Julien Lecaille
Entretien avec Julien Lecaille enregistré le 10 décembre 2017 à Lyon. PortraitJe m’appelle Julien Lecaille. J’ai 42 ans et je suis lillois, ou plus précisément hellemmois puisque j’habite une commune dite, de nos jours, “associée”, c’est-à-dire une construction politique précaire, un peu imaginaire et un peu réelle à la fois. J’aime bien vivre dans cet endroit, parce que je me pose depuis longtemps des questions sur la réalité, sur ce que l’on comprend les uns les autres de la réalité.
J’ai toujours très intéressé par la question des communs, à une époque où c’était surtout l’expression de biens communs qui dominait, surtout via la notion de communauté. J’aime beaucoup l’idée de communauté, mais cette notion est vraiment maltraitée par la pensée française qui a du mal à penser les choses dans cette dimension. C’est pour cette raison notamment que la notion de biens communs m’intéresse, dans la mesure où celle-ci permet de revaloriser celle de communauté.
MembraneLa membrane est un terme que j’affectionne beaucoup, et qui me semble important pour la manière dont il faut penser les communs. Pour commencer, je voudrais revenir sur la critique souvent formulée à propos de La tragédie des biens communs de Garrett Hardin (1). Ce que Garrett Hardin décrit comme étant un commun, dans son texte, est une pâture surexploitée car les gens vont trop l’utiliser. Or ce n’est pas un commun, au sens où on l’entend historiquement et de nos jours. C’est juste une pâture en accès libre.
Pour qu’il y ait un commun, il faut une forme d’enveloppe autour de celui-ci. Cette enveloppe permet de ne pas faire tout et n’importe quoi avec le commun. Cela pose beaucoup de questions, notamment parce que les communs sont quand même quasiment en accès libre, notamment dans le domaine de la connaissance et de l’information. Je pense que l’idée de membrane, terme inspiré de la biologie, est assez intéressant parce que, par définition, les communs doivent être vu comme des espaces qui laissent entrer et sortir un certain nombre de choses, et qui peuvent bloquer en entrer et en sortie un certain nombre de choses.
Quand une communauté cherche à faire quelque chose avec ce commun, il faut que son pouvoir souverain se manifeste dans la gestion de cette membrane. Il faut qu’il puisse y avoir une forme de dynamique collective qui admette un certain nombre d’interactions avec l’environnement, et qui en refuse un certain nombre d’autres. Cette histoire de membrane met en avant l’idée que si l’on veut penser des formes de ressources qui soient complètement protégées contre leur environnement et qui communiquent pas, qui soient des boîtes noires dont on ne sait pas ce qu’il se passe à l’intérieur, sans connaitre la nature des interaction et comment cela peut se connecter à l’environnement, alors nous ne sommes plus du tout dans des logiques de commun.
Pour cela, il faut vraiment cette idée que la membrane doit toujours rester perméable, et doit éviter de se refermer ou de se recroqueviller, même si c’est difficile.
ÉcosystèmeJe suis arrivé dans les communs aussi parce que je voulais mener une recherche personnelle et intellectuelle sur la notion d’écosystème. Je pratiquais une forme d’écologie politique qui était contaminée par la pratique institutionnelle, et qui avait du mal à penser la notion d’écosystème. Sans penser la notion d’écosystème en faisant de la politique, il y avait une tendance à sombrer rapidement dans des formes de paranoïa et d’interprétation excessive des comportements. Je pense que lorsque l’on aborde une lecture systémique ou écosystémique d’un certain nombre de choses, on peut éviter de penser que les gens agissent d’une certaine manière parce qu’ils ont des intentions mauvaises, et on peut plus simplement comprendre certaines manières d’agir dans des logiques de systèmes. Le fait de manquer de ces outils de lecture écosystémique dans des logiques d’écologie politique est véritablement dommageable. Il est donc intéressant pour moi, en tout cas, de continuer à travailler sur les outils de lecture écosystémique. Visualiser des réseaux de complexité ne rendent finalement pas les choses plus compréhensibles. Cependant, je suis rendu-compte que, même si l’on ne décrivait pas un écosystème en entier, il était possible de décrire un certain nombre de communs existants, en considérant que l’on ne décrivait pas tout l’écosystème mais un nœud de celui-ci. Le nœud, dans un certain nombre de cas, peut s’exprimer sous forme de communs, c’est-à-dire sous la forme d’un certain nombre d’acteurs reliés ensemble par une ressource partagée, dans lesquelles il trouve l’intérêt, pour subsister ou pour faire d’autres choses.
