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Entretien avec Lionel Maurel enregistré le 25 juillet 2013 au Centre Pompidou, Paris.
Lionel Maurel est un blogueur, juriste et bibliothécaire de formation. Ses analyses portent sur une re-définition du droit d’auteur à l’ère du numérique. Il est co-fondateur de l’association La Quadrature du Net pour la défense des libertés citoyennes sur l’Internet et du collectif Savoirscom1.
Lionel Maurel. Portrait
Je m’appelle Lionel Maurel. C’est par le biais de ma profession de bibliothécaire que je suis venu, par étapes, à un engagement autour des biens communs. C’est une profession qui m’a ouvert sur les questions d’accès à la connaissance, à la diffusion du savoir, sur le lien avec le patrimoine et toutes ces dimensions.
Comme j’avais une formation antérieure de juriste, cela m’a très vite amené à m’intéresser aux problématiques de propriété intellectuelle. Chose à laquelle on ne pense pas souvent, les bibliothèques sont confrontées, très souvent, à des limites dans leurs actions qui découlent des règles du droit d’auteur, et qui les empêchent de communiquer certains type de documents, de laisser faire des reproductions, ou encore du numériser leurs collections.
C’est en me confrontant à ce cadre, un peu contraint, des bibliothèques que j’ai commencé à prendre conscience qu’il y avait un enjeu important sur la propriété intellectuelle et les œuvres, d’autant plus important avec l’émergence du numérique.
À partir de là, cela m’a conduit à ouvrir un blog, qui s’appelle Silex, sur lequel j’écris avec le pseudo de Calimaq. À la base, c’était un blog sur le droit d’auteur et les bibliothèques. Le projet a évolué de manière plus générale vers l’étude des questions liées aux droits d’auteur et à l’environnement numérique, et de plus en plus, ce blog traite de la question des biens communs, devenue très importante dans mon cheminement.
Mon engagement aux biens communs est venu par paliers. C’est comme si j’avais eu, pendant longtemps, une sorte de trou noir dans ma réflexion qui m’empêchait de faire le lien entre différents sujets qui m’intéressaient.
La première fois que j’ai rencontré cette notion, c’est à travers un événement qui s’appelait Brest en biens communs, au cours duquel le territoire était animé, pendant quinze jours, autour de la notion de biens communs. J’y ai vu se connecter une grande quantité de sujets qui m’intéressaient, et que je ne reliais pas auparavant. Par exemple, j’ai vu des gens prendre des photographies du territoire et les mettre sur Wikipedia. D’autres faisaient de la cartographie ouverte. Des débats étaient organisés dans les librairies sur la place des auteurs, des initiatives abordaient la question des circuits courts de distribution de nourriture, d’autres encore concernaient les fablabs.
Toutes ces initiatives constituaient les briques d’un même ensemble. Je me suis rendu compte qu’il y avait un pivot entre tous ces éléments qui faisait sens.
Cela m’a permis de développer mon intérêt pour la culture libre en tant qu’alternative au droit d’auteur, dans le champ de la création et au-delà, au devant des problématiques environnementales, ou de certaines problématiques liées à la propriété des éléments du corps humain.
Cette réflexion m’a apporté de nouvelles clés de lecture sur mon propre travail et sur ce que j’essayais de faire sur mon blog.
Une autre étape très importante a été la rencontre avec un livre, qui s’appelle Libres savoirs, publié par Hervé Le Crosnier chez C&F Éditions. Hervé Le Crosnier , lui aussi bibliothécaire à l’origine, a réalisé au travers cet ouvrage une sorte de compilation de textes fondamentaux sur les biens communs de la connaissance. J’y ai découvert la pensée d’Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie, et qui a réhabilité la notion de biens communs sur un plan scientifique et l’a ouverte au champ de la connaissance, alors que la notion était auparavant plutôt appliquée aux ressources naturelles partagées.
Ce cheminement m’a fait déboucher sur un besoin d’engagement propre. À la base, j’étais engagé dans des associations de bibliothécaires qui militaient au niveau législatif pour obtenir des aménagements de la loi dans le cadre de leurs activités. Et au bout d’un moment, je me suis senti trop à l’étroit dans ce cadre là, trop corporatiste. Je ne souhaitais pas me battre pour des droits qui soient limités à un secteur. Je voulais avoir une approche plus générale. Et cela m’a conduit à me reprocher d’une association qui s’appelle la Quadrature du Net, qui œuvre pour la défense des libertés numériques, et notamment vis-à-vis de menaces qui viennent de dérives de la propriété intellectuelle et du droit d’auteur. Je suis donc devenu membre de la Quadrature du Net. Et à côté de cela, avec Silvère Mercier, nous avons cofondé un collectif qui s’appelle SavoirsCom1. Nous avions deux objectifs. Celui de fédérer des gens, d’horizons divers, bibliothécaires mais aussi chercheurs, journalistes, créateurs, auteurs, pour agir ensemble autour de la thématique des biens communs de la connaissance.
Et que nous voulions aussi, c’était gérer notre propre collectif en tant que bien commun, c’est-à-dire en faire une structure qui soit organisée elle-même comme un bien commun, avec une idée d’horizontalité et de gouvernance ouverte. L’enjeu était de ne pas reproduire les schémas pyramidaux et hiérarchiques que l’on retrouve ailleurs.
Nous avons essayé de bâtir une façon d’agir et de travailler ensemble qui nous permette de vivre dans un environnement horizontal.
Ce n’est pas un mince défi mais que nous essayons de faire vivre.
La démarche de blogger : s’inscrire dans une économie du partage
Bloguer est une activité centrale en ce qui me concerne. C’est la même chose pour Silvère Mercier, qui lui blogue depuis depuis encore plus longtemps que moi. Pour moi, cette pratique a été très important, car elle marque la découverte de l’expérience des moyens d’expression donnés par internet. De cette architecture, où n’importe qui peut publier en ligne sans avoir à passer par des filtres et des intermédiaires, résulte une mise en capacité des individus pour agir, penser, réfléchir et nouer des relations avec d’autres.
Au travers mon blog, c’est surtout cela que j’ai expérimenté. C’est un moyen extrêmement simple et peu coûteux d’arriver à toucher un grand nombre de personnes à travers ses écrits. Cela touche à quelque chose de fondamental dans le fait que l’on doive préserver internet comme un bien commun.
