Cyprien Tasset

Entretien avec Cyprien Tasset enregistré le 12 juillet 2018 à Lyon. Cyprien Tasset est sociologue, Docteur en sociologie et auteur de la thèse « Les intellectuels précaires, genèses et réalités d’une figure critique » menée sous la direction de Luc Boltanski et soutenue en 2015. Interview complète à écouter ici.

Précariat

Par le mot précariat, j’adresse plus largement toute la famille lexicale comprenant les termes précaire, précariat, précarité, etc.

Je suis en train de préparer sous ce titre un numéro de la revue belge Émulations avec comme complices Adrien Mazière-Vaysse sociologue des mouvements sociaux de précaires et Giulia Mensitieri, sociologue du travail dans la mode.
Ces auteurs, par leurs travaux, couvrent le spectre des luttes sociales de précaires des milieux de travail populaires jusqu’à l’absence ou quasi-absence de luttes, avec des rapports au travail passionnés qui sont du coup très peu propices à une organisation collective dans un secteur créatif.

La façon dont nous travaillons cette idée de précariat est liée à un volet de mon travail, bien qu’Adrien Mazière-Vaysse et Giulia Mensitieri aient aussi fait ce genre de démarches à leur façon et par leur propre voie dans leurs travaux.

Il s’agit de s’interroger sur ce que signifient les notions précaire, précariat, précarité, leurs origines et leurs transformations.

Pour ma part, j’ai particulièrement travaillé sur la genèse de cette famille lexicale en France. Cela m’a conduit à lire de nombreux documents syndicaux, journalistiques, politiques ainsi que des expertises publiques et de sociologie datant des années 70 et du début des années 80.

C’est à cette période, dans les années 70 et au début des années 80, que l’on commence à utiliser les mots précaire, précariat, précarité pour dire la question sociale.

Il m’a semblé, en reprenant des travaux de Jean Claude Barbier ou de Patrick Cingolani que ces mots étaient investis par différents modes de problématisation, qui s’étaient mis en place dès ce moment là.
Il s‘agissait donc de prendre ces mots comme un analyseur de l’éclatement des horizons de pensées critiques au moment où la société salariale entre en crise.

  • Une première matrice critique est plutôt assise sur le droit du travail, plutôt proche du syndicalisme.
  • Une seconde insiste sur l’émergence de nouvelles formes de pauvreté, aux limites de la détection des mécanismes de protection sociale.
  • Dans une aire plus radicale, on voit également émerger une matrice critique influencée par les opéraïstes et par le mouvement autonome italien des années 70, qui réfléchit à la précarité et aux précaires comme un nouveau sujet social porteur de la révolte contre le capitalisme. Cette nouvelle classe est elle-même porteuse d’un potentiel de dépassement à travers ses formes de mobilité et de coopération.
  • Enfin, une quatrième matrice critique est tournée vers la désertion que vers la lutte. Le mot précarité et l’adjectif précaires sont interchangeables avec ceux de marginaux ou marginalisme, qui désignent des modes de vie qui essayent de se mettre en retrait de la pleine intégration dans le salariat et la société industrielle. C’est un type de critique qui s’articule davantage à l’écologie, vers laquelle je dérive moi-même dans mon travail actuel.

Sur les mots de la précarité, ce qui est intéressant est la manière dont ils sont en train d’être retravaillés au cours de ces dernières années. Il est intéressant de se déplacer par rapport à des références françaises qui sont utilisées à l’étranger.

Les usages étrangers qui sont faits des notions de précaire, précariat, précarité introduisent des glissements, des nouveautés, des variations.

Une idée, que nous avons dans le cadre de la préparation du numéro de la revue Émulations avec Adrien Mazière-Vaysse et Giulia Mensitieri est qu’au fond, une façon de caractériser le sens de ce glissement serait de dire que la notion de précarité pose de plus en plus la question de la subsistance et des différentes façons d’inventer des subsistances.

Un point de fuite de la précarité en sociologie et en anthropologie se dessine dans des ethnographies de subsistances expérimentales dans un monde en bouleversement.
Le livre d’ Anna Lowenhaupt Tsing Le champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme
(1) incarne bien cette direction (2).

Intellectuels précaires

La notion d’intellectuels précaires est une notion qui est d’emblée construite comme critique. Celle-ci dénonce une incohérence de la façon dont la vie sociale est organisée et pointe d’emblée une injustice, en mettant en tension une forme de légitimité, de mérite et une situation défavorable de gens qui sont précaires.

Cette notion de précarité a deux avatars moins critiques qui se traduisent par l’idée de créatifs culturels d’une part et de classe créative d’autre part.

Quelque chose s’est produit pendant la période où je travaillais sur ce sujet, que je décrirais comme une dissolution progressive des appuis du sentiment d’injustice sur lesquels reposait cette idée d’intellectuels précaires.

J’ai observé la montée de dévaluations plus individuelles du mérite, au sens où celles-ci étaient moins appuyées sur des caractéristiques collectives comme un diplôme, la pratique d’une profession.
Les épreuves, par lesquelles se juge la valeur des gens, sont d’avantages liées à des questions individuelles, à leur biographie, donnant par conséquent moins d’appui à la construction d’une cause des précaires intellectuels comme une condition injuste.

