Camille Louis

Entretien avec Camille Louis enregistré le 18 novembre 2013 à Mons, Belgique.

Camille Louis. Portrait

Je suis Camille Louis. Je suis philosophe. Je mène une thèse de philosophie et enseigne à l’Université Paris 8 en rapport avec mon travail de recherche qui s’intitule La recomposition de la politique dans la décomposition des politiques : conflictualité des dramaturgies politiques.

Ce travail de recherche porte un questionnement sur comment l’ère que nous traversons, ère de crise et de désenchantement post moderne, n’arrête pas de signer la fin du politique comme la fin du commun. La fin du politique et la fin du commun se sont amalgamé dans cette reconfiguration là – et j’y reviendrai – dans cette ère là. J’essaie de voir comment il n’y a pas plus de crise qu’à une autre époque.
Car cette crise est juste, encore une fois, une transformation. C’est une mutation qui nécessite d’être observée avec des outils d’analyse adaptés. Je crois que je suis très influencée par Henri Bergson par cet aspect là, mais je pense que l’objet de ton étude te donne la forme de l’outil que tu dois utiliser pour l’observer. Et par conséquent, je crois que c’est qu’à partir du moment où l’on prête un regard sur le terrain contemporain qui est le nôtre, tant dans ces mutations politiques qu’artistiques, que l’on invente les concepts, d’une part, et les modes de lecture, d’autre part, de ce terrain là.
Aussi, j’essaie d’être dans un travail de terrain philosophique plus que dans une théorisation de cet ère désenchantée. Il s’agit de réhabiliter la notion de critique contre cette généralité de la crise. Essayer de voir quel endroit de nous est véritablement en crise et à quel endroit. Cette crise est peut-être une chose dont il faut se ressaisir, plus qu’une assignation à « c’est la fin ».

Au-delà de cette thèse, je suis artiste, dramaturge et co-créatrice du collectif Kom.post.
Les multiples dispositifs que nous concevons avec le collectif sont « des moyens de se saisir de ce qui nous saisit » comme dirait Marshall McLuhan. Nous essayons d’inventer les protocoles d’observation des choses pour s’en ressaisir, les retraiter et en faire quelque chose d’autre que simplement un portrait ou une représentation. Il s’agit de voir comment cela se présente à nous, et comment nous, nous nous présentons à cela.

La Fabrique du commun

La Fabrique du commun fait partie de ces différents outils inventés par le collectif Kom.post comme moyen de se saisir d’une réalité. Et pour moi, la Fabrique du commun consiste en l’invention d’un espace de dialogue, ce qui fait terriblement défaut aujourd’hui alors que nous sommes dans un temps de l’interactif. J’ai l’impression que l’on manque énormément de rencontres à l’endroit où nous sommes en fait le plus fragile.
Sans pour autant mettre les gens dans le noir en leur disant « Va-y ! Parle moi de toi ! », il s’agit simplement nous réunir là où nous n’avons rien de plus, entre nous, que cette table et un terrain problématique qui nous est offert par un tiers (ici Kom.post). Chacun va devoir se positionner avec une espèce de degré 0, qui en même temps n’est jamais neutre, car chacun fait de sa pratique. En tout cas, il n’y a pas une hiérarchie posée en amont et les reliefs de la conversation vont s’opérer et donner à voir différentes prises de position qui ne seront pas plus savantes les unes par rapport aux autres. Le savoir d’un autre, qui en soi serait plus valable dans une société, n’a ici plus lieu d’être. Il s’agit de collecter les savoirs et les expériences autour d’un objet commun pour qu’il devienne réellement commun.

Je fais une grande différence entre ce qui est donné comme commun et ce qui est commun, c’est-à-dire ce dont on s’empare collectivement.

Il s’agit de s’interroger sur la manière dont on s’empare des choses où l’on a choisi de prendre place et de prendre existence. Comment, ce que l’on pense être un acquis, ne l’est qu’à partir du moment où l’on se met à le travailler et où l’on fabrique ce qui nous le rend commun, à toi, à moi.
Même pour moi seul, cette fabrique me permet de considérer cette chose comme commun. Commun, c’est-à-dire avec d’autres, mais aussi commun, au sens usuel, c’est-à-dire qui va de soi. Mais cette chose ne va de soi que si je m’en empare réellement.

Par la Fabrique du commun, il s’agit de créer des modes d’appropriation et de réappropriation.

Je reprends souvent cette formule de Jacques Rancière : « l’appropriation d’un propre impropre ».
Cela signifie que justement cela n’est pas propre à moi.
Nous sommes dans une configuration sociétale qui repose sur la notion de propriété alors que c’est une invention.
Aussi, à un moment, on peut tous se répartir ce qui n’est pas propre à nous appartenir. Par exemple, il n’y a pas de lien inné ou naturel à dire que cette table m’est propre. En revanche, je peux essayer de me l’approprier parce que cela devient un outil de ma pratique ou dont j’ai besoin exister.

