Simon Laurent

Simon Laurent est président du Réseau Français des Fablabs, membre du Conseil National des Tiers-Lieux. Il est co-fondateur de l’Atelier des Beaux-Boulons, fablab à Auxerre, et du projet de Tiers-Lieu open-source Les Riverains. Entretien enregistré le 22 août 2019 à Ax-les-Thermes, France.

Tiers-lieux

Comment avez-vous rencontré les tiers-lieux ?

J’habite Auxerre. J’ai travaillé 15 ans dans la restauration, et j’ai fait plein d’autres métiers. J’ai rencontré les fablabs d’abord, et des tiers-lieux ensuite, il y a sept ans, au travers un long parcours d’autodidacte. Je suis issu d’une famille qui développait des pratiques artistiques. Avec mon frère, en 2013, nous avons acheté une imprimante 3D. C’était une des premières imprimantes 3D personnelles mises sur le marché. En faisant de la veille sur l’impression 3D, nous avons découvert le concept de fablab.

Au regard de notre historique familial, nous avons tout de suite interprété le concept de fablab en tant que dispositif social, c’est-à-dire comme une proposition d’utilité sociale basée sur le partage, le collectif et les communs. 

Pendant un an, avec mon frère, nous avons un peu déliré sur l’idée du fablab. Nous avons fait une petite page internet, qui s’appelait l’Atelier des Beaux Boulons, nom du fablab que nous avons créé par la suite

On devait avoir une des premières imprimantes 3D personnelle de la ville. Un journaliste de la presse quotidienne régionale s’est intéressé à nous. Il a souhaité visiter mon atelier et que je lui parle l’impression 3D. Au cours de l’interview, je parle de la possibilité de créer un fablab à Auxerre. 

Avec mon frère, on pensait que notre proposition de fablab ne concernerait qu’une poignée de personnes. Mais au lendemain de la parution de cette interview, nous avons reçu 25 mails de personnes que nous ne connaissions pas du tout. Ce qui est important pour une ville comme Auxerre. C’est comme cela qu’a démarré l’aventure collective de l’Atelier des Beaux Boulons.

Cette aventure collective a été portée dans un esprit très éloigné des préoccupations qui touchent aux politiques publiques ou encore à la médiation numérique.

Nous faisions de la médiation numérique sans nous en rendre compte. Et nous avions déjà un peu politisé notre projet avec l’idée qu’il ne fallait pas dépendre des subventions. Les politiques locaux se sont tout de suite beaucoup intéressés à nous. Mais de notre côté, nous nous sommes toujours débrouillés pour être le plus indépendant possible financièrement. Nous étions un fablab fait de bric et de broc, d’auto-construction

La grande chance que nous avons eu, c’est que la première communauté que nous avons rencontré autour du projet était déjà des MacGyver de garage, passionnés de fabrication de machines. C’est pourquoi nous n’avons pas eu besoin d’un gros capital d’investissement pour créer et pour avoir des machines et des outils pour travailler.

D’ailleurs c’est un précepte que nous avons gardé aujourd’hui car nous fonctionnons à 90% avec de la récupération, du recyclage et de la réparation. 

Pléthore de ressources sont déjà là, autour de nous. Il faut les mobiliser avant de commander des machines en Chine.

À propos de la création du fablab, je m’en rappellerai toujours de la première réunion de concertation. Nous étions une trentaine de personnes. 

Nous avons discuté de nos besoins, notamment du besoin de locaux et de nos modalités de financement au regard du fait que nous ne souhaitions pas de subventions.

Et là, un monsieur qui s’appelle Spyou, bien connu dans le milieu des hackers politiques sous le pseudonyme de Turblog, et qui avait l’habitude de monter des structures associatives indépendantes, nous a proposé une méthode. Nous avons pris un papier et un crayon. Nous y avons mis notre nom, et en face le montant de la contribution financière que nous pouvions apporter, en fonction de nos moyens. Les contributions se sont étalées de 20 euros à 500 euros.

Avec le capital de départ que nous avions réuni et des arrangements avec le propriétaire de nos locaux, nous avons pu nous installer à moindre frais, et démarrer la communauté de cette façon.

Pendant les trois premières années d’ailleurs, le fablab a eu un budget d’environ 2000 euros par an, ce qui peut sembler ridicule mais qui était cohérent par rapport à notre mode de fonctionnement et nos ambitions. Puis, le fablab a très bien fonctionné pendant deux ans. Petit à petit, sans même nous en rendre compte mais en saisissant les opportunités, nous avons commencé à vraiment faire de la médiation numérique.