Internet lui-même est un bien commun dans la mesure où personne n’est propriétaire de l’ensemble du réseau, et toute personne qui s’y connecte doit avoir la possibilité de recevoir des informations et d’en donner, de manière répartie et équitablement. C’est un des principes fondamentaux qui est très menacé en ce moment, mais qui constitue pourtant le cœur du projet initial d’internet. Et pour moi ceci est tout à fait lié à la thématique des biens communs de la connaissance.
Cela m’a aussi beaucoup poussé à comprendre ce qu’est le partage, et l’économie du partage. Tout ce que j’écris, je le mets en ligne sous licence libre et utilisable. Et cela m’a fait comprendre quel est l’avantage de s’inscrire dans une économie du partage, de donner ce que l’on fait sans barrières et de le laisser s’échapper. De laisser les gens traduire, reprendre, intervenir dans les commentaires, cela m’a beaucoup construit dans ma démarche. Le fait de blogguer est un super laboratoire et un moyen d’action relativement puissant. Pendant longtemps, j’ai bloguer sur OWNI, qui était une plateforme de journalisme innovante. On s’est lancé en même temps, nous étions un peu en symbiose pendant longtemps avec cette plateforme. Ils reprenaient des billets. J’ai fini par aller écrire là-bas. Cela m’a permis d’élargir énormément le public que je pouvait toucher.
Je suis juriste, mais pas un juriste institutionnel, c’est-à-dire que je me considère comme un juriste amateur, J’ai fait des études de droit mais je ne suis ni professeur de droit, ni avocat. Je n’ai aucun titre. Je suis un citoyen, blogger, juriste. Je blogue sur des sujets juridiques.
Pour moi, c’est très important de pouvoir te dire qu’à travers un blog, une personne qui a un intérêt pour une question, peut atteindre un niveau d’influence et d’expertise sur un sujet, qui lui permet d’intervenir, quelque part aussi, avec une certaine forme d’égalité par rapport à des acteurs institutionnels qui ont normalement un contrôle de la parole sur un sujet.
La jurisphère sur internet
Il y a une jurisphere de juges blogger ou d’avocats blogger. On connait Maître Eolas, par exemple, qui est un blogger français très connu et qui a fait beaucoup pour assurer la présence du droit dans la sphère des blogs. Il y a donc toute une sphère de juristes qui bloguent et ont des liens avec les institutions juridiques.
Pour ma part, ce que je constate surtout, c’est une grande présence des sujets juridiques dans des endroits qui ne sont pas forcément spécialisés sur ces questions, et qui commencent à avoir une voix importante. Tout un ensemble de sites, comme Numerama, PC INpact, ou encore Ecrans, traitent de sujets juridiques. Et ces sites le font parfois de manière très experte, mais aussi dans certains cas à l’attention d’un public de non juristes. Et ce dernier aspect est très important pour l’appropriation citoyenne des questions juridiques liées à internet.
Ce que je constate, c’est qu’il y a un intérêt pour ces questions et beaucoup d’interventions.
Le droit est une matière très pointue, et il faut pouvoir s’y plonger sèrieusement pour pouvoir en parler. Mais je trouve assez sain l’existence de ces discussions, que ce soit sur twitter ou à travers les blogs.
De l’appropriation du droit
J’ai fait beaucoup de formations auprès de bibliothécaires et de professionnels qui s’intéressaient aux questions juridiques. Sur les questions juridiques, je considère qu’il faut absolument essayer de se les approprier plutôt que de les laisser constamment à des experts ou des services juridiques qui trustent les questions. Je crois qu’il est très mauvais de se décharger de ces questions sur des tiers, qui finissent par avoir un contrôle très puissant du fait qu’ils maîtrisent le paramètre juridique. C’est pourquoi, dans mon parcours de formateur, j’ai toujours essayé de simplifier au maximum mon approche pour permettre aux gens d’assimiler suffisamment de notions de base. L’enjeu étant de leur permettre de développer des sortes de réflexe d’auto-défense afin de ne pas se laisser déposséder d’un minimum de contrôle sur les questions juridiques qui peuvent les concerner. Pour ma part, j’ai fait beaucoup de supports en ligne, beaucoup d’interventions qui permettent la compréhension d’un canevas de base, donnant ensuite la possibilité d’aller plus loin si l’on veut s’engager.
SavoirsCom1
SavoirsCom1 est un collectif sur les biens communs de la connaissance, et plus exactement sur les politiques des biens communs de la connaissance. Le collectif s’est créé il y a un peu moins d’un an maintenant. En voici quelques traits caractéristiques :
SavoirsCom1 est un collectif et pas une association, c’est-à-dire qu’il se structure de manière informelle. Nous n’avons pas voulu créer d’association car nous ne voulions pas être enfermés dans une structure qui nous a toujours semblé susceptible de dévier vers quelque chose de pyramidale et hiérarchique. C’est donc un collectif qui n’a pas de personnalité juridique, et où il n’y a pas de différenciation des rôles, c’est-à-dire que tout le monde est « à plat ». On est membre et c’est la seule chose que l’on est. On y entre par adhésion à un manifeste, que l’on a écrit et qui résume un certain nombre de points qui sont nos engagements. Ces points tournent autour de cette idée de biens communs de la connaissance au travers des notions qui nous paraissent essentielles : la défense de la neutralité du net, la promotion du domaine public, la promotion des licences libres, la réflexion sur le partage des œuvres en ligne, la protections des données personnelles. C’est tout un ensemble de points qui nous paraissent importants, avec des affirmation de position sur ces différents éléments.
Le but de SavoirsCom1 est d’être à la fois un collectif de réflexion et d’appropriation de la notion de biens communs dans la manière dont ils fonctionnent. L’objet de SavoirsCom1 est aussi d’être un collectif d’action qui intervient par des prises de position ou par des interpellations d’acteurs publics. Ces interpellations visent à une prise de conscience avec deux objectifs :
– Soit inciter ces acteurs publics à aller dans un sens qui favorise la constitution de biens communs de la connaissance.
– Soit alerter ces acteurs publics lorsque l’on détecte des enclosures, c’est-à-dire des menaces à des biens communs qui existent, et qui pourraient se refermer et finir par être appropriés d’une manière qui finirait par les détruire.
Volià comment se structure l’action de SavoirsCom1.
