Sébastien Broca

Entretien avec Sébastien Broca, enregistré le 31 octobre 2014 à l’Open World Forum, Paris.

Sébastien Broca. Portrait

Sébastien Broca, pouvez-vous vous présenter ?

J’ai fait de la philosophie jusqu’en Licence. J’ai eu ensuite besoin de m’attacher à des choses plus concrètes et me suis dirigé vers la sociologie et notamment la sociologie des techniques. J’ai commencé à travailler sur les discours autour d’internet, en lisant notamment Philippe Breton, qui a beaucoup écrit dans les années 90 sur la cybernétique et ce qu’il a appelé le culte de l’internet. Philippe Breton avait déjà, à la fin des années 90, dénoncé ce qu’il considérait comme un enthousiasme excessif autour d’internet et sur le fait que les nouvelles technologies allaient nous sauver et régler un certain nombre de problèmes sociaux. Ainsi, j’ai commencé, comme cela, à travailler avec lui là-dessus. Et de fil en aiguille, comme tout thésard, j’ai commencé par perdre du temps à ne pas savoir exactement sur quoi je voulais travailler. Puis j’ai découvert le logiciel libre que je ne connaissais pas très bien. Et je l’ai découvert, en plus, de manière un peu détournée, notamment en lisant la revue multitudes ou des penseurs comme Yann Moulier-Boutang, André Gorz. Car par ailleurs, la critique sociale m’intéressait aussi. Si j’y suis donc venu par un cheminement un peu indirect, je me suis finalement rendu-compte que je tenais surement quelque chose. Mon angle, assez rapidement, a été de m’interroger sur la manière dont ce mouvement, a-priori propre aux hackers et aux informaticiens, pouvait en fait intéresser des gens comme moi, qui n’étaient à la base pas du tout informaticiens, ni même spécialement hackers, geeks ou intéressés par l’informatique et internet. C’est comme cela que j’ai construit mon sujet de thèse. En me disant que ce qui m’intéressais était de voir comment le logiciel libre pouvait acquérir une portée supérieure à ce que l’on pouvait penser.

Il s’agissait de comprendre comment le logiciel libre avait dépassé le champ de l’informatique et comment il avait acquis une signification culturelle, politique, sociale plus importante.

Sébastien Broca. Thèse

Sébastien Broca, vous êtes l’auteur d’une thèse intitulée « L’utopie du logiciel libre. La construction de projets de transformation sociale en lien avec le mouvement du free software ». Pouvez-vous partager avec nous les grands axes de cette réflexion ?

Ma thèse comporte un aspect narratif voire historique, où il s’agit de repartir de tous les espoirs qui sont associés à l’ordinateur depuis la Seconde Guerre mondiale, c’est-à-dire depuis la cybernétique de Norbert Wiener et plus précisément de cette idée que la circulation de l’information est la condition du progrès social.
Puis je raconte au travers ma thèse l’histoire du libre, le Laboratoire d’intelligence artificiel du MIT où était Stallman dans les années 70, puis l’arrivée de l’open source, les différences entre free software et open source, la récupération par les entreprises. Je raconte également l’apparition de Wikipédia, le mouvement des makers. Je raconte la manière dont tous ces mouvements ont fasciné un certain nombre d’intellectuels de gauche qui ont vu dans le logiciel libre, à partir des années 2000, une sorte de modèle de société, voire d’utopie, sur laquelle il était possible de construire.

Dans ma thèse je fais de manière synthétique le récit de tout cela, puis, puis j’essaie de voir comment, au travers le logiciel libre, on peut essayer de réfléchir à des questions assez générales : qu’est-ce que le travail ? Qu’est-ce que sont ces activités, comme coder du logiciel libre, qui sont un peu à cheval entre du travail et du loisir ? Ces activités entre temps de travail et temps libre, rémunérées ou non ? Comment pense-t-on ces nouvelles formes d’activités qui sont assez caractéristiques de notre époque ? Comment penser ce rapport aux objets techniques, et toute l’Histoire de la culture hackers que l’on retrouve maintenant dans les tiers-lieux de fabrication ?
Il s’agissait également de s’intéresser aux questions plus militantes ou politiques autour de la propriété intellectuelle. Une assez longue partie de ma thèse est consacrée à tous les combats qui ont été menés, depuis les brevets logiciels, HADOPI , Acta, et l’action des acteurs du libre, de l’April, de la Quadrature du Net.

