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Entretien avec Louis-David Benyayer enregistré à Paris le 11 octobre 2013.
Louis-David Benyayer est entrepreneur et conseiller en stratégie. Il mène en parallèle une activité d’enseignement et de recherche. Il est co-fondateur et développe depuis 2012 Without Model, organisation dont la mission est de contribuer à généraliser les modèles économiques collaboratifs, ouverts et responsables.
Portrait.
J’ai 37 ans, et j’ai mené principalement deux activités ces 15 dernières années. Des activités proches de l’entreprise d’une part et un parcours plus académique que j’ai mené en parallèle.
Dans l’entreprise, j’ai commencé dans le conseil en organisation, avant de créer un cabinet de conseil en stratégie. J’ai participé à deux projets de startup et j’ai redressé une entreprise en liquidation.
En ce concerne l’axe académique de mon activité, j’ai fait une thèse qui m’a mené a participer à des projets de recherche et à donner des enseignements en Grandes Écoles de commerce et d’ingénieur en stratégie et en organisation.
Aujourd’hui, je partage mon temps entre ces trois activités : une activité de conseil en stratégie, une activité d’enseignement et de recherche, et une troisième activité, qui a émergé ces deux dernières années, qui est Without Model, organisation dont la mission est de contribuer à généraliser les modèles économiques collaboratifs, ouverts et responsables.
Without Model.
Without Model est une organisation contributive. Nos actions consistent en la production de contenus, l’animation de réflexions et l’organisation d’événements, ce qui se rapproche des actions d’un think tank.
Cette organisation est contributive dans le sens où nous ne sommes pas du tout financé. C’est l’énergie, l’intelligence et le temps des gens qui s’y appliquent qui permettent notre démarche.
Nous diffusons la totalité de nos travaux de façon à ce qu’ils soient librement réexploitables par chacun. Par ailleurs, nous avons le souhait de voir ces modèles ouverts et collaboratifs et responsables se diffuser, et cela pour deux raisons. D’une part, nous pensons que c’est une forme de réponse aux crises auxquelles nous sommes confrontés.
Biens communs.
De mont point de vue, les biens communs sont ces efforts produits par des communauté d’individus, qui se coordonnent et mettent à disposition le résultat de leurs efforts à la communauté sans en attendre une contrepartie directe et référencée.
Communauté.
Dans le cadre de la pensée des communs, la communauté me parait être une notion importante. On peut voir en cette notion l’idée d’une communauté agissante qui se structure mais aussi des individus qui contribuent à cette communauté.
La notion de communs sous-entend l’ouverture, c’est-à-dire la prise en compte de plusieurs dimensions et plusieurs réalités.
Par ouverture, il s’agit aussi de mobiliser au-delà des communautés qui se rencontrent habituellement.
Générosité.
Mettre à disposition de tous quelque chose que l’on aurait pu garder pour soi. La générosité comme acte gratuit participe à la construction des communs.
Construire un bien commun nécessite des contributions. Formulé de la sorte, cela semble très banal. Mais c’est là que réside en grande partie notre capacité à le réaliser. Cela suscite des questions que je trouve passionnantes. Comment s’établie la contribution ? Sur quelle base et sur quel contrat social ? Quels équilibres déclenchent des contributions ? Comment entretient-on à long terme la contribution ? Comment prend-elle de nouvelles formes ? Comment évolue et se pérennise-t-elle ? Pour y répondre, on peut s’appuyer sur des exemples fameux : Wikipédia, qui est un modèle de contributions récurrentes absolument fantastique et éblouissant. Nous commençons, avec le recul de ces dix dernières années, à comprendre et à mesurer quels sont les ressorts de cette contribution. Par contre, nous voyons qu’il existe beaucoup d’autres wiki qui parviennent plus difficilement à mobiliser des contributeurs. Donc, on voit bien que ce n’est pas seulement en analysant les façons dont Wikipédia a réussi à développer un modèle contributif fort et en les appliquant à un autre contexte que les choses se résolvent.