Le collectif est composé d’un noyau d’environ 80 personnes, ce qui est suffisamment large pour être dynamique et alimenté. Un des points les plus intéressants, de mon point de vue, est d’avoir pu créer une connexion avec les pouvoirs publics, parce que c’est une dimension essentielle. Il y a une dimension politique des biens communs, et l’idée est de réussir à interpeller des décideurs, des parlementaires, pour injecter à des moments donnés sur des points précis des propositions qui pourront être reprises et inscrites dans la loi.
Manifeste SavoirsCom1
Nous avons eu plusieurs objectifs en faisant le manifeste de SavoirsCom1. C’est un texte fondateur. Nous avons considéré que pour lancer le collectif, il faillait s’appuyer sur un texte qui fixe les principes de notre action.
L’idée était dans un premier temps d’essayer de donner une définition de ce qu’est un « bien commun » de la connaissance, ce qui est, en-soi, un exercice redoutable. la En effet, la question des définitions est une des plus grandes difficultés de ce champ des « biens communs », celles-ci sont très débattues dans la communauté et donnent lieu à des discussions parfois complexes. Nous voulions également proposer une définition des « biens communs » de la connaissance. Nous ne l’avons pas complètement sortie de nulle-part. Nous avons synthétisé à partir de choses que nous avions déjà vu.
Nous intervenons dans le champ des biens communs informationnels, des biens communs de la connaissance. Le paysage des biens communs est complexe et très varié. Des gens traitent dans les biens communs de la nature. Ils protègent des ressources naturelles. D’autres se situent dans des champs d’investigation liés à biens communs qui seront plutôt d’ordre sociaux, dans le domaine de la santé, sous certaines formes de solidarités locales qui peuvent exister, ou d’innovation sociale.
Les membres de SavoirsCom1 sont, pour beaucoup d’entre eux, issus de l’univers des bibliothèques. C’est pourquoi nous étions plus portés à nous intéresser aux biens communs informationnels.
L’idée principale consiste à « se rendre compte » que la connaissance ou l’information ont une nature particulière, qui font que l’on peut concevoir leur gestion autrement que sous la forme de l’appropriation exclusive privée, parce que la connaissance a cette capacité, cette caractéristique de ne pas être « rivale » – c’est-à-dire que quand je détiens une connaissance, un autre peut très bien avoir la même information sans me m’enlever. Cette caractéristique de base de « non rivalité » des biens communs informationnels fait que l’on peut envisager des formes de partage de la propriété sans appropriation exclusive. À l’inverse, on constate généralement ce phénomène pour les biens physiques qui eux sont rivaux et qui sont la plupart du temps gérés sous forme d’appropriation privée.
Nous voulions donc mettre en avant cette dimension là, et à partir de ce postulat, décliner des éléments, des domaines dans lesquels on allait pouvoir mettre en action et illustrer cette nature particulière des biens communs de la connaissance.
Nous en avons listé plusieurs. Il y a par exemple l’ouverture aux résultats de la recherche scientifique. La recherche scientifique est souvent gérée par l’origine de la propriété privée. Les grands éditeurs scientifiques s’accaparent des résultats de la recherche, et les monétisent, les revendent ensuite. Il y a d’autres façon de concevoir l’accès aux résultats de la recherche scientifique, de manière ouverte, ce que l’on appelle des « archives ouvertes » et cela est un point concret d’action possible.
Il y a le fait d’utiliser des licences libres pour mettre en partage les œuvres, les créations, artistiques ou intellectuelles, plutôt que de les mettre sous copyright ou droit d’auteur, et cela peut se décliner dans plusieurs domaines différents. Il y a ce que l’on appelle l’Open Data, l’ouverture des données publiques, des informations produites par l’administration, qui est un grand mouvement en ce moment, souvent sous les feux de l’actualité. Cela aussi c’est une manière de gérer autrement la propriété de ces informations. Il y a la question du logiciel libre. Il y a aussi une question qui moi me tient particulièrement à cœur et qui recoupe mon engagement à la Quadrature du Net, c’est celle du partage en ligne. Le piratage, ce qui est souvent décrit comme étant du piratage et que nous préférons appeler comme du partage. Nous réfléchissons aux moyens par lesquels on pourrait le légaliser tout en maintenant des financements pour les créateurs. C’est un des champs qui m’intéresse le plus, la question du domaine public, qui renvoie au patrimoine aussi, aux œuvres anciennes.
Nous avons listé tous ces points, qui sont pour nous les points d’action. Cela nous sert aussi à arbitrer au sein du collectif, ce que l’on traite et ce que l’on ne traite pas. Jusqu’à présent cela a été un cadre extrêmement précieux pour entre nous gérer les oppositions, les désaccords et trancher. Ce manifeste nous sert un peu comme table d’orientation qui nous permet d’agir.
Vecam. Appel pour la constitution d’un réseau francophone autour des Biens Communs
VECAM est une association qui a un rôle central dans les biens communs en France. VECAM regroupe un certain nombre de personnes qui on travaillé cette notion, qui l’ont introduite, qui l’on popularisée en France.
La différence entre VECAM et SavoirsCom1 se situe dans l’entendu de leur champ d’action, qui est plus large dans le cas de VECAM. Celui-ci couvre l’ensemble du champ des biens communs. Biens communs de la nature et biens communs de la connaissance sont rassemblés dans VECAM. Ils sont plus proches des chercheurs qui, historiquement, ont construit cette notion, comme Elinor Ostrom, en constituant un corpus scientifique autour de cette notion.
Le manifeste de VECAM, SavoirsCom1 s’en est inspiré pour son propre manifeste. VECAM est aussi l’association pivot qui porte ce que l’on appelle le réseau francophone autour des biens communs, qui a vocation au niveau international à rassembler aussi bien les acteurs français que québécois, africain aussi, puisque la question des biens communs est aussi très présente dans les pays du sud.
Communia. Manifeste pour le domaine public
Le Manifeste pour le domaine public, rédigé par Communia, est un texte qui n’est pas très connu du grand public, mais qui joue un rôle très important.
Communia est un réseau que la Commission Européenne a financé et animé pendant plusieurs années, et qui avait pour but de réfléchir à ce que l’on appelle le domaine public et à son évolution dans l’environnement numérique.
