Olivier Labussière

Olivier Labussière est chercheur CNRS à Grenoble au sein du laboratoire de sciences sociales PACTE. Entretien enregistré le 27 août 2019 à la Ferme de la Mhotte dans le cadre du Laboratoire d’écologie pirate.

Extractivisme

Comment résister à l’extractivisme de ma propre pratique de recherche envers les terrains d’étude ?

Ma pratique de recherche consiste à aller sur le terrain, à prendre rendez vous avec des habitants, des élus, des porteurs de projets publics ou privés, dans une approche assez qualitative et compréhensive.

Mais dans la durée de dix ou quinze ans de pratique de recherche, la façon de prendre des rendez-vous, d’organiser les terrains, de cerner l’information qui me semble importante tout en restant ouvert sur les réalités de chacun des terrains, s’est appauvrie. Si je prends du recul, cette pente est pour moi extrêmement déstabilisante. Cet appauvrissement se traduit par le fait de passer peu de temps avec les personnes, pour arriver à capter l’information importante dans le cadre d’un contrat de recherche, par exemple par un enregistrement sonore. Ensuite, en croisant enregistrements et prise de notes, il s’agit de retirer de la masse d’informations encore quelques autres données. La sauce se resserre. Le lien au terrain se fait toujours plus ténu. À la fin, ce lien au terrain se résume à quelques verbatim sélectionnés pour convenir à une démonstration écrite qui s’opère dans le cadre d’un article scientifique souvent en anglais.

Il y a donc tout un jeu de sélection d’information, de traduction et de réordonnancement, en semant de l’information dans une démonstration. À la fin, le terrain, même s’il est présent, et même si c’est bien de ce terrain dont on parle, il en est donnée un abord et une intelligence particulière, qui n’est pas anodine. Au passage, on aura abandonné beaucoup de dimensions vécues sur ce terrain. 

Comment résister à l’extractivisme ? Comment enrayer le processus qui consiste à être, en quelque sorte, cadré par le format d’écriture de la valorisation finale académique ? Comment échappé à ce cadre au moment même où, en début de projet, je pars à la rencontre de gens qui sont pris dans des luttes environnementales qui constituent en soi un objet d’étude important pour moi ? Cette question s’est traduite par différents types de symptômes. À la fois une difficulté de plus en plus grande à supporter ce passage entre le temps du terrain et le temps de l’écriture.

Nous sommes dans un contexte où la recherche est de plus en plus questionnée sur son rôle et sur son utilité sociale.

Dans certains cas, j’ai rencontré des personnes qui ne voulaient plus recevoir de chercheurs car la recherche ne participait pas de l’amélioration des conditions de ces personnes. Ce cas n’est pas anecdotique, mais a provoqué chez moi une prise de conscience.

Bien qu’il soit difficile de demander à un chercheur de faire évoluer la situation d’un territoire, car c’est un jeu complexe de décisions politiques à différentes échelles, pour autant la pratique de la recherche est interpellée à cet endroit. 

Il y a une question qui est posée à la recherche, et qui concerne le temps passé dans un territoire, son articulation à la vie du territoire, ce qu’elle apporte et y laisse.

Ces questions étaient là. Et petit à petit, avec le recul, ces symptômes se sont traduits par une seule interrogation : comment résister à l’extractivisme ?  Comment ne pas intervenir sur un territoire dans un rapport de captation d’informations, rapide et commandé par la temporalité d’un contrat de recherche, avec des visées de valorisation ? Comment faire en sorte que les résultats de la recherche touchent le territoire initial, alors qu’aujourd’hui qui finalement les formes de valorisation ne se font plus sur le terrain initial et ne concernent que des cercles académiques – et donc des publics qui sont autres que les communautés de départ et qui seront à Londres ou à San Francisco dans des colloques ?

Ce que l’on fait ici, c’est une expérience qui, déjà, sait rester interrogative sur elle-même. C’est extrêmement précieux, parce qu’elle va tenter des formes de vie et des pratiques. 

Cette expérience n’est pas commandée par le temps d’un projet de recherche, par un volume de financements et des délais, des livrables. Il n’y a donc pas d’enjeu de production en tant que tel, ce qui est extrêmement libérateur.

