Raphaël Bastide

Entretien avec Raphaël Bastide, enregistré le 27 octobre 2014 à La Paillasse, Paris.

Raphaël Bastide. Portrait

J’ai fait mes études en École d’Art, à l’Erg en Belgique, au département arts numériques et typographie. J’ai un peu appris ce qu’était le libre et l’art, aussi, par la même occasion. Aujourd’hui, même après quelques années, je retrouve ces deux profils assez distincts dans ce que je fais. C’est-à-dire que j’ai vraiment une pratique de graphiste, mais aussi une pratique de plasticien, et les deux se rejoignent de plusieurs manières. Petit à petit, dans le temps, j’ai eu la volonté de créer ou de rejoindre des groupes qui partageaient mes envies, notamment autour du libre et du graphisme.

Raphaël Bastide. Parcours

Comment j’en suis arrivé à faire du libre, ou du moins à m’y intéresser ? Cela a été très progressif. Je n’ai pas, du jour au lendemain, sauté sur Linux pour faire du design graphique avec des outils libres.
Quand on fait du graphisme tous les jours, il n’est pas facile de changer ses outils, mais c’est très intéressant, car cela ouvre des portes et c’est très inspirant. D’une part, j’ai un très bon ami qui est développeur qui m’a ouvert à cette culture là. Internet a pas mal joué aussi. Mais cela s’est surtout fait assez naturellement le jour où je me suis posé la question de mon identité en tant que graphiste. C’est-à-dire qu’internet a soulevé pour moi des problèmes de « mimiques graphiques » : les graphistes se ressemblent beaucoup, les formes aussi. Et le design est questionné tant les images circulent.

Moi, là-dedans, en tant qu’étudiant, je me suis demandé comment je pouvais trouver une façon, non pas de faire de nouvelles formes, mais une façon de répondre à une nouvelle génération de problématiques et donc une nouvelle génération de clients.

Je pense que les licences libres et le choix d’outils libres a été un déclic une fois que je me suis rendu compte de toutes les problématiques et tous les intérêts que cela posait. Car rien n’est simple, en fait. Par exemple le problème de l’économie est un problème ouvert : comment gagner sa vie en tant que créateur qui travaille avec des outils libres, je n’ai pas la réponse, mais j’ai des fragments de réponses. Mais du coup, je me suis dit que travailler sur un terrain meuble comme celui-ci était intéressant pour l’expérimentation et l’inspiration. C’est complètement perméable à toute sorte de problèmes, et j’aime bien cela.
Connaître ses outils, savoir comment marche une machine, quand on est graphiste pour moi ce n’est pas du luxe. C’est vraiment quelque chose qui est basique, ne serait-ce que pour comprendre, parler le même langage qu’un développeur. Être soi-même un développeur, c’est très important. Avoir un profil qui est divergeant, entre designer, développeur, artiste, auteur, étudiant ou éternel étudiant, cela a de la valeur. J’essaie aussi de permettre aux gens que je rencontre de se poser toutes ces questions d’identité et d’éviter de catégoriser : qu’est-ce que tu fais ? « Tu es graphistes ou artiste, je ne comprends pas bien ». Décomplexifier la chose, je trouve que c’est une manière d’admettre que des profils plus complexes peuvent exister aujourd’hui. Et c’est aussi le rôle des écoles d’enlever ces barrières.

On va essayer d’éviter d’appeler tout le monde des hackers, et d’être capable de définir des identités plus modulaires et pas fragmentées.

Enseigner le libre

Il y a, à mon avis, de grosses lacunes au niveau des écoles. Les étudiants ont besoin d’avoir des définitions claires de ce qu’est le libre et de ce que cela engage, que se soit dans le domaine des Arts ou du Design.

Je travaille à trouver, avec d’autres, des moyens qui peuvent nous permettre de dénicher les acteurs, chercheurs, les textes mais aussi les outils et la documentation en vue de la transmettre aux étudiants.

Autonomie

Je parle de libre et d’open source, mais j’aspire à une certaine forme d’indépendance, de manière générale, quant à la production.

C’est quelque chose auquel j’ai eu partiellement accès, et j’ose espérer qu’un jour des étudiants qui voudront chercher l’information pourront la trouver dans le contexte de l’École. À mon avis l’École est faite pour cela, mais pour l’instant elle ne remplie pas ce rôle.

Libre Objet

Je fais partie de deux associations que j’ai co-fondé. L’une s’occupe de questionner le design industriel open source. Cette association s’appelle Libre Objet.

Outils libres alternatifs

L’association Outils Libres Alternatifs vise à créer en 2015 un événement de formation et de documentation autour des outils libres d’une manière assez générale. Cela implique un requestionnement de la notion de qualité de l’outil.

Use & Modify

Je vais essayer de prendre des exemples concrets de productions en rapport avec les communs, où quelque chose qui pourrait s’approcher de cela. La première chose qui me vient à l’idée est un projet que j’ai mis en place qui s’appelle Use & Modify. C’est une liste de typographies libres que je mets en ligne, en quelque sorte un projet de curation typographique équivalent à la mise en ligne publique des fontes que j’ai sur mon ordinateur. Cela me permet de répondre à une question que l’on me pose souvent, à savoir « Je voudrais utiliser des fontes libres mais je ne sais pas où les trouver. Je n’ai trouvé que des fontes de mauvaises qualité. » Cela permet aussi, en effet, de répondre à cette question de la qualité dans la typographie : Qu’est-ce que la qualité ? Est-ce que la qualité typographique est une qualité plastique ? Est-ce une qualité esthétique exclusivement, ou pas ? Ma réponse à cela est non.