En Europe, les œuvres sont protégées 70 ans après la mort de l’auteur, et une fois cette période terminée, l’œuvre entre dans ce que l’on appelle le domaine public, et peut ainsi être réutilisée, copiée, représentée de n’importe quelle façon. L’œuvre peut être exploitée commercialement, librement, sans être soumise aux contraintes du droit d’auteur.
Ce champ des œuvres de notre patrimoine forme une sorte de grand réservoir dans lequel on peut puiser pour s’inspirer, pour faire renaître des œuvres. Cela a un rôle très fort dans la dynamique de la création et dans la diffusion du savoir et de la connaissance.
Cependant, un problème demeure du fait que cette notion de domaine public soit extrêmement fragilisée dans l’environnement numérique. En effet, à l’occasion de la numérisation des œuvres apparaissent de multiples stratégies pour faire renaître des droits sur ce qui devrait rester libre.
La numérisation du patrimoine devrait être la grande chance pour le domaine public, pour que ce patrimoine devienne vraiment accessible, pour qu’il puisse être vraiment réutilisé et diffusé.
Le réseau Communia avait eu pour rôle de réfléchir, de rassembler des acteurs de la société civile, des acteurs industriels, des chercheurs de toute l’Union Européenne, pour faire un manifeste. Ils ont abouti à ce texte, Le Manifeste pour le domaine public, qui est vraiment très important car il est le premier à renverser la perspective. Normalement, dans le droit d’auteur, le domaine public est une sorte de résidu. C’est ce qui arrive une fois que le droit d’auteur est écoulé. C’est quelque chose qui se situe aux marges de la réflexion. Communia a renversé ce principe en désignant le domaine public comme l’état naturel de la connaissance. Et c’est au contraire la protection par le droit d’auteur qui constitue une exception temporaire, mais qui ne doit pas nous faire oublier que la connaissance doit être libérée. La création doit être disponible et réutilisable. Les membres de Communia ont ainsi listé un certain nombre de principes, dont un me parait particulièrement important : le domaine public doit le rester constamment, et le passage au numérique ne doit jamais être une occasion de ré-appropriation ce qui était devenu disponible pour tous.
C’est un texte qui m’a beaucoup aidé dans ma réflexion, parce que j’essaie de le traduire juridiquement en proposition de loi. Puisqu’un manifeste tel que celui-ci n’est pas directement applicable juridiquement, je m’en suis inspiré pour proposer une modification de la loi française, et faire une loi pour le domaine public en France. C’est une des actions que SavoirsCom1 essaie de porter en ce moment.
Manifeste des Digital Humanities
Le Manifeste des Digital Humanities est un texte produit par des communautés de chercheurs. Ces communautés s’intéressent, d’une part, à l’impact du développement des outils numériques, d’internet et de la numérisation sur la production du savoir. D’autre part, ces chercheurs tentent de créer une discipline sur l’étude du numérique et d’internet.
Ce sont deux mouvements croisés, dont est issu ce manifeste qui constitue une tentative de création d’un champ dans le paysage académique. Ce manifeste est constitué de tout un ensemble de points.
Ce qui m’avait beaucoup intéressé dans ce manifeste était de voir si ces chercheurs qui s’intéressent au numérique et à l’impact du numérique sur leurs pratiques, étaient aussi intéressés par les questions de propriété de la connaissance. Sont-ils en faveur de la diffusion libre du savoir ? Considèrent-il que la connaissance est un bien commun ou pas ? À la lecture de ce manifeste, on s’aperçoit que ces notions apparaissent en filigrane. Pour moi, leurs positions n’est pas nettement affirmée, et cela reflète une sorte d’ambiguité chez les chercheurs dans leur rapport à la connaissance. J’ai déjà eu l’occasion d’intervenir dans des journées sur ces questions. On sent bien que la posture du chercheur est celle de quelqu’un tiraillé entre la volonté de diffuser la connaissance, de partager ses résultats avec sa communauté, mais aussi celle de quelqu’un très soucieux qu’on lui attribue et reconnaisse ses découvertes, et qui peut aussi rentrer dans des logiques d’appropriation assez fortes de la connaissance. On perçoit donc un tiraillement.
Ce qui m’intéresse, dans le mouvement des Digital Humanities, est de dépasser le cadre institutionnel de la science pour l’ouvrir à la société civile et au chercheur amateur. Le souhait de connecter recherche institutionnelle et science citoyenne.
Mouvements des Archives ouvertes. OpenAccess. OpenScience
Un ensemble d’acteurs gravitent autour de l’idée de science ouverte, d’open access et de ce que l’on appelle le mouvement des archives ouvertes, qui est en quelque sorte, dans le champ de la recherche, le mouvement historique qui porte l’ambition de réfléchir à d’autres moyens de diffuser les résultats de la recherche scientifique.
L’Open Knowledge Fondation en est un acteur très important. L’Open Knowledge Fondation a notamment produit une définition du savoir ouvert et de la connaissance ouverte qui sert de fondement à des licences, et plus globalement constitue un pilier pour tout le domaine de l’open data. Il existe maintenant une branche de l’Open Knowledge Fondation France qui travaille avec d’autres associations comme Regards Citoyens, par exemple, sur l’ouverture des données publiques.
Un second acteur, HackYourPhd, que j’ai déjà rencontré, porte une démarche intéressante, en travaillant davantage sur le terrain. Au contact des chercheurs, HackYourPhd créé des événements innovants, incitant les gens à penser un peu en dehors des cases. La démarche de HackYourPhd consiste à pousser les chercheurs à sortir de l’isolement pendant leur thèse et au-delà, et à diffuser leurs résultats en cours d’écriture, à partager au sein de communautés.
MyScienceWork est encore un autre acteur très intéressant. Ils travaillent sur les sociabilités numériques de la recherche et essaient de construire une sorte de réseau social de chercheurs, là aussi dans le sens du partage.
Au sein de cette communauté d’acteurs, il y a aussi le Cleo, structure davantage ancrée dans l’institutionnel, qui développe des revues en Open Access. Eux sont vraiment intéressant dans le sens où ils essaient de se confronter à des modèles économiques pour rendre la diffusion libre du savoir durable dans le temps. Ils ont inventé des modèles de freemium. Certains aspects sont payants, d’autres sont ouverts. Leur démarche vise à trouver de nouveaux curseurs dans l’ouverture par rapport aux éditeurs scientifiques purs et durs qui sont dans la marchandisation complète du savoir.