Par ailleurs, il me semble pertinent d’associer la question de la contribution à celle de la rétribution. Ce qui est intéressant dans la notion de bien commun, c’est qu’il y aurait un peu un paradoxe de la rétribution. Il y a bien évidement des rétributions individuelles. Je contribue, j’ai une rétribution. Elle peut être de plusieurs natures :
– Soit parce que je bénéficie de la contribution d’autres et donc j’apprends. J’ai plus de connaissance que d’autres.
– Et puis il y a des rétributions qui sont peut-être un peu associées à des rétributions sociales, professionnelles. On sait aussi que les logiques contributives s’appuient sur des mécanismes de promotion individuelles, sans qu’il faille les critiquer ou les diaboliser.
– Et puis il y a un autre type de rétributions, qui relève presque de l’œuvre. Quand certains les présentent, il y a quelque chose de presque chevaleresque dans cette notion de contribution sans en attendre une rétribution directe pour soi-même.
Je crois qu’il y a bien les deux. Pour tout les individus, il y a probablement un panachage de ces différentes natures de rétributions, et au global, on voit bien qu’il y a une peu de ces deux dimensions-là.
Après cela pose des questions, parce que si l’on se dit que l’on souhaite avoir comme le dit Bernard Stiegler une société contributive, on change d’échelle. Et cela veut dire que cela devient la norme, ou en tout cas quelque chose de dominant. Donc cela pose la question de comment on finance la contribution chevaleresque et rémunérée en crédit social. Et là on voit que les bouleversement qui seraient nécessaires sont d’une nature bien différente. Dans ce thème des biens communs, il y a quand même un continuum assez large sur différentes visions de ces biens communs et de la place qu’ils pourraient prendre au sein de la société. Certains érigent le bien commun comme modèle d’action d’une société. D’autres le voient ou le considèrent de façon plus marginale – et ce n’est pas à prendre de faon péjorative, mais par opposition à dominant – comme pouvant prendre une place complémentaire à côté d’un modèle qui est celui que l’on connait aujourd’hui.
Et on voit bien qu’il y a cette tension là sur cette question en se disant mais finalement, si l’on veut qu’il y ait véritablement une logique de biens communs, cela nécessiterait de changer beaucoup d’hypothèses et de règles de fonctionnement, notamment économiques.
De la méthode.
J’ai du mal avec les théories du Grand Soir, les grandes bascules. C’est une réflexion personnelle, mais j’ai le sentiment que l’on est dans un moment du monde et de notre perception des choses qui est plus complexe.
Je crois qu’on en a fini avec les visions uniques qui seraient une solution. Aussi je suis un peu précautionneux vis-à-vis de cela.
Quand on regarde à l’échelle du globe, on voit bien que d’autres logiques sont à l’œuvre, qu’elles sont probablement complémentaires, mais il y a bien d’autres logiques.
Et moi, j’ai plutôt envie d’essayer de trouver des terrains d’élection propices à ces logiques-là, pour qu’elles aient une existence et une pérennité. Pour qu’elles aient aussi l’occasion de prospérer, et peut-être, un jour, si elles sont massives et si elles démontrent leur efficacité, qu’elle puissent contribuer à un changement de modèle.
Mais le poser comme point de départ, je trouve cela beaucoup moins réaliste.
D’abord, parce que je pense que ce n’est pas très respectueux de la diversité, des façons de considérer le monde. La vision contributive en est une. Et après tout, pourquoi serait-elle absolument meilleure et indispensable ? On peut accepter qu’il y ait d’autres façons de considérer la vie en commun et la vie en société. C’est ma première réticence.
La second est plus tactique. Si l’on veut que les choses changent, si l’on pose un préalable trop important et infranchissable, on est sûr que rien ne changera. Et donc, là, c’est une préoccupation plus tactique sur la façon de s’y prendre. Si l’on se dit qu’il faut changer la façon dont les gens sont rémunérés pour qu’ils puissent contribuer en société, et si l’on dit que c’est cela le nœud qui va permettre de tout dérouler, je pense que l’on n’y arrivera pas. Notamment parce que les masses humaines et économiques sont réparties un peu différemment qu’il y a quarante ans, et qu’il y a des gens, ailleurs sur la planète, qui ont d’autres façons de considérer la vie en société.
