Entretien avec Primavera De Filippi réalisé le 29 août 2013 à Paris.
Primavera de Filippi est chercheuse rattachée au CERSA où elle traite des enjeux juridiques liés aux nouvelles technologies sur internet. Elle est également experte légale au sein de Creative Commons France et a rejoint l’Open Knowledge Foundation, où elle coordonne les groupes de travail sur l’Open design et sur le domaine public.
Primavera De Filippi, peux-tu te présenter ?
Je suis chercheuse rattachée au CERSA (unité mixte du CNRS et de l’Université Paris II), je m’occupe des enjeux juridiques liés aux nouvelles technologies sur internet, notamment tout ce qui touche aux architectures distribuées (cloud computing, peer-to-peer)
À coté, j’ai plusieurs activités. Je suis notamment experte légale au sein de Creative Commons France et j’ai rejoint l’Open Knowledge Foundation, où je coordonne les groupes de travail sur l’Open design et sur le domaine public.
Creative Commons France
Peux-tu décrire ce qu’est Creative Commons France et quelles sont ces missions ?
Creative Commons est une organisation internationale qui vise à promouvoir la culture libre. Mon laboratoire de recherche, le CERSA, est le laboratoire affilié à Creative Commons, qui représente officiellement Creative Commons en France.
Jusqu’à présent, notre travail consistait principalement en la traduction mais aussi la transposition des licences de sorte qu’elles soient valides et compatibles au regard de la juridiction française.
Cependant, depuis les licences 4.0, ce travail n’est plus nécessaire. Les licences existeront uniquement en anglais et seront valides pour toutes les juridictions.
Ainsi nos activités se réorientent vers une démarche plus globale de diffusion. L’enjeu se situe dans notre capacité à faire connaître les licences, expliquer leur fonctionnement selon différentes situations, et encourager les gens à les utiliser.
Primavera De Filippi, tu coordonnes les groupes de travail sur l’Open Design au sein de l’Open Knowledge Foundation, et tu développes toi même ta propre démarche artistique. Peux-tu nous décrire les relations entre ces activités ?
Je suis une chercheuse d’intersections. Je cherche à ce que dans mon travail, chaque chose puisse contribuer au reste.
Mon parcours personnel est marqué d’un fort ancrage dans les nouvelles technologies et l’Art. Depuis toute petite, j’ai toujours été très intéressée par internet.
Et, en effet, je développe également une démarche artistique. C’est d’ailleurs par celle-ci que j’ai commencé à connaître Creative Commons, en me posant la question des licences que j’allais utiliser pour mon propre travail. Je suis sculpteur. Je crée des structures en métal.
Au début, je menais toutes ces activités en parallèle, et de plus en plus, mes différentes activités convergent. Ma passion pour les nouvelles technologies nourrie ma création artistique. Je dirais en quelque sorte que je commence à créer de l’art qui est technologique. Au-delà du fait qu’elles soient tridimensionnelles, je crée des œuvres logicielles, mécaniques.
Toutes ces œuvres sont sous des licences ouvertes, Creatives Commons. Mon travail porte aussi sur l’Open Design. Ces structures sont transparentes, c’est-à-dire qu’elles sont non seulement sous licences ouvertes, mais elles sont aussi conçues de manière à ce que tout le monde puisse observer leur fonctionnement.
Je me situe donc de fait à l’intersection entre Art, technologie, droit et Internet.
Cette connaissance pointue du droit a-t-elle modifiée ta conception de l’art et ta relation à la création ?
Je joue beaucoup de la relation entre ma démarche de recherche et ma création. Ma recherche a très tôt influencé ma production artistique, notamment à partir du moment où j’ai commencé à étudier le droit d’auteur. Maintenant, j’essaie d’inverser le processus en créant des œuvres qui posent de nouvelles questions juridiques.
Je crée des logiciels mécaniques possédant des fonctions qui vont générer physiquement des œuvres d’art. L’œuvre produite sera elle-même génératrice d’autres œuvres. Et cela pose des problèmes juridiques très intéressants puisque le droit d’auteur français ne protège pas les œuvres qui sont générées par un ordinateur, à la différence des œuvres assistées par ordinateur. Aussi, l’œuvre générée par mon œuvre n’est légalement pas protégée par le droit d’auteur.
