Cairn, une table de données sur les pratiques dans les fablabs, par Pauline Gourlet

En 2016, Pauline Gourlet (Université Paris 8, Labex Arts H2H / L’atelier des Chercheurs) et Thierry Dassé (Carrefour Numérique 2, Universcience) conçoivent Cairn, une installation qui permet de collecter et de visualiser des données sur les activités et les pratiques dans les FabLabs.

Issue d’une collaboration entre une chercheure-designer et l’équipe d’un FabLab, Cairn propose une alternative à la forme classique du questionnaire. Dans sa première version, Cairn a pris la forme d’une table et ressemble de loin à un gigantesque jeu de plateau avec une multitude de petits jetons multicolores. Les gens sont amenés à repenser à leur expérience dans le FabLab et à la qualifier selon un code inscrit sur la table. Devenants signifiants, les jetons colorés sont soigneusement choisis, assemblés et placés sur la table, donnant à lire des activités singulières. Petit à petit, une vision du collectif émerge, composée des « pierres » de chacun. Cette visualisation permet de poser la question de son expérience singulière dans une communauté et propose un moyen de discuter les pratiques émergentes dans les tiers-lieux. – Pauline Gourlet

Une étude des usages en fablab :
Un fablab ne se réduit pas à une liste de machines. C’est ce que nous rappelle Pauline Gourlet en concevant le projet Cairn, qui déplace notre regard en l’orientant vers les communautés d’usagers.
Ses observations sur les pratiques du Carrefour numérique, récoltées au cours d’un processus d’immersion de 4 semaines, constituent en soi un socle d’analyse des mutations du travail.

La culture ouverte ne se réduit pas aux contenus ouverts :
Au-delà des contenus ouverts promus par les fablabs et la culture du libre, Pauline Gourlet propose une brique supplémentaire : l’open data, l’ouverture et l’étude des données de flux et des activités humaines.

La donnée incarnée dans l’espace :
La force du projet réside dans la simplicité du processus : chaque usager « rend compte » de qui il est et de ce qu’il a fait. La visualisation incarne une pratique.

La donnée comme outil de coopération :
Au travers Cairn, on peut émettre l’hypothèse qu’ouvrir aux usagers la boîte noire et les métriques de fréquentation des espaces de travail, c’est accompagner les pratiques et leurs mutations. En rendant visible les savoirs-faire, on favorise les démarches pair-à-pair et la coopération.

De la mesure de l’emploi à la compréhension du travail :
Alors que le travail hiérarchique et la société de consommation nous ont dépossédés de la culture du chiffre et de la statistique, utilisée à des fins marketing, d’optimisation ou comme outil de prise de décision de politiques descendantes, l’ère des tiers-lieux marque-t-elle une forme de réappropriation de la donnée ?
Il ne s’agit plus de mesurer l’emploi, mais de comprendre le travail.

Entretien avec Pauline Gourlet

Réalisé par Sylvia Fredriksson pour le Pôle recherche de la Cité du design, janvier 2017.

En tant que chercheuse en design, quelle a été ta méthodologie de travail en rapport avec le Carrefour numérique, fablab de la Cité des sciences à Paris ?

Une méthodologie exploratoire
En commençant le projet, je n’avais pas planifié ce que j’allais faire. C’est au grès des rencontres que les méthodologies se mettent en place, finalement, à l’image du fonctionnement des tiers-lieux. On rencontre des gens, on découvre des projets, on identifie les besoins des uns et des autres.

Les origines du projet : « apprentissage par le faire » et documentation
Au démarrage, je travaillais autour des enjeux de documentation dans le contexte des tiers-lieux et des fablabs, et je cherchais plus particulièrement à imaginer des choses pour les écoles.
Je souhaitais valoriser la dimension d’apprentissage par le faire, et interroger la manière dont-on pouvait capitaliser sur l’expérience d’apprentissage et la partager. D’une part, formaliser pour soi-même ce que l’on a fait, et ensuite partager.
Dans ce contexte, j’ai organisé un worskhop au Faclab sur la documentation et les problèmes de documentation. Pour nous, chercheurs, c’était l’occasion de présenter les outils que l’on avait commencé à faire et d’avoir des retours des usagers. À ce moment là, j’ai rencontré Thierry Dasse et David Forgeron du Carrefour numérique.

Les activités d’un fablab au prisme de la recherche par le design
Un des sujets qui me semblait assez intéressant à analyser, parce qu’il a été peu approfondi à ce jour, est l’enjeu d’identification de ce qui se passe dans les fablabs.
Les fabmanagers ont bien une idée de ce qui se passe dans les fablabs, mais ce n’est pas très précis.
Qu’est-ce que les gens font là ? Quelle est la chose qui les pousse à venir ? Quelle est leur activité ?