Nous répondions à des appels à manifestation d’intérêt ou à des appels à projets locaux pour la médiation numérique auprès de scolaires principalement. C’est de cette manière que nous avons commencé à rentrer dans l’institution, petit à petit et sans nous en rendre compte. Mais alors que la communauté grandissait, il fallait acheter un peu plus de matériel et ces opportunités ne tombaient pas trop mal. 

Depuis sa création, le fablab était ouvert au public tous les jeudis soirs, sauf deux soirs de l’année. Avec le développement du fablab, ce jeudi soir, qui était initialement un rendez-vous de maker, était devenu un rendez vous de porteurs de projets et de gens motivés pour porter des actions sur le territoire. C’est à ce moment charnière que nous sommes arrivé à ce que j’ai appelé à l’époque un conflit d’usage. L’atelier ne servait plus uniquement à fabriquer ou à partager des savoirs et des savoir faire, il servait aussi à travailler et à échanger. Le lieu serait aussi de bistrot et de coworking. Plutôt que de restreindre l’accès au lieu et l’usage, nous avons donc réfléchi à des solutions pour accueillir plus d’usagers et des usages diversifiés, au-delà de la simple fabrication.

C’est à cette époque que nous avons rencontré Étienne Moreau et Mathieu Geiler, qui étaient à Auxerre pour documenter Maker Tour. En discutant avec eux, ils m’ont dit qu’il faut absolument que je rencontre Yoann Duriaux, et que j’aille voir les tiers-lieux, et notamment en les initiatives implantées sur le territoire stéphanois.

C’est donc à Saint-Étienne que j’ai découvert le concept de tiers-lieu, dans tout le spectre de ce que cela peut représenter, grâce à Yoann Duriaux qui est un des leaders d’opinion et fondateur du mouvement. Ayant endossé le rôle de dictateur bienveillant, Yoann Duriaux a emmené avec lui et accompagné un grand nombre de personnes. 

Yoann Duriaux m’a convaincu d’un certain nombre d’idées qui étaient assez éloignées de moi. Il a su poser des mots significatifs, comme la notion de configuration sociale. Il a su m’expliquer qu’il ne s’agissait pas de faire un lieu, mais de mettre en travail un processus de création collective. 

Je me suis réapproprié cette réflexion et cette expérience. J’ai re-partagé ces idées avec ma communauté, y compris à des personnes qui n’étaient pas très acculturées à ces éléments de langage et qui n’en avait pas forcément envie, en traduisant le tiers-lieu comme la rencontre d’une communauté, d’un projet et d’un lieu, avec une diversité de temporalités différentes. Faire tiers-lieu peut être un processus qui s’expérimente pendant une après-midi, comme ça peut être pour dix ans. 

Nous sommes partis de là. À peu près la même période, l’agglomération d’Auxerre est venue à moi parce qu’elle avait aussi entendu parler des tiers-lieux, mais par le biais institutionnel, et donc avec tous les défauts les raccourcis que cela peut comporter. 
L’agglomération d’Auxerre m’a d’abord demandé mon avis quand à la pertinence des tiers-lieux pour un territoire. À cette question, j’ai répondu que j’avais besoin de temps et d’une meilleur connaissance de ces environnements pour pouvoir émettre un diagnostic.

J’ai obtenu 6 mois, au nom du collectif et en tant que porteur de projet, pour aller explorer les tiers-lieux au travers une expérience qui s’est appelée le Tour des trucs, et qui a été documentée.

Je suis allé visiter 13 lieux en France, en embrassant une grande diversité, des lieux privés aux lieux publics, des fablabs aux tiers-lieux, des trucs complètement brindezingues à des structures très institutionnelles.
L’idée était d’explorer, d’une part, ce que l’on appelle aujourd’hui les modèles économiques. Mais pour moi, l’enjeu allait au-delà de la question du modèle économique. Il s’agissait davantage de comprendre l’équilibre économique de la structure, parce qu’il n’existe, selon moi, pas de modèle à proprement parler. Et d’autre part, il était question d’identifier les briques de projet éventuellement transposables ou adaptables à Auxerre. En effet, et c’est également Yoann Duriaux qui m’avait dit cela, faire tiers-lieu, c’est comme faire une recette de cuisine avec des ingrédients qu’il choisir et faut doser.

