Claire Dehove
L’Ambassade des communs : le lien comme finalité d’artPotentialiser les communs par des institutions fictionnelles. Pour porter et développer une approche de l’art par le collectif et l’extradisciplinarité, l’artiste Claire Dehove initie, en 2012, WOS / Agence des hypothèses. Les activités de WOS / Agence des hypothèses sont axées sur les contextes publics (marchés, lieux de travail, d’étude ou de passage), au sein desquels le collectif privilégie une politique des usages conduisant à des dispositifs matérialisés – architectures utopiques, campements, zones de gratuité instituées ou sauvages. En 2014, dans le cadre des actions Nouveaux Commanditaires portées par la Fondation de France, WOS / Agence des hypothèses engage le projet Ambassade des communs avec la Maison des Arts de l’Université Bordeaux Montaigne. Ce projet, qui évolue jusqu’à aujourd’hui au travers de multiples formes, incarne une institution fictive visant à potentialiser la convivialité et le partage d’un lieu dans les meilleures conditions possibles.
Habitée d’une forte réflexivité, l’Ambassade des communs interroge notamment la manière dont la pensée et l’expérience des biens communs pourraient déplacer certains paradigmes de la création artistique et de la Commande publique, et modifier les modes de production et le Droit associé aux œuvres. EntretienEntretien avec Claire Dehove, enregistré en janvier 2019 à Paris. Work On StageJe suis Claire Dehove. J’ai initié un collectif qui s’appelle WOS / Agence des hypothèses. WOS signifie Work on Stage parce que nous sommes beaucoup intervenus sur les plateaux de travail, notamment les centres d’appel de Canal+ ou de services à la personne. C’est une sorte de jeu de mot avec le terme stage qui, en anglais, désigne à la fois la scène, mais signifie également au stade de.
CollectifWOS / Agence des hypothèses intègre toute personne qui collabore au fur et à mesure de l’état des projets. Les projets peuvent, par exemple, nécessiter des modélisations lorsque des dispositifs matériels sont mis en place. Il faut modéliser les lieux, avoir une approche de design ou encore d’écodesign par rapport à ces lieux. Certains projets requièrent du graphisme pour des questions de signalétique. L’audiovisuel est régulièrement mobilisé pour constituer un corpus d’archives, de tous ordres et de tous supports, qui rendent compte de l’évolution des protocoles des projets et de leur implantation.
Qu’est-ce que veut dire faire collectif ? Cela peut s’incarner dans une émission de radio, en collaborant à la régie ou en faisant des reportages. Tout le monde n’intègre pas WOS / Agence des hypothèses, et d’ailleurs le fait même d’intégrer ne veut rien dire. Ambassade des CommunsL’Ambassade des Communs est un projet très particulier, qui a été très fondateur pour moi parce que c’est une commande du dispositif Action Nouveaux Commanditaires, soutenu par la Fondation de France.
Ensuite, et selon les régions, une association médiatrice est sollicitée par le groupe des commanditaires pour les mettre en contact avec des professionnels ou autres personnes susceptibles de pouvoir apporter des propositions pouvant répondre aux attentes du groupe. Dans mon cas, le commanditaire est la Maison des Arts de Bordeaux Montaigne, qui prend place dans un bâtiment dans le campus de l’Université Bordeaux Montaigne construit par Massimiliano Fuksas. C’est une très belle enveloppe architecturale, mais qui n’a absolument pas été pensée pour les usages, ou la qualité interdisciplinaire des usages, à l’intérieur de ce lieu. En effet, la Maison des Arts regroupe des enseignements de toutes les disciplines artistiques, mais qui sont complètement atomisés dans le bâtiment, et où aucun espace de partage n’a été pensé. Il y a notamment de grands halls qui ne demandent qu’à pouvoir faire se rencontrer et collaborer les gens. Mais dans l’usage, ces halls restent avant tout des lieux de passage Ce groupe de commanditaires, composé de 3 enseignants et de 3 étudiants du département design, a travaillé pendant près de deux ans. Il y a également eu des réfections dans le bâtiment, mais qui n’ont absolument pas contribué à favoriser toute cette interdisciplinarité. J’ai donc rencontré ce groupe de commanditaires, dont certains étant de jeunes designers et avaient déjà des idées qui auraient pu être projetées dans le bâtiment. J’ai parlé avec eux, puis j’ai fait une série d’hypothèses.
Ces pistes vont trouver des formes, presque poétiques, autour desquelles les usagers vont pouvoir travailler, discuter, penser les choses, et évaluer quelle effectivité peut se faire à partir de ces propositions. Toutes les hypothèses que j’avais proposé ont été acceptées.