Tout le monde peut évoluer ici dans d’autres rapports de travail, et des rapports beaucoup plus riches. Nous ne sommes pas, les uns et les autres, pris dans des organisations de work package. Cela fait respirer tout le monde, et cela nous laisse un certain temps pour explorer le territoire, sans lui donner d’échelle a priori, ni de frontières.

Un temps d’ancrage est finalement une première partie de l’antidote à l’extractivisme. 

Nous arrivons ici à expérimenter une autre forme d’ancrage dans un territoire. À partir de là, arrive-t-on réellement à renverser les rapports, et la recherche parvient-elle à trouver son rôle vis-à-vis des habitants ? 

Ici, je pense que c’est une voie intéressante. Ce qui s’expérimente ici est une voie négociée. 

Finalement, notre première approche du territoire s’est déroulée de manière assez classique, par entretiens. Nous avons rencontré beaucoup de personnes, qui nous ont accordé du temps au fil des rencontres. Nous venions passer deux heures avec un agriculteur, que l’on ne voyait pas de manière récurrente. 

Mais les rencontres récurrentes ont permis à ces agriculteurs, ces membres associatifs ou élus de venir nous retrouver à d’autres occasions, au-delà des entretiens pour chercher de l’information, et dans un autre rapport que celui de personnes enquêtées. D’autres arènes, un peu plus ouvertes, se sont donc établies. Tout le monde pouvait prendre place. Pour donner un exemple, un soir nous avons joué à un monopoly alternatif, avec Michel, éleveur, et son fils. Ce jeu, le Commonspoly, consistait à s’accorder sur des valeurs individuelles puis progressivement des valeurs collectives.

Aujourd’hui donc, par des tentatives successives, je trouve que l’on arrive à passer d’une enquête assez classique à des temps de pratiques collectives plus ouverts, proposés par des habitants dont en particulier Michel avec ses vaches Aubrac. Je trouve que c’est une page nouvelle dans l’expérience. 
Cela ouvre à nouveau la façon dont nous pouvons nous relier avec ce qui fait le territoire. Nous ne parlons plus uniquement entre humains à propos des animaux, mais nous essayons de nous relier à des animaux pour ensuite en parler entre nous, et comprendre ce que l’on vit. Et c’est un travail encore différent, en fait.

Amitié

Le collectif s’est mis en place il y a quatre ans. Celui-ci a d’abord été construit dans une logique affinitaire, ce qui a permis de lui donner une composition très hétérogène, en faisant venir des gens du milieu des arts, du milieu académique, du journalisme, du monde militant, etc. C’était une logique extrêmement puissante pour créer de l’hétérogénéité et en même temps, créer un climat de confiance. Les personnes avaient été plus ou moins choisies et cooptées selon une sorte d’équilibre, ce qui a amené des discussions, quelques tensions, quelques départs aussi. 

À titre personnel, je vis ce qui se fait ici, à la Mhotte, comme quelque chose qui ne se fait nulle part ailleurs, même avec d’autres collectifs. Nous sommes vraiment dans un espace de confiance, où nous pouvons vraiment nous livrer à des pratiques avec lesquelles nous ne sommes pas dans une position de confort. Moi par exemple, c’est ici que j’apprends un peu, par moi-même, à filmer. L’environnement du groupe s’y prête. 

Les relations se créent dans la durée, sont extrêmement riches, et nous pouvons vraiment être nous-même, évoluer, nous renouveler. J’observe des métamorphoses de plusieurs personnes dans le groupe. 

En ayant pour point de départ un intérêt vis-à-vis de questions d’écologie politique, nous ouvrons le processus dans tous les sens. Cela travaille les individus et cela alimente une dynamique.

Et puis, ces logiques affinitaires et d’amitié constituent un caractère puissant, puisque en dehors des rencontres à la Mhotte, celles-ci créent un réseau de connaissances dans la société civile. Nous vivons des choses assez intenses. La possibilité de pouvoir se retrouver sur un certain niveau de valeurs et d’entente est une situation incomparable. Un canal est ouvert avec l’équipe, et peut-être extrêmement fort finalement. Cela permet d’être porteur de propositions, d’aller chercher un peu plus loin des alternatives et de proposer des formes d’engagement à d’autres collègues qui sont en dehors de cette expérience.

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