Le centre de gravité de l’œuvre serait transféré aux rapports du domaine de la vie essentiellement.

Alexandre Monnin et Claire Dehove, enregistrés le 17 janvier 2019 à Paris dans le cadre de l’Ambassade des communs, projet porté par WOS / Agence des hypothèses dans le cadre des actions Nouveaux Commanditaires.

Alexandre Monnin : Je vais parler du dispositif Re-Source développé lorsque j’étais l’architecte de l’information pour la Fondation d’Art contemporain Lafayette Anticipations, qui a ouvert ses portes à Paris en mars 2018

Pour créer cette plateforme d’archives numériques, j’ai proposé à la Fondation de partir des études de laboratoire. Peut-être vous souvenez-vous des études de laboratoire en sociologie et en sciences sociales. C’est d’ailleurs dans ce champ-là que Bruno Latour a commencé ses premiers travaux, avec La vie de laboratoire en 1979.
En effet, les sociologues et les chercheurs sont allés dans les laboratoires pour voir comment travaillaient réellement les scientifiques. Non pas pour déconstruire le travail des chercheurs, mais au contraire pour montrer le travail incarné et concret de la recherche. Il s’agissait notamment d’expliquer davantage que le travail des scientifiques naissaient d’expériences extrêmement incertaines, pour arriver à des résultats fiables et universels. L’entreprise consistait en quelque sorte en une démarche de réconciliation.

J’ai collaboré sur ce projet avec un artiste anglais, Neil Cummings, qui vient de la critique institutionnelle. Très vite, nous avons eu des idées assez proches. J’ai proposé de faire une opération équivalente à celle d’aller dans les laboratoires pour les scientifiques, mais appliquée à la sphère artistique.

Il s’agissait finalement de penser un lieu de production artistique comme un laboratoire, et de créer un dispositif permettant de documenter cette production. D’une certaine manière, nous ouvrions une lucarne sur l’Art contemporain.

Re-Source se veut donc un dispositif de documentation de projets et de production, appréhendant l’œuvre comme un processus, ne s’opposant pas forcément à l’œuvre et à ses différents moments de stabilisation.

Re-Source permet de documenter la vie et la carrière de l’œuvre, dans toutes ses dimensions, et également le travail qui va permettre d’instaurer une œuvre.

D’avantage qu’une création ex nihilo, l’œuvre est une instauration, au sens Étienne Souriau, à laquelle plusieurs personnes vont participer, et dont on va pouvoir documenter les différentes contributions : documenter le travail de la personne qui a rédigé le contrat avec l’artiste, documenter le travail d’une personne qui a passé une commande, et le travail du commanditaire lui-même évidemment, qui va avoir une grande importance notamment au sein du processus Nouveaux commanditaires.

Il s’agit de penser l’œuvre de manière distribuée, et de documenter pour partager des processus de valuation.

Par valuation, j’entends le moment où l’on va reconnaître qu’il y a quelque chose qui compte dans ce qui est produit au niveau de l’œuvre.

Ces moments, où apparaissent des choses qui comptent, et leurs traces, sont généralement perdus au moment de l’exposition ou de la présentation au public. Cette démarche de valuation permet d’ailleurs d’adresser la thématique du travail caché, que l’on ne voit pas habituellement apparaître dans le récit d’une œuvre

La question de la documentation rejoint la question des communs. Pour transformer une rencontre en un commun, il s’agit de documenter. Ce sont des pratiques activées en tiers-lieux, et je suis d’ailleurs contributeur d’un lieu de ce type qui s’appelle la MYNE à Villeurbanne. Dans les tiers-lieux, documenter est une pratique très importante, pour pouvoir partager ensuite.

En mobilisant l’idée de communs par la documentation, il ne s’agit pas du tout de répondre à une injonction de transparence, c’est-à-dire de tout montrer. L’enjeu réside dans le partage est de ce qui a compté, et de ce que l’on a fait compter.

Dans le cas du projet Re-Source, cela induit parfois des processus de négociation avec les artistes.

Cette démarche permet aussi de soutenir qu’une Fondation d’Art contemporain n’est pas une usine à produire des œuvres. Tout ce qui est produit n’est pas parfait. Il semble pertinent de montrer aussi les échecs.

Si tout fonctionne, est-ce encore de l’Art ? Non, c’est de l’industrie.

L’idée est de penser l’œuvre, non pas comme un projet, mais comme un trajet, au sens d’Étienne Souriau. Ce trajet qui peut être accidenté. On va, éventuellement et dans ce cas, essayer de documenter ces accidents. Ce trajet peut échouer, ou peut mener complètement ailleurs, et cela ne constitue pas un problème.

J’ai travaillé à partir de la fin 2014 et jusqu’en 2016 sur le projet Re-Source. Suite à cela, j’ai fait une résidence d’un mois au sein de Lafayette Anticipation pour discuter de la finalité d’un outil comme celui-ci.

Avoir un outil de documentation, était-ce suffisant ? Ne fallait-il pas aussi repenser la manière de passer commande à des artistes et la politique curatoriale associée à la mise en place d’un tel dispositif ?

Si un outil permet de partager, avec le public, ce qui compte, et permet éventuellement de produire du commun, peut-on conserver les mêmes protocoles dans la manière de passer commande à un artiste ? Peut-on favoriser l’émergence de projets qui justifient le fait d’être une Fondation d’intérêt général ? Dans ce cas, il est nécessaire d’avoir une politique curatoriale adaptée.

Par ailleurs, plus on va montrer la production, plus on est comptable de ce que l’on montre. Un dispositif comme celui-ci peut être vu comme un cheval de troie et appelle finalement à une certaine politique. Sinon, l’outil aura l’effet de multiplier les prises pour la critique.

Pour répondre à ces questions, j’ai organisé deux ateliers. Un premier atelier était organisé autour des Nouveaux Commanditaires. Il me semblait intéressant qu’une Fondation comme celle des Galeries Lafayettes s’inspire des Nouveaux Commanditaires. Nous avons réuni Estelle Zhong, Claire Migraine, Jérôme Poggi et Ann Guillaume. Nous avons eu l’occasion de discuter des Nouveaux Commanditaires et de poser les choses sur la table.

J’ai ensuite fait un deuxième atelier qui s’intitulait Intérêt général et communs. La notion d’intérêt général est une notion très française, qui par ailleurs comporte le risque d’être synonyme de défiscalisation

Une des manière de donner davantage de relief à la notion d’intérêt général et de percoler avec un mouvement mondial actuel était d’opérer la bascule de l’intérêt général vers les communs.

C’était l’objet de cet atelier que de discuter, notamment avec François Hers, pour voir comment l’on pouvait produire des communs en s’appuyant sur un dispositif de documentation.

Des communs documentaires permettraient de partager avec un public une expérience autour d’une œuvre d’art et ses effets.

Claire Dehove : Proposer quelque chose qui serait sans finalité d’art. Cela me paraît assez déterminant.

L’Art des communs est peut-être d’échapper à toute finalité d’art.

Laisser un commentaire