La loi considère que l’art généré par un logiciel ne doit pas de faire l’objet d’une protection juridique puisque le logiciel lui-même est protégé par le droit d’auteur. Présenter ce cas de figure à des juristes est particulièrement intéressant, parce qu’il permet de se confronter à une situation nouvelle, un impensé. J’amène souvent mon œuvre d’art lors de conférences pour expliciter ce problème auquel sont confrontées les créatifs qui travaillent dans le champ de l’Open Design et des Fablabs, À l’heure actuelle, les prototypes désignés dans les fablabs et générées par ordinateurs ne peuvent être protégés par les licences Creatives Commons.
Je travaille donc dans une logique de cercle vertueux. Je m’inspire de mon art pour poser des problèmes juridiques, puis j’essaie d’étudier ces problèmes au travers ma recherche, pour pousser ma démarche artistique encore un peu plus loin, etc… L’interaction entre les deux activités est donc très constructive et productive.
Comment travailles-tu ? Seule ou en collaboration. Partages-tu ton travail avec des membres du collectif ?
Je tend à favoriser le travail collaboratif pour partager des idées, y compris dans ma propre pratique.
Je travaille au sein d’un collectif, que j’essaie de faire grandir notamment aux travers les projets de l’Open Design Working groupe. Nous lançons actuellement une initiative collective, basée sur des technologies ouvertes, et à laquelle tout le monde pourra participer, y compris à distance. Chacun pourra contribuer en créant de modélisations qui pourront ensuite être imprimées et recréées localement. Depuis l’émergence des outils de fabrication numérique, tout le monde peut créer des œuvres de manière distribuée, ce qui n’était pas possible auparavant. Ces possibilités qui s’ouvrent orientent donc encore davantage mon processus de création vers la collaboration.
Open design
Une définition
Je ne sais pas s’il existe une vraie définition. Je peux donner la mienne, très personnelle, mais cela ne sera pas une définition objective. Pour moi en tout cas c’est la transposition des principes de Creative Commons et de l’Open Source aux œuvres qui ont une caractéristique tangible.
Au sein de l’Open Knowledge Fondation, le groupe de travail vient de lancer la version 1.0 de la définition de l’Open design. Nous travaillons à cette définition depuis un an. C’est un processus extrêmement long et un réel un effort communautaire, puisque nous avons réellement impliqué le maximum de personnes.
À l’heure actuelle, cette version n’est pas très détaillée et réunie des principes génériques autour desquels nous sommes tous d’accord. Mais l’Open Design correspond à des pratiques récentes et concernent différentes communautés. Chacune a sa propre vision. Il est souvent difficile de faire converger tous les points de vue. Certains te diront que l’Open Design concerne essentiellement le champ du Design, d’autres associeront le concept à la fabrication numérique et plus globalement aux fablabs, et d’autres enfin porteront la définition plutôt dans le champ de l’Open Hardware.
À l’Open Knowledge Fondation, nous avons d’ailleurs dû changer le nom du groupe de travail en nous redéfinissant Open Design and Hardware.
À quels besoins répondent l’Open Design et l’Open HardWare ?
On pourrait l’expliquer par une analogie. On pourrait dire que si l’Open Source répond aux besoins des développeurs, l’Open Content répond aux besoins des artistes, alors l’Open Design répond aux besoins des designers. Mais je ne suis pas tout à fait d’accord avec cette image.
De mon point de vue, un designer est un artiste. Mais beaucoup ne seront pas d’accord avec moi.
Jusqu’à maintenant, on distinguait l’artiste, auteur d’une œuvre unique, du designer, créateur d’une forme destinée à être reproduite de manière indéfinie. Dans l’univers du Design, on ne travaille pas dans le but d’une création unique mais vers la production de masse. Le concept d’original n’existe pas.
Cependant, à mon sens, cette distinction entre l’artiste et le designer fondée sur la question de la reproductibilité, n’est plus à ce jour valide avec les outils de fabrication numérique, et plus généralement avec le numérique.
On peut prendre l’exemple de la musique. Si je crée une œuvre de musique, je l’enregistre sur mon MP3 et je la reproduis en masse. En ce sens, cela fait longtemps que cette distinction n’existe plus.
Mais aujourd’hui, la situation est devenue différente. Les artistes peuvent également utiliser des outils de fabrication numérique qui permettent la reproduction indéfinie d’une œuvre.