La Fabrique du commun, par la façon dont elle met en relation les gens, créé des appropriations d’un propre impropre.

Une Fabrique du commun, à son lancement, pose une phrase, une rumeur, un slogan. Puis se produit un acte d’émancipation par la remise en question des mots. Il s’agit d’arrêter de prendre pour des vérités et de se demander à quel degré ils deviennent véritables pour nous, c’est-à-dire moteur de rapports de confiance avec l’autre et dans le monde dans lequel nous existons.

La Fabrique du commun a cette vertu, non pas de créer une utopie, une nouvelle communauté ou une collectivité idéale, mais simplement de faire en sorte que ce que l’on prend comme ordre établi et donné nous deviennent réellement propre, à un endroit où il ne sa propre que parce qu’il sera partagé.

C’est l’annulation d’une propriété individuelle des choses. Ce n’est que par la confrontation avec des expériences autres d’une même chose que je peux moi aussi connaître mon propre rapport à la chose, sachant que pour qu’il me soit propre et spécifique, il se construit en dialogue avec l’autre. Sinon c’est juste solipsisme. Tandis que quand tu rentres en échange avec quelqu’un, tu vois à la fois un autre terrain que celui que tu connais, et tu réalises pourquoi le tien est le tien.

C’est ce qui fait qu’à un moment, pour moi, je comprends que mon mode de connexion au monde est le langage. Et que pour d’autres ça va être le corps. Il s’agit alors de comprendre comment cela marche pour l’un et pour l’autre, et comment je peux me re-singulariser à l’intérieur de cela.
Du coup, pour moi, c’est important de dire cela. Car ce n’est pas non plus l’idée que l’on oublie les singularités pour faire un grand tout, où tout serait équivalent.

Il s’agit de créer un espace pour ressaisir ce qu’est une relation, et permettre à ce rapport de singulariser les individus tout en permettant la connexion à un tout.

Singularité(s)

Il s’agit d’interroger les notions commun/singularité et individu/société.

Commun/singularité implique l’idée d’une construction organique ou dynamique des existences singulières. C’est parce qu’il y a existences singulières que se construisent rencontre et création de communs.

Alors que les notions individu/société sont des concepts nés d’une construction qui est, selon moi, datée. À un moment, on a parlé de société avec à l’intérieur des individus pensés comme des atomes. Et à partir de là, on a pensé les relations sociales comme des relations de points à points. Alors que le rapport d’une singularité à un commun, c’est la phrase et son exemplification, pour reprendre Giorgio Agamben.

Une phrase peut être la même phrase pour tous. Mais à chaque appropriation de cette phrase par un individu, celle-ci devient l’exemplification d’une phrase commune. Cette phrase fait alors apparaître le commun, parce que je la comprend, et en même temps une singularité, parce que celle-ci est dite avec une certaine voix et un certain corps. C’est toujours la relation entre les deux qui fait que et singulier et commun existent. C’est un rapport dynamique.

Alors que dans les notions société/individu renvoie à la société civile et au contrat social, qui sont des idées, des illusions et des mythes.
De la même manière, nous avons créé un mythe qui s’appelle l’état de nature, une fiction que l’on prendrait pour notre réalité, et qui consisterait à dire que l’homme est d’abord seul. L’homme est seul et l’homme est un loup pour l’homme. Isolé, selon son grand plaisir narcissique, et de fait dans une relation conflictuel à l’autre. Pourquoi ? C’est une invention comme une autre.
De même, Platon invente le mythe de la caverne, proposant un monde des illusions avant d’atteindre la vérité.
Ces constructions philosophiques nous font croire en une certaine configuration du réel. Ces configurations sont multiples et non véridiques.

C’est pourquoi, il est extrêmement important pour moi de revenir à cet équilibre et cette vision dynamique qu’impliquent les notions de singulier et de commun.

Cette interrelation et cette nécessité permanente du singulier et du commun permettent de sortir de tout ce qui relève de constructions. Individu, Société, État. Des choses que l’on prend pour le réel, et qui sont à déconstruire.

Politique

Il s’agit de considérer le politique autrement que comme la politique des politiciens, et de revenir à ce qu’est le politique, c’est-à-dire pólis, l’être ensemble, l’exister ensemble, l’habiter en commun.

La réflexion sur le politique renvoie à la notion de commun et à une interrogation sur ce qui est convoqué à l’intérieur.

Ne pas interroger le commun avec le politique, c’est sous estimer la valeur du commun. C’est considérer le commun comme une chose utopique, ou comme un type de pratiques alternatives de discussion ensemble qui serait un espèce de palliatif de l’ordre du social contre le politique.