Il s’agit de défendre le concept général de tiers-lieu en tant qu’écosystème, et de comprendre quels éléments sont pertinents pour répondre aux vrais besoins du territoire.

En écrivant ce projet, je me suis donné une double contrainte. Le projet devait non seulement répondre à des besoins territoriaux précis et identifiés, mais celui-ci devait en plus se donner le temps de s’adapter à d’autres besoins que je n’aurais pas pu identifier. Ainsi, le projet devait démarrer sous forme d’expérimentation et de preuve de concept.

En revenant à Auxerre, j’ai écrit une étude de préfiguration. On ne m’a malheureusement pas laissé le temps d’écrire un vrai dossier solide puisque la contrainte et la commande politique était telle que j’ai été obligé livrer cela en l’état d’ébauche, avec tous les défauts que cela pouvait comporter, et surtout sur la partie du modèle économique que je n’avais pas eu le temps de travailler très sérieusement. Il y avait donc beaucoup de déséquilibres potentiels et beaucoup de risques. Dans l’histoire que je vais raconter par la suite on le verra aussi.

L’idée importante du projet était de partir de la communauté du fablab pour construire la suite, parce que la communauté du fablab avait déjà crée des co-communautés. C’est toujours de cette manière que j’ai porté les projets dans le contexte des fablabs.

Nous agissons pour encourager, fédérer et rendre autonomes les communautés.

Un exemple intéressant s’incarne au travers le repair café qui a émergé de l’Atelier des Beaux Boulons. Celui-ci a fédéré une communauté plus large. Quand la boutique a tourné, au bout de six mois et au rythme d’un rendez vous par mois, nous les avons incité à s’auto- organiser entre eux pour trouver leur forme de gouvernance séparée de l’Atelier des Beaux Boulons. Nous étions toujours copains, toujours connexes. Nos usages se mélangeaient. 

Mais cette autonomie se justifiait puisque le repair café avait ses propres enjeux, qui n’étaient pas identiques à ceux de l’Atelier des Beaux Boulons. Il était important que cette communauté soit autonome dans ses prise de décisions, d’un point de vue financier comme du point de vue de son organisation.

Une des premières actions que nous avons mise en place est donc l’autonomisation des projets qui émergeaient du tiers-lieu, ce qui a révélé l’importance de la médiation assurée par la conciergerie du lieu.

Le concierge tient une fonction très importante pour acculturer les contributeurs du tiers-lieu, qui peuvent avoir tendance à se reposer sur la structure. Il faut expliquer pourquoi et comment mener à bien cette autonomisation. 

Construit sur de l’échange pair à pair, le travail de conciergerie est à la fois long et passionnant. C’est en même temps de l’aide à la constitution de groupes et de l’aide à la constitution d’un organe démocratique équilibré.

Au final, le concierge ne prend jamais les décisions. C’est le groupe qui s’autodétermine. D’ailleurs, concernant le repair café de l’Atelier des Beaux Boulons, le groupe a pris une forme différente de celle du fablab. Juridiquement, c’est une association, mais qui a fonctionné tout de suite de manière collégiale, alors que le fablab était organisé sous une forme plus classique avec un bureau, un président et un secrétaire.

Voilà comment j’ai rencontré les tiers-lieux, et comment j’ai été, tout de suite et très vite, dans le bain. Mon rôle, en tant que concierge du lieu, était d’une part de faire en sorte que tout se passe bien pour tout le monde. Il s’agissait d’appliquer ce que j’appelle le motif de médiation permanente, c’est-à-dire voir les gens pour réguler, pour présenter, pour expliquer, pour tranquilliser parfois et pour consoler souvent. Il y a dans ces communautés une dimension très familiale et très émotionnelle. 
D’autre part, le rôle du concierge était d’amener des éléments de l’extérieur, pour s’inspirer, pour adapter notre documentation à ceux qui la mobilise.

J’ai souhaité tout au long de la gestion de projet maintenir le lien avec la communauté nationale, et je pense que dans chaque tiers-lieu, il faut quelqu’un qui le fasse.

L’Atelier des Beaux Boulons, comme beaucoup de lieux, est composé à 99% de bénévoles ou de professionnels qui ont pas le temps d’aller voir ailleurs ce qui se passe. 