Quand je parle d’activité, en tant que chercheuse en design et en ergonomie, je veux désigner l’unité d’analyse.
L’activité, qui constitue l’unité d’analyse, est définie par une personne et par l’objectif de son activité.

Aussi, en terme de recherche, il était intéressant d’essayer de comprendre quel était l’objet de l’activité des gens dans les fablabs.

Donner une forme au « faire ensemble »
Ensuite, nous avons prolongé nos échanges avec Thierry Dasse autour d’expérimentations plastiques, avec pour objectif de créer un objet qui soit intéressant en terme d’interaction.
Au cours de nos discussions, nous avions même évoqué, en tant qu’inspiration, le mur des Lamentations à Jérusalem. L’Idée de « jeter des messages à la mer » nous plaisait. Nous voulions éviter de tomber dans les biais du sondage classique, où l’on se contente de quantifier ce qu’il se passe. Nous souhaitions réellement inverser cette démarche-là.

Nous avons eu envie de faire une sculpture participative, vivante voire organique, et qui soit un signe fort dans le lieu. Une invitation à discuter de ce que l’on est, exprimer pourquoi l’on est là, ce que l’on fait ensemble et quel est notre but individuel et collectif.

Nous avions le désir d’expérimenter des formes autour de l’idée de « collecter » et de « réfléchir ensemble à ce que l’on vit ».

Immersion en fablab
Une fois l’intention définie, j’ai travaillé avec Thierry Dasse en immersion au Carrefour Numérique, assez intensément, pendant 3 à 4 semaines. J’y ai conduit des entretiens sur l’enjeu de la documentation et des outils qui pouvaient supporter cette documentation.
J’ai travaillé avec les gens du Carrefour Numérique, notamment en leur posant des questions sur les variables et les encodages les plus pertinents que l’on pouvaient imaginer pour Cairn, en interrogeant préalablement leurs activités.
Du point de vue du traitement des données encodées par Cairn, j’ai essayé de comprendre ce qui se passait, de manière un peu plus rigoureuse, par le biais d’observations, d’entretiens et de prise de vue vidéo. J’ai filmé pendant 10 jours ce qu’il se passait, et la manière dont les gens interagissait avec la table.

Cette expérience au fablab du Carrefour numérique est-elle représentative de ta méthode de travail ? Comment cette initiative s’articule avec ta recherche ?

Je travaille toujours de cette manière. Mes projets commencent en général par une envie de transformation face à quelque chose qui ne me satisfait pas, ou qui a l’air d’être problématique pour moi et plusieurs personnes.
Ensuite, je mets en œuvre une itération pour identifier comment on cette transformation d’un état insatisfaisant peut s’opérer collectivement. Cela passe par des rencontres, une imprégnation dans un lieu pour mieux connaître et comprendre les gens et la communauté. Enfin, s’opère une série d’itérations collectives.

La datavisualisation physique pour amener les communautés à se repenser.
Enfin, ce qui m’intéresse en tant que chercheur, c’est que cette démarche est à lire et analyser sous deux angles différents :
D’abord, Cairn permet de collecter des données, qui en elles-même, vont être analyser dans le cadre de ma démarche de chercheur et par le fablab.
Ensuite, Cairn permet un regard réflexif des contributeurs sur leur propre usage de la table, et simultanément, de leurs pratiques au fablab. Et cela, les gens m’en parlent, mais cela ne se voit pas. La question est donc pour moi de savoir comment l’on capte ces retours d’expérience des contributeurs avec cet objet.

L’enjeu de ma recherche est de montrer que Cairn et l’incarnation physique dans un objet des activités des contributeurs peut amener la communauté à se repenser.

C’est cette dimension que je m’attache à capter, et c’est pour cela que le temps d’analyse est long.

Qu’as-tu observé, avec Cairn, des activités du Carrefour numérique ?

Tout d’abord, je pense que si Cairn permet de produire une connaissance située sur les activités d’un fablab spécifique, ce dispositif permet aussi de comparer les fablabs entre-eux, ce qui me semble encore plus intéressant.

En analysant les données encodées dans Cairn, j’ai pu observer que la fablab de la Cité des Sciences accueillait un public assez nombreux qui vient par curiosité, ou par sérendipité, dans la continuité de la visite au musée. La durée de visite de ce public dans le fablab varie aléatoirement de moins d’une heure à beaucoup plus.
J’ai donc constaté une sorte de disparité au niveau des premières visites, où les activités effectuées et le temps passé étaient assez variables. Par contre, en observant les activités des usagers réguliers, je me suis rendue compte qu’ils restaient longtemps (souvent plus de 4 à 5h) et qu’ils faisaient un peu de tout. Leurs pratiques semblent plus diversifiées et morcelées.