ValeurJ’aime beaucoup le mot valeur, car en fonction des contextes, on se retrouve à parler de valeurs en qualitatif ou alors en quantitatif. D’une part, on parle de valeur parce que c’est une qualité indépassable pour l’espèce humaine. C’est dans l’absolu une référence morale. Suivant le contexte, on utilise le terme dans ses deux acceptions différentes. Et cela dit bien tout le problème que l’on a avec cette notion de valeur qui, je pense, va s’amplifier dans le monde un peu incertain dans lequel nous arrivons. Dans une société traditionnelle, on sait parfaitement ce dont on a besoin. On sait ce qui compte pour les uns et les autres. Par exemple, on sait qu’il y a besoin d’un certain nombre de quantité de bois pour se chauffer, de poissons pour se nourrir. On a des valeurs qui peuvent être fixées de manière très claire et on peut avoir un système très lisible et très facilement transmissible à la génération future. En revanche, quand on est dans un système en mutation, très violente et déstabilisante, on rencontre un vrai problème en ce qui concerne la valeur et sa définition.
Nous sommes dans un flou total, et nous nous rendons compte que nous avons produit un certain nombre de biens et de services et tout un système industriel pour répondre au besoin des uns et des autres. Nous avons habitué la société à une consommation d’un certain nombre de choses qui étaient déjà pré-pensées, déjà fournies par le modèle industriel.
Les valeurs d’une décennie ne seront plus les mêmes que lors de la décennie précédente.
On ne sait pas forcement à quoi servent les choses, mais on sait qu’il y a une ressource et des gens intéressés par utiliser cette ressource. On sait que ces gens qui vont devoir discuter ensemble dans le périmètre de communs pour fixer des valeurs et des règles d’usage. Les règles d’usage qui vont être fixées auront un impact sur la valeur des choses. Les choses très utiles auront plus de valeur que les choses moins utiles, selon les usages.
Pour envisager un tel cadre, il faudra accepter un certain relativisme. Non-humainMon grand choc avec Bruno Latour, c’est un livre qu’il a sorti dans les années 2000, qui s’appelle Politiques de la nature. L’auteur y parle de quelque chose qui est fondamentalement inconciliable, puisque la nature est quelque chose qui échappe à l’intention humaine, et que la nature ne peut pas être politique. Et pourtant, on souhaite faire des politiques de la nature. Comment ce fait-il ? Latour réinterroge alors un certain nombre de concepts. Il joue avec des catégories fondamentales de la pensée pour exprimer ce qu’il ressent. Il y a quelque chose qui est profondément ancré dans le mouvement écologiste : c’est un mouvement de défense de la nature.
C’est le mouvement conservationniste, de protection contre la destruction des espèces, contre la surexploitation, la destruction, etc.
Il y a des gens qui ont envie de pêcher et de tuer des poissons pour les manger. Il y a des gens qui ont envie d’utiliser le bois de la forêt pour se chauffer ou en faire autre chose. Cette approche n’en demeure pas moins un peu utilitariste.
Bruno Latour reprend la citation des zadistes de Notre-Dame-des-Landes en disant « Nous ne défendons pas la nature, nous sommes nous-même la nature qui se défend ».