Parmi les propositions qui ont émergées, il y avait l’idée de déborder le bâtiment sur ses dehors, c’est-à-dire dans le campus, en projetant une Petite Maison des Communs, une micro-architecture pouvant héberger les associations et éventuellement la future association de l’Ambassade des Communs, une cafétéria autogérée par les étudiants. La convivialité passe d’abord par pouvoir partager des verres, des repas, un lieu de travail, etc.
Ces propositions, en plusieurs étapes, concernaient aussi la mise en visibilité de la Maison des Arts dans le campus, en retravaillant sa signalétique. Enfin, dans une phase ultérieure, l’ambition était de faire des débats théoriques sur des questions éco-solidaires et de partager avec étudiants une culture des biens communs. Nous avons beaucoup cherché, avec les commanditaires, comment pourrait s’appeler cette communauté. Et il se trouve qu’à WOS / Agence des Hypothèses, nous avions déjà travaillé à Montréal avec des inuits, des sans-abri, des gens dans la rue qui projetaient – dans les lieux qu’ils traversaient et qu’ils connaissaient bien – des désirs tels que des fermes urbaines ou des réhabilitations collectives. Nous avions appelé ce projet le MAPHAVE/ Ministère des Affaires et Patentes Humaines, Animales, Végétales et Élémentaires, c’est-à-dire l’idée d’une institution fictive opératoire dans le réel. Je suis donc revenue sur cette approche en proposant une Ambassade, où finalement les usagers de la Maison des Arts de Bordeaux Montaigne, quels qu’ils soient (professeurs étudiants, membres administratifs et de la maintenance) pouvaient devenir ambassadeurs, s’ils le désiraient.
Cette Ambassade, finalement, est une instance venant se superposer à la vie habituelle et aux usages communs des lieux, même quand ils sont prescrits par certains cadres tel que l’Université. Par exemple, cette communauté a décidé d’organiser des fêtes, des soirées, un banquet préparé collectivement par les étudiants et toute personne qui désirait apporter sa contribution, une zone de gratuité permanente autogérée, des interventions, des performances impromptues ou plus formelles. Au fur et à mesure, chaque groupe d’étudiants et les intervenants peuvent offrir leurs compétences, à un moment donné de leur recherche. Fiction opératoire dans le réelLa notion de fiction, d’institution fictionnelle, ou de contre-institution fictionnelle opératoire dans le réel, je propose de l’expliciter en prenant l’exemple de l’Ambassade de la MétaNation. L’Ambassade de la MétaNation est la seconde ambassade co-créée par WOS / Agence des Hypothèses et tous ceux qui nous entourent sur les différents lieux. L’Ambassade de la MétaNation, c’est déjà, juste, nommer quelque chose. C’est nommer une instance qui s’appelle MétaNation, c’est-à-dire quelque chose qui fait déjà réfléchir au plan sémantique à ce que serait une instance qui dépasserait l’idée de toutes les nations. Cette proposition s’inscrit bien entendu dans les nombreux imaginaires qui existent déjà autour de l’idée d’un internationalisme.
Cette définition se construit beaucoup par la parole, en ce qui concerne l’Ambassade de la MétaNation, et à travers notamment des entretiens pour lesquels nous avons créé un système de cartes. Ces entretiens nous surprennent d’ailleurs beaucoup, parce que il y a quelque chose d’assez magique, voire même prophétique, qui se passe avec ces cartes qui relèvent à la fois du Yi-King et du tarot. Il se trouve que cela fonctionne un peu sous le joug de la sorcellerie. Co-autoratEn ce qui concerne l’Ambassade des communs, je voudrais parler de la question du co-autorat. Bien entendu, par rapport aux Nouveaux Commanditaires, j’ai dû signer un contrat. Ce contrat relevait d’un contrat classique pour un artiste-auteur de son œuvre, qui a une finalité qui doit être respectée, sous copyright, et pour laquelle il reçoit des honoraires. Et en réalité, je me trouvais face à une forme juridique qui ne convenait absolument pas. En effet, je considérais, d’une part, que le travail de diagnostic qu’avaient fait les commanditaires de la Maison des Arts, en amont de mon arrivée, était déjà une manière d’orienter toutes les recherches de la “future œuvre”. Les présupposés et préalables, comme les recherches qu’un artiste pourrait faire dans un atelier de manière classique, avait déjà été faites par ce autre groupe.