Si l’on ne voit pas cela, on est victime d’une myopie qui peut nous être très dommageable. En étant très caricatural, on pourrait dire qu’il serait dangereux de ne considérer que le périmètre qui va du Canal Saint-Martin, la Place de la République, en passant par le Comptoir général et le café du groupe SOS – ce sont des organisations que je trouve très respectables dans ce qu’elles font – ma blague ne va plas plus loin que la formule et ne vise pas du tout à déligitimer ces organisations qui font un travail formidable – c’est juste pour illustrer le fait que l’environnement duquel on parle a tendance à se rétreindre un peu.
On sait bien que l’on parle d’une certaine catégorie de personnes, dans un certain cas de figure, dans un certain pays.
J’ai un peu peur du danger de ne pas bien considérer ce qui se passe ailleurs, et de ne pas y arriver.
Car ce changement, même si on arrive à décider – d’abord, dessiner un quartier on voit que c’est compliqué –
Y arriver au niveau d’un pays, on sens que c’est un palier important. Et tant bien même on y arriverait au niveau d’un pays, j’ai peur que l’on ait raté quelques trains.
Without Model. Les actions.
La mission de Without Model est de contribuer à généraliser des modèles alternatifs, au travers deux types d’actions.
D’abord, notre façon de contribuer est de parler de ces modèles et de donner à voir ces initiatives alternatives, de les décrypter, les analyser. Il s’agit aussi de nourrir une réflexion sur les ponts et les dialogues entre ces modèles et les modèles plus traditionnels.
Nous pensons, et nous ne sommes pas les seuls, que travailler sur les changements de société sera d’autant plus efficace si l’on arrive à dialoguer avec ce qu’il se passe aujourd’hui, plutôt que d’essayer de le renverser. C’est un point de vue sur lequel on peut argumenter, et je conçois tout à fait que des gens ne soient pas d’accord avec cela, mais nous, c’est notre chemin.
Il s’agit pour nous de parler de ces modèles, les décrypter, et animer des réflexions sur comment les synchroniser avec d’autres modèles.
Et puis, nous avons une autre façon de contribuer. Il s’agit de changer un peu les mécanismes d’analyse et de réflexion des individus, en essayant de rendre les postures des individus plus tolérantes à l’incertitude, à l’ambiguïté, à l’expérimentation, et qui sont des postures qui sont nécessaires pour parvenir à trouver ces voix qui ne sont encore aujourd’hui pas très ouvertes. Et pour y arriver, nous mobilisons un levier plus événementiel. Nous menons et réalisons des scénarios prospectifs où nous amenons les gens dans un scénario volontairement radical pour voir ce que l’on peut en faire. Ces scénarios ne sont pas toujours des scénarios dramatiques. Nous prenons une tendance, une émergence, nous la grossissons en imaginant qu’elle devienne dominante, et à partir de là, nous essayons de voir ce que cela donne.
L’autre façon de faire, c’est aussi de développer des outils et des méthodes de créativité et d’animation qui peuvent permettre de se mettre justement dans des situations plus ambiguës, et au cours desquelles on est obligé de naviguer dans cette incertitude.
Enfin, un autre volet de notre démarche consiste à nous tourner davantage, ou de manière privilégiée vers les organisations et les entreprises avec lesquelles nous sommes en interaction, soit parce que des individus viennent contribuer à nos travaux, soit parce qu’elles nous demandent de venir chez elles pour leur parler. Nous ne sommes pas un cabinet de conseil, donc nous ne réalisons pas de prestations pour ces entreprises, mais celles-ci nous font venir pour que nous leur parlions, que nous leur restituions nos activités. Et là aussi, ce type d’action est plutôt de l’ordre du plaidoyer, et nous essayons de pousser ces questions d’expérimentation, de mettre ces entreprises plus à l’aise avec des collaborations qu’elles pourraient nouer avec des organisations très différentes, et qui sont régies par d’autres lois et d’autres modèles.