En ce qui me concerne, la rencontre avec les tiers-lieux a donc été très rapide, et si je veux parler du tiers-lieu d’Auxerre, je dirais que j’ai été un peu avalé par le projet. Il y a eu des choses formidables, et des choses moins formidables. Il y a eu des grandes réussites comme de gros échecs. Il y a eu des choses que j’aurais souhaité faire et mettre en place, et qu’on ne m’a pas laissé l’opportunité de mettre en place.

J’ai rencontré, comme de nombreux porteurs de projets, beaucoup de résistances, d’une part au sein de la communauté qui finalement s’est montrée parfois hyper conformiste, et évidemment de la part des partenaires publics, qui ne sont clairement pas dans les mêmes enjeux que nous.

Pouvez-vous nous parler de ce qui, selon vous, constitue une réussite au sein de ce parcours ?

Quelles ont été vos plus grandes déceptions ?

RFFLab

Vous êtes président du Réseau Français des Fablabs. Pouvez-vous nous décrire cette instance ? Qu’est-ce qui a motivé votre engagement au sein de cette dynamique ?

Le Réseau Français des Fablabs est une association loi 1901 avec une gouvernance traditionnelle, composée d’un président, d’un secrétaire, d’un trésorier et d’un conseil d’administration. Nous y avons associé deux organes en plus, pour avoir une vision élargie du projet, et la plus fiable possible. 

Le second organe est un conseil scientifique, non élu et auto-nommé de manière complètement autocratique et dictatoriale, mais cela me convient. Cet organe sert d’une part à comprendre ce que l’on fait au moment où on le fait, dans le but de pas faire trop de bêtises. D’autre part celui-ci a pour vocation à nous aider à trouver les bons éléments de langage pour expliquer ce que l’on fait à l’extérieur.

Le troisième organe est appelé le groupe corps, et découle du fait que les fablabs sont largement organisés selon un principe de do-ocratie, concept liquide qui n’a pas besoin d’être écrit dans des statuts pour que celui-ci fonctionne. Si l’association est certes dotée d’un conseil d’administration, le groupe corps désigne les gens qui sont réellement investis dans la gestion quotidienne de l’association. Ce groupe, qui constitue le noyau de l’association, représente une cinquantaine de personnes à l’année, un peu tournantes. Cela fonctionne bien puisque ce groupe corps prend souvent des décisions d’ailleurs, en lieu et place du conseil d’administration dont les membres n’ont pas toujours le temps de s’intéresser ou de travailler sur les sujets. Le rôle du groupe corps est tout à fait accepté par l’ensemble de la communauté qui lui accorde sa confiance.

Ce groupe corps est le bras armé de l’association. Mais pour autant, ce qui fait sa qualité réside dans sa souplesse. Nous sommes conscients que les gens n’ont pas toujours le même temps, au fil de l’année, pour porter les différents sujets. Et nous avons besoin que le relai soit agile et souple, pour ne pas avoir à refaire une élection au conseil d’administration quand quelqu’un n’a plus le temps de contribuer à un sujet, parce que sa vie professionnelle a évolué, ou pour des raisons liées à des contraintes familiales ou de santé, ce qui est arrivé assez souvent. Le milieu des fablabs est assez épuisant. Les gens se fatiguent, et tournent. Ce système est donc assez adapté.

Le Réseau Français des Fablabs à deux grandes missions. 

La première mission du Réseau Français des Fablabs, et la plus importante, est de mutualiser les ressources et de créer des outils au service des fablabs.

Ces outils doivent permettent de partager les bonnes pratiques et les bons usages. Nous avons un rôle de passeur aussi, pour que les fablabs entre eux sachent qu ils sont, à quoi ils ressemblent et pour qu’ils puissent s’ inspirer les uns des autres

Le deuxième grand rôle du Réseau Français des Fablabs est le rôle de représentation.

C’est d’ailleurs ce qui a présidé la création de l’association, puisque l’un dans l’autre, avant que le Réseau Français des Fablabs n’existe, il y avait déjà cette pratique d’échanges entre fablabs. Il existait déjà des lieux et des espaces temps pour le faire, comme le fablab festival à l’époque. On allait se voir les uns les autres, etc. 

Mais, il y a quatre ans, les pouvoirs publics nous ont fait comprendre, d’une part, que nous avions un travail à mener pour être mieux compris, d’où le conseil scientifique pour mettre des mots sur nos pratiques. D’autre part, les pouvoirs publics avaient besoin d’une représentation unique au niveau national pour pouvoir discuter et trouver des solutions pour les problématiques des fablabs en région.