L’enjeu réside précisément dans la réappropriation d’un mode d’existence politique en commun, au sein duquel les individus ont un droit de regard sur la façon dont ils votent, dont ils sont représentés, etc. Il ne s’agit pas qu’une nouvelle force communiste vienne s’emparer de la politique pour faire un État.

Il s’agit simplement de considérer la force de l’être en commun comme une mise en capacité permettant à chaque singularité de se rendre consciente, à nouveau, des structures dans lesquelles elle existe.

Il s’agit d’interroger les modalités de notre implication politique dans la perspective d’un mode d’être quotidien.

Quelque soit l’endroit où tu vis, tout est politique et rien ne s’y arrête.

Même en faisant comme si cela n’existait pas, tu es de fait, dedans. Savoir que cela existe, et savoir comment tu gères et tu mesures ton rapport avec le politique, c’est encore une fois, une émancipation. Ce n’est pas quelque chose de l’ordre de la libération mais c’est être conscient des structures dans lesquelles tu es pris. C’est savoir que tu peux les tordre de l’intérieur.

Réinterroger le politique à partir du commun, c’est une des façons de pallier à cette illusion de la libération.

Communauté

En parlant de commun et de communauté, j’opposerais deux visions. (voir notes)

Comm-Un, c’est essayer de chercher l’unité, en créant une communauté idéale. Et ça a été un peu le problème du passage du communisme marxiste au communisme stalinien. Le communisme, c’est justement réussir à déclassifier tout ce qui est classifié. On prend une figure qui n’existe pas, qui est le prolétaire, et qui est une sorte de puissance déclassifiante de tout. Et la mise en commun de ces puissances déclassifiantes va engendrer le communisme marxiste, constitué d’un État, c’est-à-dire une unité, avec un chef au sein d’un système centralisé. Pourtant, c’était l’inverse qui était recherché dans la philosophie du communisme.
Alors que la notion Communus numeris permet de positionner l’idée du comment comme quelque chose qui se fabrique, qui se construit. C’est faire ensemble pour que le commun existe.

Le commun n’est pas donné au départ, il se fabrique et se construit ensemble.

Camille Louis, Mons. 17 novembre 2013

Économie

Il est important de bien revenir à l’origine des mots, et d’observer comment l’on associe à ces mots des usages, des couleurs ou des modes d’être particuliers.

Le terme économie provient du grec ancien oïkonomia, gestion de la maison, constitué de oikos, maison, et nomos, gérer, administrer.

Le mot économie signifie donc la loi de l’espace commun, et en quelque sorte une régulation de ce que signifie vivre ensemble. Cela consiste à se donner des règles au nom du fait que l’on puisse habiter l’un à côté de l’autre, en vue que cela nous serve autant à l’un qu’à l’autre, dans cet espace commun qui s’appelle la maison. C’est un système de répartition des biens qui fait l’économie commune. 

Le dénominateur commun de l’économie actuelle est la monnaie. Par exemple, en Europe, notre dénominateur commun est l’Euro. Pourtant, ce dénominateur commun, créé de toute pièce à un moment donné, est une chose unique devenu le garant de toutes les disparités. Ce système rend équivalentes des situations qui sont, de fait, hétérogènes, et produit du conflit. C’est le cas de la Grèce, par exemple. On a, à un moment donné, appliqué à tous le même schème, sans prise en compte des économies nationales des uns et des autres et en créant des inégalités.

L’Euro, ce commun, n’en était pas un. Il n’a pas été construit, il a été posé. Et de fait, cela crée des crises parce qu’il y a des vitesses qui ne sont pas les mêmes, des états de départ qui ne sont pas les mêmes. Par commun imposé l’on crée des inégalités terribles, alors qu’un commun fabriqué est un facteur d’égalité, une exigence d’égalité absolue.

Égalité

Égalité, au sens d’une exigence qui n’est jamais atteinte. Je me rends compte que, dans toute ma réflexion sur le commun, je suis très influencée par Jacques Rancière. Et l’exigence d’égalité est un leitmotiv chez Rancière.

Cette égalité sera toujours ce que l’on n’a jamais complètement atteint. Travailler en commun au nom de cette égalité jamais atteinte signifie travailler au nom d’une considération égale des différences radicales.

Et dans ce contexte, égale signifie depuis une attention commune, et ne veut pas dire une équivalente. Par exemple, on peut regarder la Grèce et la France comme deux situations communes, non pas au sens où ce sont les mêmes, mais au sens où elles sont égales dans leur droit à permettre une vie digne pour leurs citoyens, pour les grecs ou pour les français.

C’est une égalité pour chacun, qui demande, précisément parce que ce ne sont pas les même situations, à ce que les traitements mis en place au niveau économique et politique s’adaptent. Aussi, l’exigence d’égalité permet encore une fois qu’il y ait un travail en commun. Ce travail en commun est une considération, une prise en compte des singularités de chacun des cas, pour que quelque chose de l’ordre d’un commun se construise.

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