Saisir l’instant où la délégation de tout à tous devient une évidence à énoncer
Alexandre Monnin, enregistré le 17 janvier 2019 à Paris dans le cadre de l’Ambassade des communs, projet porté par WOS / Agence des hypothèses dans le cadre des actions Nouveaux Commanditaires.
À l’époque, j’étais chercheur chez INRIA, le CNRS de l’informatique, qui a le même statut que l’INRA, c’est-à-dire une dépendance au Ministère de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l’Innovation et au Ministère de l’Industrie. C’est une sorte de MIT français. Dans ce cadre là, j’étais par ailleurs au centre du mouvement de brassage de la Recherche autour des IDEX, initiatives d’excellence incarnées par de grands pôles absorbant universités, écoles et instituts de recherche en les faisant fusionner. Ces pôles sont en compétition les uns avec les autres pour obtenir des financements. Nous avions une forte connaissance de ces mouvements, parce que notre IDEX était dirigé par la personne qui est devenue la Ministre de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l’Industrie, Frédérique Vidal. En quelque sorte, nous avons vécu, un peu en amont, ce qui allait advenir pour l’ensemble de la politique française de la Recherche. Je parle de privatisation, notamment parce l’année où l’IDEX a été obtenu, les budgets de tous les masters d’informatique et de tous les master de biologie ont été supprimé. Ceux-ci ont été remplacé par des masters payant l’année qui a suivi. Cela va très vite. Par ailleurs, ces phénomènes permettaient de voir la proximité entre certains problèmes que rencontrent les chercheurs et les problèmes que rencontrent les artistes, avec des différences bien entendu. Il y a par exemple plus de salariés chez les chercheurs que chez les artistes, mais il y a aussi beaucoup de précaires chez les chercheurs. Cette proximité entre les chercheurs et les artistes se manifeste notamment par une politique qui repose largement sur les appels à projets. Cependant, officiellement, il y a un taux à 3 % de financement des projets, ce qui pose évidemment des troubles. De la même manière, tous les artistes ne sont pas absorbés par le marché de l’art.
Les chercheurs comme les artistes vont alors se cramponner à la notion d’autonomie, et la revendiquer au moment où ils sont le plus hétéronomes possible. C’est une demande complètement folle, me semble-t-il, par rapport à la situation véritable. Ce sont donc, de mon point de vue, des symptômes assez proches. Un des ouvrages publié par les Nouveaux Commanditaires se nomme d’ailleurs L’art sans le capitalisme (1)
J’ai discuté, à ce moment là, avec Jérôme Poggi et François Hers, qui m’ont dit qu’il existait déjà les Nouveaux Commanditaires Sciences, portés par la coopérative Les jours à venir. La rencontre avec les Nouveaux Commanditaires Sciences nous a amené à décaler un peu notre projet.
C’est d’ailleurs aussi ce qu’essaie de faire les Nouveaux Commanditaires Sciences, en tentant de démontrer qu’un processus qui passe par la demande peut avoir un sens dans l’espace actuel de la recherche, et peut donner des résultats scientifiques validés. En tant que concepteurs du projet COOPAIR, nous pensons, à l’inverse, que les institutions actuelles de la Recherche sont en train d’être complètement détricotées, au regard du mouvement que je viens de vous décrire. Les institutions sont en très grande difficulté. C’est pourquoi nous ne cherchons pas forcément à nous adapter à ces institutions, mais plutôt à trouver des alternatives.
Il y a des pays où cela s’est fait. Par exemple l’Angleterre, où les droits d’inscription pour les écoles d’art sont devenus extrêmement onéreux. Ceux qui sont professeurs aujourd’hui dans les écoles d’art anglaises n’auraient pu être étudiants à l’époque, si les conditions avaient été les mêmes. Ils en auraient été complètement exclus. Aujourd’hui, un public en a remplacé un autre d’un point de vue sociologique.