Tiers-lieux et Fablabs

Chronologie. Une histoire des fablabs

Même si je n’étais pas là au début, je peux témoigner du fait que les fablabs partagent une histoire commune, qui commence avec ses pionniers et qui a été jalonnée de grandes époques. Cette histoire est toute symbolique d’ailleurs, et a amenée une grande diversité de personnes à faire fablabs.

Six fablabs ont été pionniers en France, dont Artilect à Toulouse, le Faclab à Gennevilliers, ou encore le FabLab Net-IKi de Biarne dans le Jura, qui fut le premier Fablab rural de France, autour de Pascal Minguet.

Les précurseurs qui ont fait naître ces fablabs étaient, d’une manière générale, des gens qui venaient soit du milieu universitaire soit de la médiation numérique. Le Fablab étant un concept américain issu de l’Institut de technologie du Massachusetts spécialisé dans les domaines de la science et de la technologie, le lien était assez évident.

Ces acteurs ont fait un travail important de documentation et d’acculturation, avec notamment une liste qui s’appelait Imagination for people. La culture fablab s’est rapidement et largement propagée par internet et les forums.

Il existait environ 12 fablabs en France au moment où j’ai découvert ce concept, vers 2013 ou 2014. Nous ne savions pas du tout ce que cela allait devenir, ce qui explique d’ailleurs que nous nous soyons appelés à l’époque l’Atelier des Beaux Boulons. Nous nous reconnaissions de dynamique des fablabs, mais nous avions davantage l’esprit hackerspace. Aujourd’hui encore, nous nous définissons à Auxerre comme un fablab hackerspace, parce que nos usages sont beaucoup plus proches du hacking que d’enjeux liés à l’innovation.

La deuxième époque est celle qui a vu émerger une vingtaine de fablabs de toutes sortes, urbains et ruraux, dont l’Atelier des Beaux Boulons fait partie.

À cette période, il n’y avait pas besoin de systèmes de régulation des fablabs ou même de marque, parce que l’on se connaissait tous. Un sorte de système de cooptation informel s’était mis en place, et fonctionnait. Nous créions nos fablabs en nous observant les uns les autres, en regardant, en dialoguant.

Je me rappelle être allé voir, à l’époque, la Fabrique des Objets Libres à Lyon, où j’ai eu le bonheur de rencontrer Dimitri Ferrière, alias Monsieur bidouille.

À l’époque, je n’avais pas encore croisé les tiers-lieux, mais après j’ai fait des recoupements et il y avait déjà des gens des tiers-lieux dans les fablabs. Il y avait des initiatives qui ne s’appelaient pas fablabs, mais qui étaient intéressantes. Nous on a vu émerger ICI Montreuil, qui a été à l’époque une grande source d’inspiration, en nous faisant notamment comprendre qu’il fallait se rapprocher l’artisanat.

En résumé, nous avons compris plein de choses au travers la diversité des expériences qui émergeaient. Cette deuxième période a été assez longue, et a vu naître une quarantaine ou cinquantaine de fablabs qui constitueront le noyau dur du Réseau Français des Fablabs.

Puis, il y a deux ans, juste après la fusion des grandes régions, les terminologies et les éléments de langage des fablabs sont rentrés dans les règlements d’intervention régionaux. Et, pour la première fois, les démarches de création de fablabs sont directement subventionnées par les collectivités, et principalement par les régions. Et là, ça change tout. Cela change tout parce que l’on voit débarquer des trucs que l’on n’avait jamais vu avant.

Alors que pour les générations de fablabs précédentes, il était question de l’émergence d’une communauté où la dimension collective était une évidence, sont arrivées après 2015 les coquilles vides.

Ces coquilles vides étaient la conséquence de commandes des collectivités qui voulaient leur fablabs, non pas même parce que c’était à la mode, mais parce qu’il y avait des sous à prendre, et parce qu’un système pervers impose de dépenser les budgets pour permettre leur maintien l’année suivante. 