Aujourd’hui vous commencez un cycle de recherche postdoctoral, pouvez-vous nous décrire les pistes vers lesquelles vous orientez votre réflexion ?

Ce parcours s’amorce dans la continuité de la thèse. Il est consacré aux communs. C’est par le logiciel libre que j’en suis arrivé à cette notion un peu plus générale.

Il s’agit de s’intéresser aux régimes de propriété alternatifs attachés à des ressources numériques, et à toutes les formes d’organisations sociales qui se jouent autour.

J’en suis venu à travailler sur ce sujet quand j’ai commencé mon post-doc, il y a presque un an maintenant. L’idée était de voir si les communs pouvaient devenir un mouvement politique, et d’interroger le rapport des communs au champ politique.
Je partais du constat que, souvent, ce sont des acteurs, des individus, qui construisent les communs dans une démarche très bottom-up et un peu en marge par rapport au champ de la politique, ou en tout cas, tout à fait indépendamment de la politique partisane et institutionnelle.

Aussi, en suivant le Réseau francophone des biens communs, mon idée était de voir comment ces acteurs vont se confronter au champ politique, et porter ces thématiques-là dans des partis, ou en faisant une sorte de lobbying sur les communs.

Des hommes politiques peuvent-ils se ressaisir de ces thématiques-là pour en faire une sorte de projet de société organisé autour des communs ? Comment on peut politiser ces questions-là ?
Je n’ai pas encore beaucoup de réponses là-dessus, mais je trouve la question intéressante. Tout reste à faire.

Puis, il y a deux autres thématiques corollaires qui m’intéressent.
La première touche à tout ce qui est de l’ordre du digital labor, et notamment du courant de recherche qui a pris ce nom, et qui essaie de réfléchir à tous ce nouveaux modèles économiques dans l’économie numérique, qui reposent sur une forme d’exploitation du travail gratuit. Cela peut aller de la démarche de faire une recherche sur Google à écrire du logiciel libre. Ce sont des choses très différentes, qui regroupent toutes les activités que les gens font en ligne, et qui ne sont en général pas rémunérées mais qui génèrent de la valeur.

Par ailleurs, j’ai commencé à travailler sur les coopératives d’activités et d’emplois. Ce sont des structures qui regroupent des entrepreneurs salariés, c’est-à-dire des gens qui lancent des activités, et qui sont donc des entrepreneurs, mais qui veulent bénéficier de sécurité et de droits sociaux qui sont encore aujourd’hui lié au salariat, et donc, se crée ce statut un peu hybride d’entrepreneur salariés dans ces coopératives.
Ces sujets sont au cœur des mutations du travail et du post-salariat. Il est intéressant de voir comment ces choses-là s’organisent.

Do-ocratie

Do-ocratie est un terme souvent rencontré dans le monde des hackers et du logiciel. Il traduit une principe qui m’est assez sympathique qui consiste à dire que celui qui fait doit décider. Il me semble que c’est un bon point de départ quand on essaie de s’organiser collectivement et faire des choses ensemble. Je n’aime pas trop les inspecteurs des travaux finis. La do-ocratie me paraît être une bonne manière de lutter contre cela.

Partage

La notion de partage me semble problématique. D’une part, il me semble étrange d’employer le terme partage lorsque l’on parle de biens non rivaux. La notion de partage me paraît légitime lorsque l’on parle de ressources finies. C’est bien parce qu’il n’y en a pas pour tout le monde qu’il faut les partager. En revanche, lorsqu’il s’agit de ressources numériques, la notion de partage est inexacte car ces ressources sont abondantes et n’impliquent pas un renoncement pour donner la ressource à autrui. C’est pourquoi le terme de partage me semble un peu trompeur de ce point de vue là.
Par ailleurs, j’identifie un autre risque dans ce terme, et qui concerne tout ce que l’on entend depuis quelques années autour de l’économie du partage. On commence à voir que ces modèles posent aussi question. On dit notamment qu’ils permettent d’enlever des intermédiaires alors qu’en vérité ils en recréent. Prenons pour exemple Airbnb, Uber et les autres. Ils nous interrogent aussi sur les formes de travail précaires qu’ils engendrent, sans protection sociale, avec très peu d’encadrement législatif pour l’instant, etc.
Se posent donc tous ces problèmes de l’économie du partage, et ce qui m’énerve notamment, c’est le choix des termes liés à cette économie, moralisateurs et connotés très positivement. Parage, altruisme, générosité, collaboration. Évidemment tout le monde milite pour ces choses-là.

