple, Facebook, Amazon. Humanités numériquesDesignJe souhaiterais préciser les liens possibles entre design et Humanités numériques. Pour un designer comme moi, ce lien va de soi.
Mettre des designers en bout de course, cela voudrait dire par exemple que l’on aurait catalogué un ensemble de documents, et que le designer ferait un bel habillage de la base de données, créerait un logo design et une fiche. Mais finalement, le résultat ressemblerait une nouvelle fois à un site comme Gallica, c’est-à-dire un ensemble de grilles d’images, un moteur de recherche et des documents sur des pages isolées.
Je travaille actuellement sur les collections du XVIIe siècle avec un programme de recherche conjoint entre l’Université Paris I et l’École du Louvre.
Il se trouve que la collection sur laquelle je travaille interroge les notions de copie, de reproduction et de postérité. Dans Gallica, pour cette même collection, les documents sont totalement isolés et dispersés. On ne comprend pas la logique d’origine, telle qu’elle était au XVIIe siècle. C’est un enjeu de design, et c’est la raison pour laquelle les historiens doivent rencontrer des designers dès le début des projets pour instaurer un dialogue critique.
Si cette interface est réussie, j’espère que celle-ci intéressera aussi les designers, qui pourront la donner pour référence, en tant que démonstration d’interface intéressante et dont ils pourront s’inspirer. Il me semble important d’élargir les publics des objets numériques constitués par les Humanités numériques. |