Les fablabs n’étaient pas, à ce moment là, assez structurés pour faire front, avoir une parole collective au niveau nationale et tirer la sonnette d’alarme. Ces événements ont poussé et précipité la création du Réseau Français des Fablabs. Nous voyions émerger ces politiques territoriales et nous ne pouvions pas agir.
Nous ne pouvions pas agir, d’abord parce que nous étions assez humbles et nous interrogions notre légitimité à prendre la parole pour tous. Qui était légitime pour dire ce qu’était un fablab ? Qui était légitime pour dire ce qui était bien ou pas ? Et qui avait le temps de le faire ? Nous étions tous déjà pris par nos boulots à côté, les fablabs qui nous prenaient beaucoup de temps, et en plus il fallait bosser au national à côté.
Et puis, nécessité faisant loi, nous avons créé le Réseau Français des Fablabs. Mais nous n’avons pas réussi à ralentir ce flux de création de coquilles vides, et il y en a encore aujourd’hui énormément.

Enfin, et depuis 2019, les tiers-lieux sont aussi dans les règlements d’intervention régionaux. Et pour les collectivités territoriales de type agglomération principalement, la situation est celle d’un vrai désordre, résultant d’une mauvaise gestion.

Ma posture aujourd’hui est de penser que la communauté régule et que le temps donne raison. Les choses qui ne sont pas stables et fiables ne dureront pas. Les fablabs qui ouvrent aujourd’hui et qui ne viennent pas vers le réseau pour profiter des expériences collectives, je ne leur en veux pas mais je ne leur donne pas deux ans avant de fermer. C’est dommage car ce sont beaucoup de ressources consommées.
Mais le Réseau Français des Fablabs n’a pas assez de ressources pour se consacrer à cette régulation, et je n’ai pas envie que le Réseau Français des Fablabs ne devienne le gendarme des fablabs. Cette posture ne correspond pas à l’esprit de ce que l’on porte. Le Réseau Français des Fablabs est une marque d’appropriation collective, et non pas une franchise. Beaucoup voudraient que ce soit une franchise. À certains égards, parfois, la Fab Foundation souhaiterait que ce soit une franchise aussi. Là se situe la différence culturelle entre la Fab Foundation et le Réseau Français des Fablabs.

En parallèle de ces dynamiques, le Réseau Français des Fablabs laisse faire, et intervient lorsque l’on nous sollicite pour intervenir. Nous incitons ces structures à adhérer au réseau pour profiter de l’expérience collective et pour sauver des projets parfois. Nous sommes souvent sollicités pour aider un fabmanager qui est tout seul et qui ne sait pas comment faire et qui sait pas comment impulser une dynamique autour de lui.

Et c’est un peu la même chose avec les tiers-lieux. C’est assez inévitable. Nous allons voir éclore énormément de structures. Et je pense que le temps donnera raison. En tout cas, j’ai décidé cette année de ne plus dépenser d’énergie à me battre contre, parce qu’il y a suffisamment de gens avec qui co-construire sans avoir besoin d’aller faire la guerre ou de jouer les justiciers. Je l’ai fait quand c’était nécessaire parce que j’assume mon courage politique et que je défends les gens qui valent le coup que l’on se batte pour eux. Mais je ne suis pas un chevalier blanc ou un justicier. Je n’ai pas ce complexe là.

Je me suis engagé dans le Réseau Français des Fablabs pour défendre et préserver les petites initiatives.

Je ne suis jamais inquiet pour les gros. Je suis jamais inquiet pour les communautés qui sont déjà constituées et autonomes au sein du réseau distribué que constituent les fablabs. Mais il y a des petits qui se font écraser par les privés ou par d’autres communautés. Il faut absolument préserver la chance que moi j’ai eu quand j’ai créé un fablab avec mon collectif. Préserver la possibilité de partir de rien, sans besoin de rendre des comptes au début, et de s’inscrire dans le processus créatif collectif.
C’est pourquoi la démarche de labellisation nous semble complexe et dangereuse pour les fablabs comme pour les tiers-lieux. On le sait et on l’a vu. Combien de fois les labels ont cassé l’énergie en rangeant les choses dans les mauvaises cases ?

Les fablabs, comme les tiers-lieux écosystème, sont là pour libérer la créativité, ouvrir la parole au plus grand nombre quelle que soit la forme de prise de parole. La création technologique dans un fablab est une forme de prise de parole.

Les geeks de mon fablab, qui sont pas à l’aise à l’oral, s’exprime par la création.Il est important de respecter l’émergence de toutes ces formes d’expression du citoyen dans la Cité.