Je trouve intéressant de toujours intégrer la question des modèles économiques. Au sein de la réflexion sur les biens communs, la question de l’économie des communs est véritablement centrale.
Éléments pour la réforme du droit d’auteur et des politiques culturelles liées
Le programme de réforme de la Quadrature du Net, nommé « Les éléments pour la réforme du droit d’auteur et des politiques culturelles liées » est de mon point de vue un texte important. Ce programme est composé de 14 points de réforme pour modifier le droit d’auteur et trouver des formes de financement pour les créateurs. L’enjeu central est réside dans la légalisation du partage non marchand, c’est-à-dire le partage des œuvres en ligne, peer to peer, entre individus. Les autres points portent sur la modification de la façon dont le droit d’auteur fonctionne.
L’origine de ce manifeste s’incarne en la personne de Philippe Aigrain, également acteur majeur dans le champ des biens communs. Membre de VECAM, Philippe Aigrain a pensé ce programme dans l’idée que la culture, à l’heure du numérique, pouvait être construite comme un bien commun. Partant du principe que la culture soit un bien commun, cela donne certains droits aux individus, et notamment un droit au partage. Cette modalité de penser les communs, sans être conçue contre les créateurs, les auteurs ou les industries, défend tout de même une forme de droit positif des individus, droit que l’on ne doit pas leur enlever sous prétexte qu’il existe un droit d’auteur. Philippe Aigrain essaie de reconstruire un équilibre entre ce droit au partage et les droits des créateurs. C’est un élément central dans sa réflexion, pensée construite selon le principe que, de plus en plus, le public et les créateurs sont mélangés dans la figure de ce que l’on appelle les amateurs. Les individus sont investis dans des pratiques créatrices. Et c’est à eux que Philippe Aigrain veut penser en priorité via ces politiques culturelles qu’il essaie de construire.
De la fonction de manifeste
Pour moi, les manifestes sur les biens communs sont différents des déclarations des libertés fondamentales. Ce n’est pas tout à fait la même chose.
Par exemple, la Déclaration de droits de l’homme et du citoyen n’est pour moi pas un texte lié aux biens communs. Ce n’est pas du tout la même chose de déclarer les droits de l’individu et de parler des biens communs. On ne se situe pas du tout dans la même filiation idéologique d’ailleurs. La Déclaration des droits de l’homme a un biais libérale. Elle a une reconnaissance du droit de propriété, droit « inviolable » et « sacré ». Je ne pense pas qu’un manifeste des biens communs puisse être rangé dans cette catégorie là. Concernant les biens communs, la grande différence avec les manifestes des libertés, c’est que les biens communs visent à un exercice concret des libertés. C’est-à-dire qu’ils sont axés non pas seulement sur l’idée que la liberté doit être déclarée, mais elle doit pouvoir s’exercer concrètement.
Là ou il y a des recoupements, c’est avec les mouvements Occupy. Ce sont les grands mouvements politiques qui pour moi se rapprochent le plus de cette aspiration des biens communs, sachant que l’autre difficulté dans le mouvement des biens communs et des manifestes, c’est que normalement, l’approche doit être bottom-up, et qu’il peut être un peu contradictoire de mettre d’abord un manifeste et de le présenter ensuite à une communauté. Il faudrait normalement que le manifeste émerge de la communauté.
Ce qui est intéressant dans les mouvements Occupy, c’est que l’on ne trouvera pas forcément des manifestes derrière ces mouvements là. Mais on trouve un esprit dans l’action, une manière de se rassembler pour faire des choses que l’on ne peut pas prévoir à l’avance, et qui n’ont pas vocation, d’ailleurs, à s’inscrire dans des manifestes. Ces mouvements Occupy sont très inspirants dans cette optique là.
De l’économie des communs
La question économique est centrale dans la réflexion sur les biens communs. Elinor Ostrom, chercheuse et économiste, a de fait, positionné la question des biens communs en tant que question d’emblée économique.
Son travail s’inscrit dans un contexte où le paradigme dominant de l’économie désignait l’appropriation privée d’une ressource et son exploitation économique comme seul modèle viable de gestion de cette ressource.
Cette même théorie libérale classique affirmait que tout autre forme d’exploitation amenait à la déperdition de la ressource, à son saccage et à des phénomènes de surexploitation, de « passagers clandestins » (c’est-à-dire de personnes profitant de celle-ci sans se soucier de son entretien) et donc au final, au dépérissement et disparition de la ressource.
L’image que l’on associe toujours à ce système de pensée est un « champ ». Si l’on ne met pas de barrières autour de ce champ, n’importe qui ira faire paître ses bêtes et, à un moment donné, le champs sera saccagé, piétiné, il n’y aura plus d’herbe. C’est l’exemple classique que prenait la théorie économique libérale pour montrer qu’il était impossible de gérer des choses autrement que par la propriété privée.
Or, Elinor Ostrom est allée à la rencontre de communautés réelles, notamment dans les pays du Sud, de personnes qui s’étaient organisées pour gérer des ressources rares, des ressources physiques, comme l’accès à une rivière, ou des réserves de pêche. Et Elinor Ostrom a monté qu’en réalité les communautés humaines étaient capables de s’organiser en groupe pour fixer des règles permettant de garantir la durabilité de la ressource dans le temps et une forme de partage équitable entre les membres de la communauté. Faisant ce constat là dans plusieurs endroits du monde, avec plusieurs systèmes, et donc elle a prouvée que, au contraire, dans certaines conditions, il était possible de gérer autrement les ressources. Et ensuite, elle a étendu cette analyse au champ de la connaissance qu’elle considérait comme un des domaines les plus propices à ce type de partage.
On l’a bien vu par exemple avec les logiciels libres, qui est un domaine où l’on partage la propriété du logiciel. Il y a de tas de modèles économiques qui peuvent se greffer autour du logiciel libre, où les logiciels libres peuvent être des contributions à une économie générale.
La question de l’économie est donc bien centrale, d’avantage que le droit dans le champ des biens communs.
Le droit intervient après, car comme il faut se fixer des règles, on tombe sur des questions de gouvernance. La création de règles suppose la possibilité que ces règles deviennent à un moment donné des règles de droit, ou des contrats, comme avec les licences libres.