Cet impensé a posé un sérieux problème aux Nouveaux Commanditaires eux-même, et à la Fondation de France par définition. Qui est auteur de quoi ? Les idées circulent et sont reprises en permanence. Les promotions d’étudiants se succèdent, des intervenants extérieurs sont invités et mobilisés au plan théorique. C’est pourquoi, quand Contexts, espace de diffusion des projets Nouveaux Commanditaires à Paris Belleville, m’a proposé en septembre 2018, de faire une exposition, j’ai proposé que Contexts devienne une plateforme de réflexion à travers toute une série d’ateliers débats, où on essayerait de prendre la question des communs depuis différents angles, en invitant philosophes, sociologues, juristes pour essayer d’éclaircir l’ensemble de ces questions. DélégationJe voudrais aborder la question de la délégation dans l’œuvre. J’ai précédemment expliqué le statut de co-autorat et la manière dont l’œuvre était co-activée et co-définie au fur et à mesure de ses activations. Je suis allée, bien sûr, très régulièrement à la Maison des Arts de Bordeaux, et notamment pour toutes les soirées, les workshops où était mobilisée la question du design. En décembre 2017, lors la dernière soirée de l’année, en discutant avec les un et les autres, j’ai constaté que le processus fonctionnait sans moi, de lui-même. Radio Campus, située dans le même bâtiment que la Maison des Arts, y a d’ailleurs probablement joué un rôle assez important. La Radio nous avait invités à parler du projet et est venu faire des reportages. Elle a fait un travail de transmission auprès des nouveaux étudiants et des autres étudiants du campus. La Maison des Arts s’est vraiment ouverte à beaucoup d’autres populations, qui jusqu’alors, ne la fréquentaient pas. Par ailleurs, les personnes qui étaient à l’accueil, en tant que régisseurs, ont véritablement joué un rôle très important de coordination de toute l’Ambassade. Ils portent leur badge en permanence, et se sentent très investis pour accueillir les adhésions, remettre les badges, etc. C’était bon. Le projet prenait vie, sans avoir besoin de moi et de Wos / Agence des hypothèses. Finalement, sa vie ne peut s’arrêter à rien.
AnarchiveLe processus de délégation peut apparaître comme une espèce de passation de pouvoir, mais en réalité il engage beaucoup plus de choses que cela. C’est le rôle des hypothèses d’une certaine manière.
Ensuite il faut trouver les moyens de donner à voir et de donner une lisibilité à ces archives. Et surtout, que ces anarchives puissent donner une lisible à tout le processus qui s’est déroulé. Dans le cas de l’Ambassade des communs, par exemple, les uns et les autres, et moi aussi, avions filmé et enregistré des moments festifs, des moments de travail, des moments d’élaboration et de réflexion, des moments de rien, dans les lieux. Et justement, le rien avait beaucoup été filmé, parce que dans les repérages sur le lieu en amont du projet, il fallait montrer cette espèce de séparation, et le rendre perceptible à tous ceux qui n’avaient pas été en contact directement avec le protocole d’élaboration du projet. Enfin, il fallait montrer toutes les bases de la réflexion et toutes les hypothèses qui avait été partagées. Dans ce cas, il est certain que le la forme vidéo est très utile. C’est pourquoi nous nous trouvions avec d’énormes corpus de rushs, qu’ il fallait mettre en forme. Au montage se pose la question de comment mettre en forme, de manière non linéaire, quelque chose qui a tout le temps été suscités et créé en simultanéité. Par cette vidéo, nous voulons rendre perceptible ce processus d’élaboration commun. Il faut lui trouver une structure qui rendent compréhensibles les choses, et en même temps, donner l’idée des surgissements perpétuels et spontanés qui avait lieu. On a proposé à WOS Agence des Hypothèses de traiter cela d’une manière très fragmentaire, par exemple par des split screen et par une écriture cinématographique spécifique et à trouver. Les communs pour penser l’action des Nouveaux CommanditairesIl se trouve que, parallèlement au projet de l’Ambassade des Communs, j’ai été sollicitée par Les périphériques vous parlent pour participer à la création de l’Université du Bien Commun en France.
Ce projet a été évidemment déterminant pour continuer la réflexion autour du projet Ambassade des communs.
Ces questions ont été mise en chantier à travers des sessions de rencontre et de travail au 100ECS une fois par mois, les samedis après midi. Là, j’ai rencontré des personnes comme Marie Cornu, juriste et chercheuse au CNRS, et qui a coordonné le Dictionnaire des biens communs. Au travers ces sessions de l’Université du Bien Commun, j’ai eu l’occasion de pouvoir aborder les questions du droit opposable, du droit souple, et j’ai pu comprendre comment tout cela fonctionnait. J’ai également rencontré Violaine Hacker, juriste qui travaille au Common Good forum C’est comme cela, au fond, que quand Contexts m’a invité dans le cadre du projet Nouveaux Commanditaires, j’ai pu inviter ces personnes à débattre de toutes ces questions, en prenant l’Ambassade des Communs comme matrice, d’une certaine manière.