Si je crée une œuvre en format numérique que je peux ensuite imprimer sur une imprimante 3D, ou que n’importe qui peut reproduire dès lors qu’il a les instructions, alors, en tant qu’artiste, je créé une œuvre qui est en fait une modélisation, un modèle reproductible de façon indéfinie. De même, on peut imaginer que de plus en plus de designers se mettent à créer des œuvres toujours plus sophistiquées et créatives, au même titre qu’un artiste, bien qu’elles soient reproductibles indéfiniment. À mon sens, avec le numérique et plus encore avec le développement des outils de fabrication d’œuvres et d’objets physiques, la distinction entre artiste et designer paraît de plus en plus floue.
C’est pourquoi je pense que l’Open Design répond aussi bien aux besoins des designers qu’à ceux des artistes.
L’Open Design répond à tous ceux qui ont un intérêt à créer quelque chose qui soit physiquement accessible.
Et d’un point de vue plus global, l’Open Design réponds aux mêmes enjeux que Creative Commons. Si je veux créer un objet, je pourrai bénéficier du travail réaliser par d’autres et me le ré-approprier en le personnalisant. Selon cette même logique, j’aurais également satisfaction à voir ma création être dupliquée et utile pour d’autres.
Biens communs
Pourrais-tu donner une définition à la notion de biens communs?
Un bien commun est quelque chose que plusieurs propriétaires ont en commun. La propriété est partagée entre ces personnes.
De manière générale, la problématique des biens communs est que, lorsqu’une ressource est partagée en commun, il faut théoriquement des règles pour s’assurer que cette ressource ne soit pas, soit abusée, soit épuisée.
Cela change dans le monde numérique puisque la notion de rivalité n’existe plus. En consultant une œuvre numérique, je n’empêche personne de l’utiliser, je ne l’abîme pas, il n’y a plus les risques que l’on désigne par la »Tragédie des communs ».
Avec le numérique, on transpose donc la question à d’autres problématiques : Comment protéger les communs, comment empêcher l’exploitation injuste, l’abus, comment les préserver, les promouvoir et en créer davantage.
Enfin, si je pouvais donner une définition plus personnelle, je dirais qu’un bien commun est simplement quelque chose qui appartient à tous, sans compter nécessairement le régime juridique.
Par exemple pour une œuvre, cela ne signifie pas que celle-ci appartienne à tout le monde, cela signifie que chacun a le droit de l’exploiter. Ce n’est pas une œuvre qui appartient à tous, c’est une œuvre que tout le monde peut librement utiliser, réutiliser, etc… sous certaines conditions, relativement à la licence.
De la raisonnance de la notion de biens communs avec l’actualité ?
Pour moi, ce que l’on est en train d’observer, c’est qu’internet a modifié notre manière de penser. Je dirais presque qu’avec l’internet est apparu une sorte de même du partage. Sur internet, partager fait sens d’autant plus qu’il n’existe pas de phénomène de rivalité. Pas besoin de reproduire, le partage suffit.
Les internautes ont adopté une nouvelle conception de la propriété, axée sur la partage, et en voient les bénéfices.
On observe maintenant une transposition de la question de ce partage dans le monde physique. Comment peut-on partager dans le monde physique malgré le fait que, à la différence du numérique, existe ce concept de rivalité ?
Et c’est là que, de mon point de vue, l’Open Design rentre en jeu.
Il y a 3 niveaux de rareté. La rareté au niveau de la matière première. À celle-ci malheureusement, on ne peut y échapper.
La rareté au niveau des outils. Et enfin, la rareté au niveau du produit fini.
Ce qui est intéressant, c’est que grâce à l’Open Design, on arrive à réduire, voire même éliminer le dernier, c’est-à-dire la rareté du produit fini. En effet, chacun, ayant accès aux ressources premières et aux outils de fabrication, peut produire son produit fini. Donc, par le fait de partager le design d’un produit, on élimine la rareté du produit, à condition que les deux conditions précédentes soient remplies.
La seconde condition, qui concerne les outils, nous sommes en train d’identifier des façons de réduire la pénurie d’outils avec le FabLab. Autour des Fablabs se fédèrent des communautés avec besoins particuliers.
Aussi, de mon point de vue, l’Open Design joue un rôle essentiel pour pouvoir transposer dans le monde physique le même du partage né du le numérique.
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