Je trouve que tout le défi actuel du mouvement des biens communs réside en la capacité à construire des modèles économiques qui prouvent que concrètement, réellement, il y a possibilité de faire vivre cette notion et de pas la laisser seulement comme un postulat ou une sorte d’utopie.
Et on a des exemples concrets, au regard de Wikipédia. Derrière Wikipédia, c’est une très grande réussite de la culture libre. Tout Wikipédia est sous licence libre, réutilisable. C’est une victoire de l’économie de la contribution et des individus. Mais derrière, il y a tout de même un modèle économique. Inscrit dans une économie du don, ils reçoivent des dons des individus, mais c’est tout une machinerie derrière qui assure l’alimentation pour que la ressource perdure dans le temps.
Il y a donc plusieurs façons d’organiser cette économie des communs, et je pense que c’est vraiment un point essentiel. »
Les biens communs
Pour moi, l’angle le plus simple par lequel j’appréhende les biens communs, c’est à travers les questions de propriété. On est dans une optique de biens communs à partir du moment où l’on est un groupe. La notion de biens communs est pour moi éminemment liée à la dimension collective, à l’action collective, à des communautés concrètes qui se rassemblent autour d’un intérêt ou de pratiques qu’elles ont en commun.
Et l’on est dans une approche des biens communs à partir du moment où l’on est dans une forme de partage de la propriété plutôt que dans une forme d’appropriation exclusive, c’est-à-dire quand on met en partage quelque chose, que cela puisse être une encyclopédie collaborative, des œuvres de l’esprit, ou des lieux, ou des projets ou des formes sur lesquelles on pourrait avoir une propriété. Quand on les met en partage, on rentre dans la logique des biens communs.
Et pour qu’il y ait biens communs, normalement, dans la définition – et c’est un point sur lequel Elinor Ostrom insiste beaucoup et je pense que c’est très important – il faut qu’il y ait une gouvernance, c’est-à-dire des règles qui soient définies pour gérer cette ressource et faire en sorte de la protéger. D’une part, la protéger contre l’extérieur, c’est-à-dire des personnes qui voudraient se la ré-approprier de manière exclusive – il y a donc là un aspect défensif dans les biens communs.Et d’autre part, les communautés des biens communs essaient aussi de se protéger d’elles-mêmes en quelque sorte, c’est-à-dire de se donner des règles de décision et d’action qui garantissent toujours l’ouverture et qui garantissent qu’il n’y ait pas réapparition d’un schéma hiérarchique.
Je pense que l’on retrouve toujours ces éléments-là, avec des dosages différents, dans toutes les choses que l’on estampille biens communs.
L’enclosure définie la menace qui pèse sur tous les objets qui sont constitués en biens communs. Cela vient historiquement du mouvement des enclosures, qui s’est déroulé en Angleterre et qui correspond à cette période historique qui a duré plusieurs siècles, pendant laquelle on est passé d’un mode de gestion des terres communautaires à un régime de propriété.
Il y avait des biens que l’on disait communaux, des champs, des forêts par exemple, dans lesquels la population avait le droit d’aller pour puiser des ressources, et qui n’étaient pas considérées comme étant appropriées. Puis, il y a eu tout un mouvement des propriétaires terriens pour enclore ces terres et en faire des propriétés exclusives, qui ont fait basculé l’Angleterre dans la révolution industrielle.
Le mouvement des biens communs à garder la mémoire de cet événement historique très important et il a gardé cette idée que les communs peuvent subir des enclosures, c’est-à-dire des phénomènes de renfermement ou d’accaparement qui menacent leur constitution en tant que bien commun.
Pour les biens communs de la nature, il est assez facile à visualiser, parce que cela prend souvent la forme d’une expropriation d’une communauté. Mais pour d’autres biens, c’est plus subtile. Par exemple, actuellement, il y a des enclosures extrêmement graves qui menacent les graines et les semences, parce que certains acteurs industriels, comme par exemple Monsanto, font déposer des brevets sur certaines semences. Par ailleurs, d’autres semenciers obligent à ce que l’on dépose un titre de propriété sur une variété végétale pour pouvoir la commercialiser. Ce qui fait que les gens qui ne veulent pas s’approprier des graines ne peuvent plus les mettre en marché et ne peuvent plus exister dans le paysage commercial. C’est une enclosure particulièrement grave qui menace les semences.
Il y en a une autre en ce moment qui menace les gènes et notamment les gènes humains. Des firmes ont déposées des brevets sur le séquençage des gènes. Et en fait, on ne le sait pas, mais nos propres gènes, à l’intérieur de nous, sont ou pourraient être la propriété de certaines firmes.
Enfin, le domaine où ce phénomène d’enclosure se révèle le plus difficile à comprendre concerne justement la connaissance, parce que c’est quelque chose qui paraît par définition inappropriable, mais qui subit ce que Silvère Mercier appelle des enclosures informationnelles. Ces enclosures peuvent prendre des tas de formes différentes, et l’un des points important de l’action du Collectif SavoirsCom1 est justement d’essayer d’identifier ces formes d’enclosures qui restreignent précisément ce qui paraît impossible à restreindre.
Le collectif SavoirsCom1 est un dispositif qui nous permet d’être toujours en alerte et nous rend attentif aux dangers qui peuvent peser sur certains types de biens communs.
Partage, ou mise en partage, est à mon avis un point essentiel dans le processus construction des communs. Il n’y a bien commun qu’à partir du moment où l’on est dans une démarche de mise en partage de quelque chose, ou de gestion partagée d’une ressource.
Dans la réflexion des biens communs actuellement, c’est aussi un point compliqué, car la notion de partage est beaucoup galvaudée. Elle est un peu partout. On parle par exemple de la sharing economy. On a un peu tendance à voir du partage partout. Par exemple, les gens qui font du CouchSurfing sur Airbnb se revendiquent comme étant dans l’économie du partage, ce qui soulève des débats.
Au sein du mouvement sur les biens communs, il y a toute une réflexion pour essayer de rendre plus stricte ce qu’est la définition d’un partage, pour éviter justement que celle-ci soit récupérée.
La question de la récupération est une sujet important lorsque l’on parle des communs, au même titre que la notion d’écologie, qui a subit, à un moment, ce même phénomène. Les notions de communs et de partage peuvent être très facilement récupérables. On entend parfois les politiques parler de biens communs, et cela est dangereux. C’est pourquoi le travail sur les mots est très important.