Là où les Nouveaux Commanditaires Sciences ont fabriqué leur propre protocole, qui est d’ailleurs un document assez dense de 6 ou 7 pages, notre idée est plutôt de repartir sur un protocole très léger comme celui des Nouveaux Commanditaires, et en bénéficiant de toute cette expérience, et notamment du bilan d’étape de la démarche qui avait été présenté à Saint-Ouen et dont nous avions discuté avec Estelle Zhong. Estelle Zhong travaille par ailleurs sur l’Art des communs et a publié plusieurs ouvrages récemment, notamment L’art en commun. Réinventer les formes du collectif en contexte démocratique, et Esthétique de la rencontre (Seuil, 2018) (2). L’idée de COOPAIR est donc de reprendre ce protocole très léger, et éventuellement de le faire évoluer en fonction de ce que ces enquêtes sur les Nouveaux Commanditaires eux-mêmes nous ont appris. Au départ, ce projet avait été proposé à l’IDEX lui-même. Nous formulions l’idée que l’IDEX développait une politique de l’offre, et qu’il était intéressant d’envisager une politique de la demande, et d’imaginer pour les chercheurs d’autres manières de fonctionner. Finalement, nous avons soumis ce projet Fondation Carasso, qui l’a financé après instruction. Ce projet a pour vocation à encourager une sorte d’Art des situations, qui prend comme matériau premier des situations, un peu à l’image des Nouveaux Commanditaires ou des issues des publics si l’on se réfère à John Dewey. L’idée est de travailler, en amont du projet, avec des artistes qui vont aller voir des collectifs. On parlait tout à l’heure d’horizontalisation des relations.
Ce sont les enquêteurs qui portent la demande, au sein d’une démarche où d’autres acteurs, les artistes puis les chercheurs, viennent contribuer à l’enquête. COOPAIR va en quelque sorte se greffer à le travail que font les enquêteurs pour les aider à le faire perdurer, apporter peut-être d’autres pratiques et d’autres expertises. « Les professeurs de pragmatisme », comme le dit Antoine Hennion, sont les enquêtés eux-même, qui sont d’abord et avant tout des enquêteurs. Tout le monde a le statut de co-enquêteur, ce qui est transposable aux Nouveaux Commanditaires où les statuts et les rôles du public et des artistes ne sont pas séparés. Par ailleurs, étant donné que l’on parle d’enquêteurs, et non pas d’enquêtés, de scientifiques, de savants, de publics, la notion d’enquête qui est commune à tous, et il est possible que les scientifiques eux-même aient un statut de commanditaires. Nous travaillons notamment avec un viticulteur sur des enjeux de bioharmonie, et avec une association d’éleveurs. Éleveurs autrement, une association de 300 éleveurs dans le Puy-de-Dôme, a complètement renouvelé les pratiques de l’élevage, en apprenant à parler aux bêtes, à réintégrer d’autres éléments du cosmos dans leur vision et dans leurs pratiques. L’association a su inventer par ailleurs son propre modèle grâce à des pratiques de dissémination du savoir. Parmi les artistes avec lesquels nous travaillons, le collectif Bureau d’études travaille la cartographie et notamment des processus de type carte, analyse et synthèse. Dans le cadre de COOPAIR, Bureau d’études a travaillé sur des boussoles, pour permettre à des chercheurs de collaborer avec l’association Éleveurs autrement, en faisant ressortir les éléments saillants au niveau du terrain (ambiance, atmosphère, accords) pour s’orienter dedans. Ces cartes ne sont pas des cartes traditionnelles. Elles n’ont pas une visée représentationnelle mais une visée d’orientation. (1) François Hers, Xavier Douroux, L’art sans le capitalisme, Les presses du réel, Collection Hors série, Janvier 2012. (2) Concernant Estelle Zhong, voir aussi Reclaiming Art – Reshaping Democracy (Les presses du réel, 2017) et L’art en commun. Réinventer les formes du collectif en contexte démocratique. (Les presses du réel, Collection Œuvres en sociétés, 2019). |