Statactivisme

Le travail sur la notion de statactivisme a été à la fois une parenthèse dans ma thèse sur le travail intellectuel précaire, et un projet de collaboration assez excitant.

En partant des travaux d’Alain Desrosières sur la sociologie de la quantification, un groupe de chercheurs autour d’Emmanuel Didier et aussi d’artistes comme Julien Prévieux s’est mis à réfléchir à ce que pouvait apporter la quantification, et les différentes façons de quantifier, à du militantisme qui vise de l’émancipation.

C’était aussi un moment où il y avait un essor des réflexions contre le nombre et la quantification, perçue exclusivement sous son versant aliénant, lié à la dépossession, à la destruction du rapport au monde, et à la sérialisation, confinant l’individu dans l’isolement et dans des relations de concurrence avec les autres.

En partant d’un certain nombre d’expériences militantes, artistiques et scientifiques, l’idée de Statactivisme était de traduire la multitude des façons de quantifier. À un style de quantification, on peut en opposer d’autres. Il s’agissait de dire qu’il ne faut pas réifier le nombre comme une chose unique, porteuse de potentialités politiques uniques.

Recourir aux nombres, inventer des usages des nombres peut être un mode d’action militant original, efficace et de grande portée.
Le nombre et la quantification ne sont pas juste un mode de destruction du commun.
Cela peut être, aussi, un mode de production et d’institution de commun, en opposition à un ensemble de logiques sociales destructrices.

Par Statactivisme, il s’agissait d’ouvrir la critique romantique traditionnelle de la quantification, en insistant sur le potentiel créatif des usages du nombre : ce que font certaines pratiques de la quantification, d’autres peuvent le défaire, ou au moins le fragiliser.

On défait le couple nombre / mathématique / froideur / aliénation d’un côté, et de l’autre créativité / authenticité / rapports humains chaleureux, et mettant la créativité et la contestation aussi du côté des usages du nombre, et pas seulement de leur refus.

SF : Est-ce que ceci n’est pas une forme de tactique, aujourd’hui, qui pourrait s’appliquer à d’autres champs du management ?

Oui, c’est d’ailleurs ce que Isabelle Bruno et Emmanuel Didier ont proposé au travers leurs analyses critiques du benchmarking. (3)

L’idée du livre Statactivisme était de partir d’un certain nombre de pratiques, d’essayer de formuler ce qu’elles avaient en commun, d’une façon qui en inspire d’autres.

Le statactivisme n’est pas vraiment une invention. C’est une façon de nommer quelque chose qui existe déjà, qui se poursuit, et que l’on peut essayer de renforcer en le nommant.

Pouvoir de la nomination

Ma recherche sur les intellectuels précaires et le précariat culturel a été vraiment sous-tendue par une interrogation sur le pouvoir de la nomination, ou son absence de pouvoir.

Dans la sociologie, les analyses critiques du monde social et la façon dont cela peut avoir des effets, l’acte de nommer – un groupe, une réalité sous-jacente en espérant que cet acte apporte un degré supérieur de réalité, et suscite de l’organisation, de la mobilisation – est une des grandes formes du geste critique.

Ce geste critique s’est beaucoup focalisé, il y a quelques années, sur ce groupe ou cette multitude de groupes latents, possibles, au bord de l’existence.
Et au cours de ma thèse, mon travail a largement consisté à explorer, tester, mettre à l’épreuve ce pouvoir de nomination.

Le biais que j’ai pris pour cela s’est incarné dans un processus d’interviews de gens qui pouvaient être désignés par cette nébuleuse de nomination de groupes possibles.

Il s’agissait de leur faire parler de leur vie, et de la façon dont ils se nommaient eux-même ou se rapportaient éventuellement à des collectifs. J’interrogeais les différents noms utilisés pour désigner le groupe auquel ils appartenaient, ou pas.

J’ai donc abouti, dans une partie des entretiens, à des exercices de bricolage à partir des nominations qui avaient transpiré dans la presse ou dans des livres, militants ou parfois sociologiques, et qui étaient intégrés à la réflexivité des gens interviewés.

À travers ces nominations, les interviewés désignaient leurs différents attachements, leurs différents points de fuite et possibilités, entre lesquels ils se sentaient écartelés et souvent en contradiction.

Critique

La critique est une notion qui est originelle pour moi en sociologie, puisque la personne que j’ai pris comme directeur de thèse, Luc Boltanski, est associé pour l’éternité à l’idée de sociologie de la critique. Et il a précisément publié un livre intitulé De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation (4) dans les premières années où je faisais ma thèse avec lui.

C’est une notion qui est centrale dans la question de “comment on fait de la sociologie ?” parce qu’elle exige beaucoup de réflexivité

La critique exige de la réflexivité sur notre propre rapport, en tant que chercheur, à des volontés critiques. D’où cela nous vient-il ? Avec qui peut-on les partager ? Qu’est-ce que notre travail peut y apporter ? Et aussi quelles sont les conditions de critique dans la société ? Comment nous y participons ? Qu’est-ce que nos propres impulsions critiques ont en commun avec des phénomènes plus larges ?