Après, il me semble que la difficulté résidera dans la tension sur la ressource. Au final, il s’agit tout de même d’humains qui vont essayer de survivre. Si à un moment, la tension est forte, ce qui risque d’être la cas dans une logique d’effondrement, malheureusement les non-humains risquent de passer à la trappe, j’en ai un peu peur. Transparence
Nous sommes dans des systèmes qui ne reconnaissent pas forcément des formes de droit bourgeois à la propriété privée.
Ce sont objectivement des formes de conquêtes qui sont arrivées dans l’histoire, et qui n’étaient pas évidentes, parce qu’il y avait auparavant le pouvoir du seigneur, du roi et d’un certain nombre d’institutions qui ne respectaient pas les formes de vie privée et de propriété privée.
Ce n’est pas évident, et il n’y a pas de vocation à imposer la notion de communs à un ensemble de gens.
La question de la transparence repose sur un équilibre complexe, d’autant plus dans un contexte où les données privées ont une très grande valeur commerciale. Une multitude de structures commerciales cherchent l’accès à cette donnée pour orienter des logiques de ventes. Il faut en avoir tout à fait conscience et cela n’est pas simple. Pour autant, ces questions privées ont vraiment de l’importance et de la valeur.
C’est un vrai choix qui oriente le système, la survie des organisations. Quel niveau de générosité devons-nous accorder lorsque nous partageons nos données en toute transparence sur des plateformes dans lesquelles nous avons confiance ?
SF : Est-ce que les communs sont en voie de construire ces cadres pour légiférer sur ces questions ? Sur ces questions, je pense que nous allons avoir besoin d’un soutien massif de l’État et des formes étatiques.
BienveillanceLe terme qui va avec la notion de transparence est celui de bienveillance. En participant à un commun, on prend en quelque sorte un risque, intrinsèque aux logiques de transparence, de partage et de confiance. On a vraiment besoin d’outils de bienveillance active pour que les choses fonctionnent.
Ce n’est pas simple d’être ensemble. Il y a besoin d’efforts pour supporter le regard d’autrui, pour être un minimum transparent vis-à-vis du regard d’autrui.
Chacun a bien compris que c’était à la fois son intérêt individuel et l’intérêt du collectif que la ressource survive. Du coup, si un problème apparaît, il ne faut pas attendre qu’une règle décide comment régler les problèmes. Il faut régler le problème, c’est tout. Cette bienveillance se manifeste par une présence, un intérêt, des actions contributives.
L’occasion fait le larron, et la possibilité de faire quelque chose de bien engendre l’action. Après, on est content de l’avoir fait, et cela renforce la dynamique collective et puis l’ensemble de la vie du commun. Manifestes, chartes et règlementsÀ partir du moment où l’on vit ensemble, ne serait-ce que dans un couple, que l’on fasse ou non un contrat de mariage, les individus finiront quand même par dormir d’un côté du lit et de l’autre, même s’ils ne l’ont pas décidé à un moment.
Du coup, les règles existeront de manière formelle ou informelle.
Ces différentes choses comptent, tout comme la manière dont les gens vont jouer le jeu. C’est moins facile à exhiber qu’un ensemble de règles. C’est pour cela que, par exemple, des enquêtes sont en cours sur les communs à Lille, pour essayer de comprendre les dynamiques de commoning et les modes d’organisation. Effectivement, on peut se baser sur des documents objectifs tels que des statuts d’association, mais il est important d’avoir aussi des discussions avec les gens, en contexte, pour comprendre les formes de leurs pratiques, leurs relations, les perceptions en jeu, l’imaginaire et les valeurs qui émergent. Avec tout cela, on va pouvoir comprendre quelle place peut avoir le commun dans la vie de chacun et chacune. (1) L’expression a été popularisée par un article éponyme du biologiste Garrett Hardin paru dans Science en 1968, intitulé « The Tragedy of the Commons » (La tragédie des biens communs). Le phénomène contraire est appelé, par analogie, la tragédie des anticommuns. |
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