Quoi qu’on en dise, et quoi qu’on en pense, nous avons l’intuition que le levier d’action aujourd’hui est majoritairement du côté de l’entreprise. Il n’est plus du côté du politique, même si cela ne veut pas dire que le politique ne peut rien faire.
Le corps entreprise concentre un levier d’action très important, et qui devient beaucoup plus important que le politique.
Nous avons un regard vis-à-vis de cela, mais pas de jugement. Nous sommes assez pragmatiques, et d’ailleurs nous pouvons être critiqués là-dessus, car on pourrait nous dire que nous jouons avec le démon. Mais nous considérons que ces entreprises-là sont aussi respectables par certains aspects, et que de toute façon, si l’on veut que les choses changent, c’est avec elles qu’elles changeront.
Aussi, nous essayons de nourrir ces dialogues. Bien-sûr qu’Apple n’ouvrira pas en open source, demain, la totalité de son système, c’est évident. Mais il n’y a pas qu’Apple sur terre, et nous voyons que de plus en plus, pour des raisons diverses, ces grandes organisations, que l’on caricature souvent, ont elles-aussi des réflexions sur les évolutions de leur modèle. Nous constatons qu’elles sont souvent désemparées, c’est-à-dire que quand elles ont acquis la conviction que ce sont des sujets dont il faut qu’elles s’emparent, elles sont souvent démunies, car elles ne trouvent pas d’interlocuteur avec qui mener leurs réflexions. Donc, nous essayons, à notre mesure, de leur faire comprendre que ces collaborations existent, et d’identifier des organisations avec lesquelles elles pourraient commencer une discussion.
Inspirations.
C’est une question qui me touche, car nous faisons avec Without Model, des vidéos de porteurs de projets. La question des inspirations est celle qu’on leur pose. On ne leur demande pas d’expliquer leurs projets, on leur demande de restituer leurs inspirations.
Ce qui m’inspire, ce sont d’abord les histoires des gens. Des individus qui n’ont pas forcément un statut et une notoriété qui en font des personnages publics. Bien-sûr, cela me nourrit aussi. Mais finalement, je me rend compte que je suis plus inspiré par des parcours d’individus que je côtoie directement.
Et puis des histoires de boîtes, des histoires d’entreprises. Comment elles se redéfinissent ou pas. Comment elles perçoivent les évolutions, et comment elles se les approprient.
J’ai donc un peu une première source d’inspiration construite par les parcours, les histoires, la dynamique, le flux.
Et puis ensuite, j’essaie d’être confronté à une diversité la plus forte possible. Sans en attendre quelque chose de très clair ou de très précis, mais en faisant l’hypothèse, et qui s’est un peu étayée au fil du temps, que cette diversité produit de l’inspiration, de la remise en cause. Elle s’exprime en étant non pas en contact mais en interaction avec des individus très différents, de par leur parcours, leur activité, de part la zone géographique dans laquelle ils vivent, de part leurs avis, leurs opinons, et puis, de part leur moteur.
Cela inclue dons des domaines qui sont moins proches de ceux que l’on aborde là. Des domaines artistiques, ou des domaines plus laborieux, des gens qui théorisent beaucoup moins la vie en communauté mais qui par leur action quotidienne, par un travail qu’on pourrait ne pas voir du tout, parce que, il est commun, sont pour autant des rouages importants de cette vie en communauté.
Donc j’essaie le plus possible, et cela pas seulement pour m’inspirer, mais aussi pour être sûre de ne pas trop diverger. Les concepts et les débats d’idées sont un confort intellectuel, mais on peut avoir toute sa vie des discussions passionnantes sur des choses qui n’ont aucune réalité. C’est donc une façon d’avoir une corde de rappel.
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