Le fablab, comme le tiers-lieu, sont des micro-sociétés où faut apprendre à vivre ensemble avec des codes communs que l’on décide de co-construire et que l’on ajuste au fil du temps.

Droit

Dans le cadre de votre expérience au sein des tiers-lieux, êtes-vous confrontés à des questions juridiques ? Quelle place occupe le droit dans vos démarches ? Est-ce, selon vous, un terrain à investir ? Comment et pourquoi ?

Pour aborder les enjeux liés au droit, je propose de partir des problématiques rencontrées en tant que praticien en fablab, pour élargir aux problématiques propres au réseau du Réseau Français des Fablabs.

En fablab, dans la pratique, le droit est un sujet qui fait fuir tout le monde. Les fablabs sont majoritairement des associations parce que c’est la forme juridique la plus simple et la plus souple qui existe, et qui nous permet de laisser de côté toutes les questions juridiques propres aux fablabs.

En fablab, se posent de multiples questions juridiques. D’une part, ces questions concernent la propriété intellectuelle, notamment parce que l’on travaille en open source. D’autre part, les enjeux liés au droit du travail sont au centre de nos préoccupations, parce qu’effectivement on sait aujourd’hui que le métier de fab manager est devenu une vraie profession, même si encore beaucoup d’efforts sont à mener en terme de formation. Cette profession a aujourd’hui besoin de se reposer sur par un cadre juridique précis.

Les collectivités sont souvent les premiers employeurs des fabs managers, puisque celles-ci financent les fablabs. Il est nécessaire pour ces collectivités de connaître les contraintes du travail pour pouvoir apporter le cadre légal nécessaire et suffisant à la protection du salarié.

Les questions juridiques, en France, ont la réputation d’être particulièrement complexes et hyper spécialisées. Dans la pratique au quotidien, les fablabs laissent souvent ces enjeux de côté lorsque les structures n’ont pas la chance d’avoir, en leur sein, un spécialiste ou quelqu’un qui est un peu intéressé par ces problématiques. On range ces questions dans une boîte, et on les sort le moins possible parce que cela fait peur à tout le monde. Il y a tellement de lois et de règles, que les individus partent souvent du principe que tout est interdit. C’est un phénomène qu’il faut transcender dans nos projets. Il est très difficile de faire comprendre aux communautés que, non, en fait tout n’est pas interdit. En général, il suffit d’aller sur internet, de regarder les forums pour évaluer le champ possible. Cette croyance nuit beaucoup au pouvoir de créativité, de prise d’initiatives. Dès que l’on sort un peu de l’ordinaire, les individus préfèrent ne pas prendre de risque et se protéger. Ils ne veulent pas se mettre en danger. Et je le comprends parfaitement.

Donc au niveau micro, et cela concerne aussi tous les fablabs de taille moyenne sous forme associative et non équipés, on laisse largement et volontairement de côté les enjeux juridiques, et on s’en saisit uniquement lorsque c’est vraiment essentiel. 

Cependant, l’univers des fablabs est en mouvement, en perpétuelle évolution et en pleine maturation. Et les fablabs qui dépassent les 3 ou 4 ans d’existence sont obligés de commencer à se poser de nouvelles questions d’ordre juridiques.

Pourquoi ? D’abord parce que ces fablabs ont souvent un fab manager, qui était d’abord bénévole mais qui s’est professionnalisé et qui souvent devient salarié. Ce phénomène pose déjà un problème en terme de posture. À partir du moment où le fabmanager devient salarié, il doit délimiter ses missions. Et souvent, en passant de bénévole à salarié, les fab managers rencontrent des difficultés à poser un cadre.

Il y  a aussi une génération de fab managers formés à l’extérieur, qui n’ont pas grandi dans la communauté, et qui eux, en revanche, s’attendent à trouver des conditions de travail déjà formalisées, circonscrites et normées. Mais ces cadres, sur le terrain des fablabs, sont inexistants. 
En effet, depuis trois ans, on observe un foisonnement de formations, de nouvelles législation et la mise en place de nouveaux codes ROME (Répertoire opérationnel des métiers et des emplois), mais qui sont basés principalement sur des anciens métiers de la médiation numérique et qui correspondent pas à la fiche de poste d’un fab manager.
Selon moi, le fab manager doit avoir des compétences qui relèvent de l’ingénieur, c’est-à-dire d’un niveau bac +5, et des compétences sociales à peu près du même niveau. Ce sont des profils très atypique.
Par ailleurs, un autre problème qu’il faut souligner est le nivellement des salaires des fab managers par le bas. Les fab managers sont payés en fonction du budget de l’association. Les associations ne réfléchissent pas les salaires en fonction du niveau d’études et de compétences dont ils ont besoin dans la structure. Aussi, je plaide pour un salaire minimum. Il faut qu’on le définisse.