Protocoles et chartesSur la question de la traçabilité, par exemple de l’Ambassade des Communs.
L’Ambassade à ses tampons, ses formulaires et à sa charte. À chaque fois, la charte est une manière de fixer une gouvernance commune approuvée par tous ceux qui vont contribuer au projet. Pour rentrer au sein de l’Ambassade, il y a une première charte qui a été élaborée avec les commanditaires. Par ailleurs, à l’issue de la phase de délégation, nous avons pensé qu’il fallait établir une seconde charte : une charte de délégation. Celle-ci notifie, par exemple, qu’à chaque soirée doit être mis en place le bureau de l’Ambassade, avec son classeur de fiches d’engagement, etc.
Les chartes et la Constitution des anarchives sont des protocoles important à déterminer. Commande publiqueLa dimension instituante des communs comme changement de paradigme pour la commande publique : La question des biens communs et le rôle réflexif de l’Université du Bien Commun me paraissent importants par rapport à l’action Nouveaux commanditaires, et plus largement par rapport à la Commande publique. La commande publique créé de nombreuses choses, plus ou moins réussies, et plus ou moins onéreuses et acceptables dans notre espace public, qui est notre espace commun. Dans ce cas précis, les décisions sont prises au niveau ministériel ou au niveau d’autres institutions reconnues.
ComplexitéJe pense à un certains courants artistiques, et notamment celui des artistes prestataires, ou définis comme tels. Je pense par exemple à des personnes comme Jean-Baptiste Farkas, d’IKHÉA©SERVICES.
Déflexion
La déflexion est un phénomène physique. Un rayon lumineux a une onde dont la trajectoire directionnelle est unique. Si celle-ci trouve un obstacle, elle sera déviée de sa trajectoire. C’est la déflexion.
Les propositions artistiques peuvent se faire en étant pratiquement invisible ou voire même totalement invisible. J’aime beaucoup une notion mobilisée par les québécois, et notamment Alain Martin Richard, qui l’a un peu théorisée dans le domaine de la performance : c’est la manœuvre.
En ce sens, créer par exemple une Institution comme une Ambassade ou un Ministère, en le nommant comme tel, est une manœuvre. Ensuite, il s’agit de procéder de telle sorte que le dispositif paraisse plausible, en reprenant par exemple le formalisme administratif d’une Ambassade pour le déjouer. Il s’agit d’opérer à son effectivité dans le réel, dans ce qui est opératoire. C’est parfois extrêmement ténu, et pas forcément visible. Mais c’est sur la longueur, sur la répétition et sur l’insistance que les effets se produisent. Manœuvre
On est toujours dans un entre-deux, dans une ambivalence. Ambassade des communs : évolutions et identité de l’œuvreLes ateliers débats de l’Ambassade des Communs qui se sont tenus à Contexts (Belleville, Paris) lors de 6 soirées successives, étaient des invitations à débattre qui ont réuni aussi bien des commanditaires et membres de la Maison des Arts de Bordeaux Montaigne (Charlotte Morel, étudiante en design ; Elisabeth Magne, Maître de conférences en arts plastiques, membre du laboratoire CLARE et des équipes Artes et Lapril), des membres des Périphériques vous parlent, des membres de l’Université du Bien Commun, des artistes comme Éric Létourneau, co-auteur du MAPHAVE/ Ministère des Affaires et Patentes Humaines, Animales, Végétales et Élémentaires à Montréal. Ces ateliers ont opéré une sorte de déplacement momentané de l’Ambassade des Communs de Bordeaux à Paris. Les contenus de ces ateliers ont été documenté et sont restitués notamment au travers de la publication de la Revue Sens Public, qui joue un rôle d’intermédiaire de médiation en traitant ses données et en les rendant appropriables auprès de tous les étudiants dans la Maison des Arts. À l’issue de ces publications dans la Revue Sens public, est prévue la parution d’une édition papier dédiée à l’Ambassade des communs, à tous ses prolongements et son corpus d’archives.
HypothèsesHypothèse : Le centre de gravité de l’œuvre serait transféré aux rapports du domaine de la vie essentiellement. Avec les contributions de Alexandre Monnin et Claire Dehove. Références(1) Nathalie Desmet, « De l’invisible comme un service artistique », Marges [En ligne], 08 | 2008, mis en ligne le 15 octobre 2009, consulté le 23 février 2019. URL : http://journals.openedition.org/marges/576 ; DOI : 10.4000/marges.576 Pour aller plus loin
|