Ce qui fut également intéressant à observer, c’est la manière comment les gens négociaient le code de la table.
L’encodage fonctionne par des mots. Par décrire une activité, il est toujours très compliqué de mettre dans des cases ce que l’on a fait. C’est pourquoi ce processus de description fut, en soit, un objet d’observation.
Chez les nouveaux usagers, j’ai relevé un fort désir de marquer leur passage au fablab en montrant qu’ils avaient fait quelque chose et en l’incarnant sur la table. Souvent, ils déclaraient avoir appris quelque chose. Ne serait-ce que le fonctionnement du lieu. Et on sentait que c’était important pour eux de manifester leur participation, ce qui témoigne aussi d’une bonne compréhension de l’ambiance du lieu.
En détails, les activités les plus souvent signalées ont été la production, le partage, et l’apprentissage d’un savoir-faire.
Actuellement, je n’ai pas fini d’analyser ce que j’ai quantifié. Mais je ne suis pas sûre que la quantification soit la démarche la plus intéressante dans cet objet.

Qu’est-ce que Cairn nous apprend sur les mutations du travail ?

Encore une fois, je pense que ce sont les discussions autour de Cairn qui nous apprennent possiblement sur les mutations du travail, ou en tout cas sur ce que l’on considère être une activité humaine – car je ne sais même pas si cela s’appelle encore travail – à ce niveau là.

Je ne dirais pas que le table en elle-même informe sur les mutations du travail, si ce n’est que l’on voit quand même un énorme pôle de gens, qui sont dans le lieu quasiment tous les jours, à exercer des activités, et qui restent longtemps. Donc cela pose des questions, et notamment autour du modèle économique de ces personnes.
Ce que Cairn décrit, c’est un engagement régulier de plusieurs personnes à se retrouver pour partager des pratiques.

Cette dimension économique, qui n’est pas prise en compte dans l’encodage de la table, pourrait-elle être intégrée dans Cairn ?

Oui, ce serait possible.

Cela dépend des fablabs, mais notamment le Carrefour numérique, parce qu’il est ouvert et gratuit, n’est pas dédié à la mise en œuvre de production dans un objectif commercial . Les usagers viennent réaliser des prototypes, mais ne sont pas, à priori, sensé y développer une activité qui leur permettant de vivre de ce qu’ils produisent.

Il serait donc en effet intéressant de voir comment cette activité au fablab s’intègre dans une activité professionnelle.
Les gens que j’ai interrogé étaient majoritairement des freelances (développeurs, artistes) ou encore des retraités, c’est-à-dire des personnes qui disposent de temps, voir pour qui le temps de prototypage en fablab fait partie intégrante de leur démarche professionnelle. Ce sont des pratiques à priori incompatibles avec un travail salarié, pour être très caricatural.

Quel rôle peut jouer le design dans la compréhension des mutations du travail ?

Je ne sais pas si c’est le design qui a quelque chose à dire de cela, ou si ce sont plutôt des méthodes de recherche.

Ce que je constate, dans le contexte du fablab comme dans celui de l’école, c’est qu’il est intéressant de faire des choses ensemble.
En tant que designers, nous avons été éduqué à mettre en œuvre une démarche, un processus, quand nous constatons des problèmes sur des terrains spécifiques. Nous avons des compétences qui permettent de matérialiser, de « mettre en objet » des besoins, et de tester des choses. C’est à ce niveau là, en tant que designer, que nous avons quelque chose à apporter.

Mais je ne suis pas sûre qu’il faille réellement essayer d’identifier ce que le design peut apporter pour répondre à tel ou tel sujet spécifique, car cela reviendrait à l’enfermer. C’est au contraire dans le tissage, avec les rencontres, l’immersion et l’humilité que les choses se jouent. Et c’est peut-être la chose la plus difficile pour un designer.
Quand on arrive sur ces terrains-là, il s’agit de se dire. : « je ne sais pas tout. Je vais aussi beaucoup apprendre de la relation avec l’autre. »
La posture des designers qui ne travaillent pas sur le terrain, dans des endroits où ils peuvent comprendre leurs usagers, m’interroge beaucoup.

Pour moi, il y a une rupture importante qui se joue entre les designers qui conçoivent pour des usagers, et les designers qui sont juste des gens et qui conçoivent avec d’autres gens.

 

(1) Faclab
(2) Thierry Dasse
(3) David Forgeron

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