Mais parfois, tout ce discours autour de la générosité et du partage empêche de voir que la réalité est un peu moins rose que tout ce que ces termes ne laissent paraître.

Digital Labor

Cette notion désigne, d’une part,  les activités en ligne qui génèrent de la valeur. Par exemple, effectuer une recherche dans Google, modifier son profil Facebook, écrire du logiciel libre, poster des photos, etc. Mais elle désigne aussi le courant de recherche qui en a pris le nom, et qui essaie de développer un discours critique autour de ces activités. Ce courant revendique notamment que ces activités relèvent d’une nouvelle forme d’exploitation, au sens marxiste du terme, puisque certains acteurs viennent capter la valeur créée par ces contributions bénévoles, réalisées sur le temps libre.
Ce courant des Digital Labor posent des questions très intéressantes. Cependant, je ne suis pas toujours convaincu, tant par les réponses qu’ils donnent que par leur cadre d’analyse, très marxiste, et orthodoxe au sein du marxisme. En effet, ces courant essaient de repenser ces problématiques en usant des même catégories qu’au 19ème siècle (notion de surtravail, d’exploitation, théorie de la valeur marxiste). Mais ces cadres me paraissent incompatibles pour penser notre société contemporaine, car nos activités ne sont pas comparables à la réalité industrielle du 19ème siècle. Je pense notamment aux activités qui brouillent la séparation entre travail et loisir, où la création de valeur est très difficile à mesurer, et où la valeur ne peut pas toujours être attribuée à une seule personne (dans le cas de contributions collectives et collaboratives).
Les anciennes catégories, notamment marxistes, ne marchent pas forcément très bien pour analyser ces nouveaux paradigmes.

Aussi, si des questions très intéressantes émergent actuellement autour du digital labor, nous n’avons pas encore trouvé les moyens théoriques et critiques pour réellement bien les poser et bien les résoudre.

C’est plutôt du travail qu’il reste à faire, à l’avenir.

Méthodologie

On m’a beaucoup reproché dans mon travail de thèse, de ne pas avoir une méthodologie assez claire. En sociologie on nous bassine avec des questions de méthodologie. Cela suffit les questions de méthodologie ! Parfois c’est une sorte de cache misère où les gens déploient des trésors d’ingéniosité pour tenter de prouver que c’est une méthodologie scientifique. Cela cache souvent du vide, voire de l’irrationalité.

Ironie

C’est une notion qui a un peu mauvaise presse. On peut avoir l’impression que l’on en a assez de l’ironie, que le second degré est partout, que les hipsters ont fait de l’ironie une nouvelle manière d’être, et que s’en est trop.
Pourtant, je voudrais plutôt défendre l’ironie, et l’usage de l’ironie dans le travail de recherche, qui amène souvent une distance et un regard critique plutôt bienvenue, une absence de sérieux et un peu d’humour, dont on a besoin dans la recherche.
Quelqu’un comme Evgeny Morozov manie très bien l’ironie. Il est parfois très caustique, voire même un peu méchant. Mais cela donne parfois une certaine force, ou en tout cas un certain attrait à ces propos.
Et paradoxalement, je pense que l’ironie est un peu une attitude d’idéaliste.

L’ironie est une sorte d’idéalisme lucide, porté par des gens mus par de grandes espérances et idéaux.

La médiocrité qu’on leur propose n’est pas du tout à la hauteur de ce qu’ils seraient en droit d’attendre. Et du coup, ils sont ironiques et caustiques, pour ne pas laisser berner par une forme de médiocrité qui n’est pas du tout à la hauteur des grands idéaux qu’ils pourraient avoir par ailleurs.

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