Le mot partage a aussi une valeur marketing très forte. Lorsque l’on voit, par exemple, Coca Cola qui fait toute sa campagne autour du slogan Partage un coke avec ton ami, on se rend compte qu’il y a une vigilance particulière à avoir sur ce mot.
C’est un mot dont on a terriblement besoin, notamment dans le champ de la propriété intellectuelle dans lequel j’interviens.
La notion de partage permet notamment, dans le champ de la propriété intellectuelle, de contrer les accusations de piratage. Le mot partage est très important pour montrer qu’il y a une autre façon de penser les choses.
Donc c’est un mot qui mérite vraiment que l’on s’y attarde.
Il s’agit de penser l’articulation entre les biens communs, l’économie et le marché.
La pensée des biens communs est souvent critiquée. Souvent les penseurs des biens communs sont accusés d’être des communistes, ou anarchistes, c’est-à-dire plus précisément des gens qui seraient contre la propriété, en référence à d’anciens modèles.
Il y a une différence entre être communiste et commoniste. Le communisme, historiquement, a débouché sur une forme d’appropriation totale par l’État.
Les gens qui se revendiquent du mouvement des biens communs ont un regard critique à la fois sur le marché et sur l’État.
L’État peut parfois être un allié pour les biens communs, comme il peut être dans d’autres cas une terrible menace, notamment lorsque celui-ci marque une volonté de contrôle des groupes sociaux.
Pour la dynamique des biens communs, le défi réside dans la capacité à se positionner entre les logiques du marché et les logiques étatiques. C’est pour cela que l’on dit souvent que les biens communs sont une sorte de troisième voie. Cette voie alternative se connecte avec des mouvements comme Les Indignés ou Occupy d’une certaine manière.
Il est nécessaire de creuser les liens entre les biens communs et le marché, et de rester attentif à la question des modèles économiques, afin de ne pas caricaturer le mouvement des communs et de ne pas le rejeter en tant que mouvement anti-propriété, logique qui a montré ses limites et ses dérives dans l’Histoire.
La gouvernance touche aux communautés qui se regroupent pour agir au nom des biens communs.
Pour agir et gérer un bien commun, la question de la gouvernance arrive très vite et touche à la dimension politique des biens communs.
Elinor Ostrom a montré que les communautés qu’elle a observées, et qui s’organisaient efficacement pour gérer des ressources, n’étaient jamais structurées de manière vraiment hiérarchique. Le pouvoir de décision n’y était pas concentré, et il n’y existait pas une autorité pour faire exécuter des ordres. Il est apparu que ces mouvements s’organisaient par une forme d’émergence de la décision, par la discussion et avec une sorte d’horizontalité entre les membres.
On ne peut pas assimiler le mouvement des communs à de l’anarchisme ou à un mouvement libertarien. En effet, ces communautés horizontales peuvent avoir des règles extrêmement strictes. Et Elinor Ostrom indique notamment qu’une communauté organisée en commun doit avoir la capacité de sanctionner un membre dans le cas où celui-ci développerait des comportements le conduisant à saccager une ressource qui est normalement commune. Et cela, on le voit très fortement sur certains objets qui sont organisés comme biens communs. Par exemple, le cas de Wikipedia est un système très horizontal mais très complexe en terme de règles. Il est en place une véritable ingénierie derrière Wikipédia, et la communauté n’est pas tendre avec les membres qui saccagent des articles, ou qui essaient d’introduire des choses qui ne sont pas dans les canons définis par la communauté comme étant ceux du savoir encyclopédique. Dans ce cas précis, on voit bien que la gouvernance peut être à la fois horizontale mais aussi ne pas exclure des règles très fortes. On constate aussi que ces systèmes sont parfois assez dures dans la manière dont ils règlent leurs différends.
Étant juriste, je m’intéresse à voir comment l’on peut traduire en règles ces questions de gouvernance. Ces règles peuvent être des licences mais aussi des chartes, des codes. J’étudie comment un système peut s’auto-organiser, sans tomber dans une forme d’anarchisme et de dérive libertarienne, qui ne sont, selon moi, pas compatibles avec le mouvement des communs.
En travaillant la notion de biens communs, je me rends compte que la confiance est de plus en plus un mot central.
La pensée des biens communs est une pensée qui fait confiance. Elle fait le pari que, quand l’individu n’est pas pris seul mais en communauté, il y a une possibilité qu’il arrive à s’organiser d’une manière qui va être inventive, créative, et bénéfique pour ses membres, pour arriver à constituer un bien commun, le transmettre dans le temps, le faire durer, le faire vivre.
La confiance que les individus peuvent s’accorder est un élément essentiel dans une communauté qui s’organise en bien commun.
Par confiance, j’entends la capacité des groupes humains à trouver des solutions à leurs problèmes, sans passer par des formes de violence ou d’appropriation, de concurrence ou de rivalité.
Tous ces mots sont très présents autour de nous, mais ne sont pas une fatalité. Ce qui est intéressant dans les communautés qui se constituent autour des biens communs, c’est qu’elles donnent à voir des exemples concrets qui incarnent la possibilité de prendre une autre voie.
Les biens communs sont toujours dans une forme d’hybride entre le système classique et quelque chose d’inventif.
Copy Party
Avec Silvère Mercier, nous avons très envie de monter des copy party. Concept que l’on a essayé de développer et d’expérimenter, les copy party sont des événements que l’on organise dans des bibliothèques, où l’on invite des gens à venir avec leur matériel de copie et à copier les documents qui sont à l’intérieur de la bibliothèque. C’est un format d’événement intéressant parce qu’il casse des barrières, à la fois du coté des bibliothécaires, qui ont parfois des réticences assez fortes à admettre que l’on puisse copier leurs documents, et d’autre part du côté des lecteurs, qui ne sont pas du tout habitués à ce que l’on leur permette de copier.
La copie est un processus assez diabolisé à l’heure actuelle, à cause des questions des droits d’auteur.