Je pense que la qualité typographique est une question complexe. Et la documentation de cette typographie et sa licence contribuent énormément à cette qualité.

Use & Modify est donc une simple liste, mais en même temps c’est un outil qui questionne un peu l’accès à ces fontes. Cela questionne aussi la présence de Google Fonts qui est, a priori, ce que l’on a en tête lorsque l’on pense aux fontes libres. Je voulais quelque chose de plus humain et ancré dans une démarche d’auteur, avec des fontes parfois de type très amateur mais qui possédant des caractéristiques très importantes pour moi. D’autres fontes ont une histoire très intéressantes, et d’autres qui sont tout simplement bien dessinées ou très riches en terme de nombre de glyphes. En fait, chaque fonte est là pour une raison assez précise et le tout permet de mener des projets de toute sorte avec des fontes libres. C’est une réponse que je propose à toutes les personnes qui me demandent où trouver des fontes libres. Je les invite aussi à forker ce projet et à faire chacun sa liste de fontes puisque le CMS que j’utilise est libre, et le template que j’ai dessiné et que j’utilise est aussi sous licence libre. L’idée est que les micro-fonderies, les indépendants puissent adapter cet outil à leur propre besoin. Dans l’idéal j’aimerais que ce projet deviennent le « Tumblr » de la fonte, présentant un « star system » des designers de fontes libres, car ce sont des gens qui ne sont en général pas très connus, et j’aimerais bien qu’ils aient plus de crédits.

Qualité

Je me suis rendu compte que le libre questionnait systématiquement cette question de qualité. Il n’y a pour moi pas qu’une seule qualité.

Je me rends surtout compte de cela dans un contexte typographique. C’est à dire qu’en utilisant, produisant et analysant ce qu’est la typographie libre, je me suis rendu compte que, de la même manière qu’il n’y avait pas qu’un seul profil de designer, il n’y avait pas qu’une seule notion de qualité. La notion même de licence permet d’après moi de contribuer à la qualité d’une fonte quelque soit sa qualité graphique.

Je suis intéressé par la redéfinition de la qualité, ou à l’ajout d’une ou plusieurs strates à la notion de qualité.

Versioning

D’un point de vue plus artistique, je m’intéresse depuis quelques années aussi à la manière dont on peut versionner les objets dans l’espace, et comment l’objet peut conceptuellement être influencé par des notions légales et surtout de licences. Cela rejoint les problématiques des associations dont je fait parti.

J’essaie de produire et de documenter des installations artistiques dont les licences seront libres, et de versionner dans le temps des états de ces installations.

C’est un chantier que je vais continuer dès que j’en ai l’occasion.

Accessibilité

Il est à mon avis important d’organiser des choses qui sont adaptables aux non technophiles, d’une part parce que la technique est de moins en moins compliquée, et qu’il y a plusieurs degrés pour l’aborder. Ensuite parce que le contenu est souvent un bon prétexte pour s’intéresser à la technique. J’ai souvent fait l’expérience de workshops organisés avec des gens qui n’avaient pas l’habitude d’une approche par la technique, et ces profils étaient souvent très intéressants, parce qu’ils avaient ce recul de personnes non connectées. Dans ma pratique, je m’intéresse aussi à faire des choses non connectées qui s’inspirent de processus existants et numériques.

Pérennité

J’ai l’impression que l’open source est d’abord une manière d’avoir des outils qui sont pérennes. Les licences libres assurent un suivi dans le temps.

Le travail collaboratif autour des outils et des ressources libres permet d’être asynchrone.

Et cela, je trouve que c’est très intéressant.

Recherche

Étant donné que l’on peut transmettre des idées ou des envies, je pense que l’on peut considérer la motivation comme un commun.

Dans le contexte leurs parcours, les étudiants en Art, en Design, sont très ouverts à de nouvelles choses. Je pense qu’il faut profiter de ces moments là, et c’est pour cela que je m’intéresse vraiment à la formation et à l’enseignement. Il faut savoir se saisir de ces moments pour offrir un maximum d’alternatives, au sens très large, et de richesses théorique et technologique. Bien sûr, le logiciel libre est un moyen d’offrir cette richesse là. Mais il est aussi du rôle des professeurs de se remettre perpétuellement en question et de ne plus venir en tant qu’auteur accompli, mais plutôt en tant qu’ancien étudiant. Il serait intéressant de voir si le professeur en tant que maître – au sens maîtrisant une technique – a toujours sa place dans une école d’Art. Je pense que c’est surtout des profils de co-chercheurs, de gens qui apprennent davantage à chercher qu’à trouver, dont l’école a besoin. Il faut apprendre aux étudiants à se situer dans la transversalité plutôt que d’approfondir un sujet avec un mentor. Je pense qu’il est important d’offrir cette richesse, que je considère comme un « commun », au sens où je l’ai compris.

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