Ces dernières années, on assiste à un foisonnement de formations de fab managers. Et de fait, étant donné que ces formations sont subventionnées, ce secteur est extrêmement lucratif.  Aussi, au regard de cette explosion du nombre de fab managers formés, le réseau des fablab va être confronté à un autre problème. On va se retrouver avec 10 000 fab managers formés, pour moins de 500 structures (ou employeurs). Nous pensons donc qu’il va peut-être être nécessaire de demander à imposer un numerus clausus sur ces formations. Ceci aura des avantages, en tout cas temporairement, et notamment de valoriser techniquement et financièrement les métiers, et le métier de fab manager en particulier. Et ne parlons pas du métier de concierge. Cela permettra également de réduire le périmètre à charge pour nous, Réseau Français des Fablabs, pour légiférer sur la question. Puisque si l’on parle de 1500 personnes, c’est beaucoup plus facile à gérer que potentiellement 10 000 personnes. En tout cas, les enjeux sont plus faciles à identifier et à rassembler.

La difficulté réelle actuelle est que tout le monde a envie de s’en occuper – en tout cas tout le monde dit qu’il veut s’en occuper – mais personne ne s’en occupe réellement. Les instances qui logiquement devraient le faire au plus haut niveau de l’État s’adressent aux mauvais interlocuteurs.

Là entrent en jeu notre mission de lobbying à Réseau Français des Fablabs pour faire comprendre et pour convaincre l’État que RFF Lab est (et doit être) le seul et unique interlocuteur sur ces enjeux de législation, parce que c’est le seul légitime.

Les 2/3 des fablabs de France sont adhérents à notre association. J’ai mis du temps à l’assumer, mais aujourd’hui j’assume pleinement que nous sommes les seuls légitimes et capables de mutualiser la somme et la diversité d’informations suffisantes pour légiférer sur la question des fablabs.

Pour terminer, il est crucial de souligner qu’il existe une urgence réelle de souffrance au travail, qui concerne les fabs managers, mais aussi plus largement dans le champ des tiers-lieux, une souffrance au travail des porteurs de projets.

De l’argent qui commencent à arriver pour les tiers-lieu, et c’est une bonne chose. Mais cet argent ne va pas arriver assez vite pour sauver beaucoup de projets qui sont en train de crever sur les territoires, parce que les individus sont tout seuls avec les collectivités.
En 2020, avec l’agenda des élections municipales, se prépare “véritable boucherie”. Et j’ai toujours la même obsession des porteurs de projets. Je l’ai été. Je sais ce que c’est. Et je sais ce qu’il faut pour faire, je sais ce que ça coûte aussi. Et il est hors de question que cela coûte autant pour les porteurs de projets que ça nous a coûté à nous

Il est impératif d’améliorer les conditions de travail pour ceux qui vont suivre, et c’est finalement ce que l’humanité a toujours fait pour les générations suivantes.

Mais nous nous attelons à ces améliorations dans un contexte de crise et d’urgence permanente, qui ne nous permet pas de le faire sereinement. Et à cet égard, philosophiquement, il y a une posture sur laquelle je vais de plus en plus insister dans les deux années à venir. Cette posture consiste à arrêter de courir dans tous les sens comme des poulets sans tête, parce que de toute façon l’urgence est permanente. Que l’on se presse ou pas, cela ne changera rien. 

L’enjeu pour nous est de travailler à des améliorations solides, pour le long terme et dans les meilleurs conditions possibles. 

Quitte à penser la fin du monde,  autant le faire collectivement et en prenant le temps de le faire correctement.

Écologie

Comment reliez-vous les problématiques propres aux fablabs à une réflexion sur l’écologie ? Comment les fablabs informent les questions d’écologie ?

Idéologie

Peut-on dire que les tiers-lieux sont des espaces politiques qui ont hébergé, accueilli, supporté des successions de croyances, d’idéologies et leurs pratiques associées ? Qu’en pensez-vous ? Quels ont été selon vous les grandes croyances associées à l’histoire des tiers-lieux et des fablabs ?

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