Une sociologie des intellectuels et du travail intellectuel doit être sans cesse embarquée dans la sociologie, dès lors que celle-ci a une ambition critique.

Il y a aussi la nécessité d’être très attentif aux variantes de la critique, à ses oppositions, ses contradictions et à la façon dont elles sont en train de se transformer.

Catastrophisme

Le catastrophisme est un terme que je reprends au politiste Luc Semal qui a étudié les mouvements de la transition et de la décroissance il y a quelques années.

Dans une thèse monumentale intitulée Militer à l’ombre des catastrophes : contribution à une théorie politique environnementale au prisme des mobilisations de la décroissance et de la transition Luc Semal met au centre de l’analyse des mouvements écologistes le rapport à la catastrophe. Il s’agit de ne pas l’esquiver ou l’euphémiser dans la façon dont on la nomme en l’étudiant.

L’objet que j’ai choisi d’étudier correspond à la génération d’après, c’est-à-dire au catastrophisme qui se développe à partir du milieu des années 2010. Ce catastrophisme a cela de singulier, par rapport à celui étudié par Luc Sémal, qu’il ne se situe pas d’emblée dans l’horizon d’une pratique politique.

La décroissance est un programme de politique économique dans un débat sur la croissance.

La transition est un programme d’activités qui s’intéresse à la question de la transformation des villes.

Le catastrophisme, qui se cristallise autour de l’idée d’effondrement, autour du mot d’effondrement, a cela de singulier qu’ il n’est pas d’emblée accolé à un programme ou à une position politique. Le catastrophisme se donne comme une notion descriptive et factuelle, un pronostic sur ce qui va arriver sans horizon politique précis et déterminé.

Cette caractéristique en fait un objet peut-être plus mobile que les politiques de la transition et la décroissance. Le catastrophisme est plus indéterminé et peut, de fait, attirer des acteurs plus hétérogènes, les politiser, transformer leur vision du monde, ou encore les dépolitiser tout autant.
C’est un type d’objet qui est souvent questionné en terme politisation et dépolitisation. Cela fait partie des questions que je me pose et sur lesquelles j’enquête.

Ce que l’anthropocène fait à la critique sociale

Le mercredi 11 juillet 2018, la Manufacture des Idees et Nouvelles Éxperimentations recevait Cyprien Tasset pour échanger autour de thématiques qui jalonnent son parcours de recherche, de la sociologie du travail aux enjeux liés à l’effondrement. (compte-rendu)

Dans le cadre d’une rencontre organisée à La MYNE, j’ai eu l’occasion de présenter mon parcours, avec pour point de départ mes travaux sur le précariat culturel jusqu’à mes recherches récentes sur les gens bouleversés par l’idée d’effondrement.

Au fond, les discussions que cette présentation a suscité étaient intéressantes, permettant un vis-à-vis entre des praticiens de La Myne d’une part, et des membres engagés dans l’association Adriastia ou des internautes du site transition 2030 d’autre part.

La Myne est le point de fuite utopique de réflexions sur le travail culturel précaire, puisque que l’on y réfléchit à des façons de travailler différentes.

Je suis d’ailleurs arrivé le jour où se tenait une discussion sur le CDI communautaire. C’est une façon d’articuler des sécurités pour des façons de travailler et d’être employé (5) qui ne sont pas ordinaires. Le CDI communautaire est donc une proposition adressée au problème de la précarité du travail culturel ou intellectuel, ou plus généralement de projets exploratoires. Ces formes peuvent être décisives pour dégager du temps d’activité en vue de projets de transition écologique “en catastrophe”.

La discussion entre la Myne, tiers-lieu en partie fondé à partir de réflexions sur l’avenir des politiques énergétiques, et les personnes d’Adriastia, marquées par un certain catastrophisme et pour certaines, en quête de statuts ou de manières de rendre matériellement possibles des recherches sur ce sujet, est, je l’espère, l’acquis durable et fructueux de cette soirée.


(1) Tsing, Anna, Le champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme, La Découverte. 2017.

(2) Riotor Clotilde et Tasset Cyprien, Fragile comme un matsutake. Le 9 février 2018. La vie des idées.

(3) Isabelle Bruno et Emmanuel Didier, Benchmarking. L’État sous pression statistique, Paris, La Découverte, coll. « Zones », 2013, 211 pages.

(4) Boltanski Luc, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard « NRF Essais », 2009.

(5) Bureau Marie-Christine, Corsani Antonella, « Les coopératives d’activité et d’emploi : pratiques d’innovation institutionnelle », Revue Française de Socio-Économie, 2015/1 (n° 15), p. 213-231. DOI : 10.3917/rfse.015.0213. URL : https://www.cairn.info/revue-francaise-de-socio-economie-2015-1-page-213.htm



Remerciements : La Myne, en particulier Rieul Techer, Connie Chow-Petit et Benjamin Chow-Petit, ainsi qu’à Alexandre Monnin et Diego Landivar.

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