Rendre officiel un événement sur ce thème me parait donc très intéressant. Une copy party se monte à Brest dans le cadre de Villes en biens communs, et on va aussi essayer d’en promouvoir dans le réseau des bibliothèques de Paris. C’est un événement en général très intéressant pour ce qu’il se passe en amont, c’est-à-dire comment on explique à son directeur que l’on veut organiser une copy party, comment on explique à des élus que cela peut être intéressant de mettre en avant le sujet de la copie. Qu’est-ce qu’on imagine autour du fait de copier ? Est-ce que l’on fait un atelier d’écriture ou une conférence après avoir copié des documents ? C’est en tout cas, c’est un premier format que je trouve assez intéressant.
Monnaies alternatives
Nous avons envie de faire un événement sur les monnaies alternatives et sur ce que l’on appelle de revenu de base. Ce que j’aimerais pousser comme questionnement, c’est celui de la monnaie en tant que bien commun, et comme alternative majeure au niveau économique. Le cas de Bitcoin est un exemple intéressant, monnaie purement numérique créée de manière complètement décentralisée et sans intervention des États. Cependant, Bitcoin n’est pas forcément très bien vu dans la communauté des communs pour son axe plutôt libertarien. Mais il y a des façons de créer de nouvelles monnaies adaptées aux biens communs.
Pour illustrer le concept, ce que l’on voudrait faire, au niveau de l’événement, ce sont des parties de Monopoly relativiste, c’est-à-dire un Monopoly où l’on distribue un revenu de base aux participants. Les règles du jeu initial sont totalement modifiées. L’enjeu est de voir concrètement ce qui se passe lorsque l’on crée de la monnaie et lorsqu’on la gère autour d’un jeu. Cet événement est donc une forme d’illustration d’un sujet majeur pour les communs.
La crise économique, étant donné le niveau qu’elle a pu atteindre dans certains pays, a poussé les gens à des phénomènes de résilience.
On a observé une telle perte de confiance dans le système tel qu’il est construit, que beaucoup ont émis l’hypothèse qu’il faudra peut-être un jour se raccrocher à un système différent. On a déjà vu, historiquement, des grands effondrements d’empire où la monnaie à jouer un rôle important. Quand on perd confiance dans la monnaie d’un système, en général, celui-ci s’effondre très rapidement.
Le fait de voir de plus en plus de gens s’intéresser aux monnaies numériques, aux monnaies locales, ou au revenu de base, création monétaire au profit des individus, traduit l’ampleur de la crise économique.
Ce qui pousse également ce mouvement en avant, c’est la perte de contrôle des États. Ceci est beaucoup lié aussi au numérique quelque part. Les États ont de plus en plus de mal à exercer leurs compétences souveraines. Des formes décentralisées en peer-to-peer permettent de réaliser des choses sur lesquels les États n’ont plus de contrôle. Bitcoin est l’exemple même de quelque chose qui a émergé sans que les États n’aient pu le réguler au départ. Maintenant, les États essaient de reprendre le contrôle, mais à la base, ils n’ont pu empêcher que cela se lance.
J’ai très envie d’organiser un événement à l’Assemblée Nationale sur la question du domaine public, parce que je pense qu’il est important que, à l’occasion de Villes en biens communs, il y ait une interpellation des pouvoirs publics, et si possible à un niveau qui puisse avoir un impact.
La question du domaine public est de plus en plus présente dans les discussions politiques. Elle est assez présente dans le Rapport Lescure. Au sein de ce rapport construit de propositions pour faire évoluer le droit d’auteur, figurent une série de recommandations très intéressantes pour protéger et promouvoir le domaine public. Le moment me parait propice pour porter la question directement au Parlement. Un colloque sur le domaine public à l’Assemblée Nationale pourrait avoir un certain relief pour interpeller les élus et faire passer des idées. Cela me paraît intéressant.
Dans le cadre de l’événement Villes en biens commun, j’aimerais beaucoup organiser une projection, payante, du film espagnol El Cosmonauta, prolongé d’un débat pour expliquer le modèle économique du film.
C’est un film sous licence Creative Commons, accessible en ligne, et qui a été très largement financé par crowdfunding. Riot Cinema, producteur indépendant du film, a lancé le projet en 2010, et a été le premier à parvenir à réunir un vrai budget de film professionnel par une opération de crowdfunding, avant que des plateformes comme Kickstarter ne décollent. El Cosmonauta a été construit d’une manière extrêmement intéressante. Des centaines d’heures de rushes ont été mises sur internet pour que les gens puissent remonter leur film eux-même. Les créateurs du film ont développé des tas de façons de pousser très loin l’interactivité, sous licence libre, tout en ayant la volonté de se diffuser en salle. Ce qu’ils démontrent est que l’on peut très bien organiser des projections payantes, tout en mettant le film à disposition gratuitement en ligne.
Le crowdfunding est un phénomène qu’il faut observer en détail et avec attention, à l’image du couchsurfing. Toutes les formes de crowdfunding ne sont pas concordantes avec la notion de biens communs.
On a vu récemment le groupe Universal Music lancer une campagne de financement participatif pour presser des vinyles destinés à être vendus. Ce genre de démarche n’est absolument pas assimilable à la création de communs, car c’est une forme de souscription qui donne lieu à un objet entièrement propriétaire et commercial. D’autres cas du même type existent, sous forme de prise de participation. Les contributeurs deviennent quasiment actionnaires du projet en contrepartie d’un retour financier. Ces démarches relèvent d’une logique libérale bien plus qu’une logique de biens communs. Ce qui m’intéresse, ce sont les formes de crowdfunding où le créateur, aidé en amont, met son œuvre en partage.
C’est ce qu’a fait Riot Cinema, et c’est intéressant car c’est une mise en partage maîtrisée, c’est-à-dire qu’ils autorisent les gens à voir le film, à le télécharger, le partager, le diffuser à des fins non commerciales. Mais dans le cas d’un usage commercial, les producteurs se donnent la possibilité de réaliser une exploitation commerciale classique étant donné que crowdfunding n’a pas permis de financer l’intégralité du projet.
Cette forme de modèle économique hybride me parait vraiment intéressant.
Pour aller plus loin :
[App] Quand l’Internet se manifeste [V1]. Timeline interactive de l’histoire de l’Internet à travers ses manifestes, chartes, déclarations. Publié sur OWNI par Sabine Blanc. 11 mars 2011.
[Infographie] 10 ans de Creative Commons. Infographie interactive. Publié sur OWNI par Sabine Blanc. 14 décembre 2011.
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