Entretien avec Irene Favero réalisé au CNAM à Paris le 10 septembre 2013.
Spécialisée en économie et gestion des arts et des activités culturelles, Irene Favero est chargée de mission auprès du Réseau Culture 21. Spécialisée dans les processus participatifs et la gestion de projets multi-partenariaux, elle contribue notamment à la mise en réseau des opérateurs culturels français qui par leur pratique contribuent à l’exploration du lien entre culture et développement durable.
Biens communs
Ce qui a fait que je me suis intéressée à la question des biens communs, c’est la définition qu’en donne Stefano Rodotà. Juriste italien, Stefano Rodotà, qui a par ailleurs manqué de peu de remporter les dernières élections à la présidence en Italie, a été chargé par le Ministère italien de la Justice de mettre en place une commission qui travaille autour de la question des biens communs et de la façon dont ces problématiques peuvent rentrer dans le code civil italien. Cette définition, qui me parait pertinente et avec laquelle je me trouve en accord, et qui rentre également en résonance avec la démarche du réseau Culture 21, consiste à affirmer que les biens communs sont les biens utiles à l’exercice des droits fondamentaux de la personne.
Tout comme les droits culturels, les biens communs désignent selon moi des leviers pour le respect des droits de l’homme et se posent comme une sorte de prémisse au respect de la dignité humaine.
C’est à cette définition des biens communs que j’adhère principalement.
Communauté
L’univers des biens communs et l’univers des droits culturels mettent l’accent sur des notions comme celle de la communauté, chargée ou qui se désigne elle-même comme devant s’occuper d’une ressource commune. Cependant j’identifie, au sein de ces écosystèmes, deux façons différentes de traiter la question de la communauté. Les recherches d’Elinor Ostrom démontrent que plus la communauté est clairement définie et délimitée, plus la gestion de la ressource en commun est efficace. À cette vision s’oppose une conception de la communauté comme étant une entité dynamique et mouvante. On peut choisir d’en faire partie, d’en sortir. On appartient souvent à plusieurs communautés simultanément. Cette analyse de la question de la communauté, que je trouve très intéressante, j’aimerais la voir davantage développée en mettant en lien la question des biens communs et la question des droits culturels. Au travers cette réflexion, c’est aussi la notion de lien qui se voit ré-interrogée.
Si l’on considère la communauté comme un objet mouvant, alors on peut définir la richesse de ce milieu par le nombre et la qualité de liens qui s’y tissent, par l’interconnexion des individus de ce même milieu.
La question du lien est donc centrale et fait la richesse de ce qui est créé socialement autour d’un bien commun, en respectant les droits culturels des personnes.
Biens communs et humanités
La notion de biens communs permet, de mon point de vue, de poser une grille de lecture sur la réalité qui nous entoure.
C’est pour cela que je ne mets pas l’accent sur la définition de bien commun comme objet ou comme quelque chose de très spécifique.
Selon moi, ce qui fait un bien commun, c’est le soin accordé par des personnes à cette ressource, matérielle ou immatérielle, pour la protéger.
Je n’irai pas jusqu’à dire que la culture est un bien commun. Mais il y a cette notion de soin et la qualité de lien qui est une notion commune à la question des biens communs et des droits culturels, et qui me semble centrale. Pour expliciter cette question, je souhaiterais prendre pour exemple une manifestation qui a eu récemment en Italie, intitulée Travail Bien Commun. Et, en effet, on a l’habitude de définir le travail plutôt en tant qu’objet d’une convention collective ou en tant qu’un droit individuel. Mais si l’on étudie la question du travail en prenant comme grille de lecture la notion de biens communs, et en tant que catalyseur de lien, alors la notion de travail peut être redéfinie comme l’endroit d’expression de la dignité de la personne. Par le filtre des biens communs, on peut voir le travail comme le lieu d’expression de la dignité humaine, où le travailleur se voit renvoyer un regard digne sur son travail. C’est là que tout prend sens. Et peut-être, avec cette réflexion, on pourra se dire que le monde du travail tel qu’il est conçu aujourd’hui, n’est pas digne. Peut-être ne parlerons-nous peut-être plus de travail mais d’activité humaine. On peut dire la même chose en parlant d’une place. Est-ce juste un lieu physique dans la forme de la ville ? Mais si on regarde un place publique avec ce même filtre des biens communs. La place devient le lieu où se construisent les liens au sein de la communauté.
Réseau Culture 21
Aujourd’hui, je poursuis mon parcours professionnel au sein de Réseau Culture 21, une association fondée en 2008 en lien avec l’Observatoire des politiques culturelles, autour d’un travail de recherche mené par Christelle Blouët, fondatrice du réseau, sur la mise en place des Agenda 21 de la culture en France. Les agenda 21 de la culture sont des documents internationaux auxquels les villes adhèrent pour mettre en place des politiques qui prennent en compte la dimension culturelle du développement durable. Ces dispositifs prennent différentes formes. Les villes s’engagent de différentes façons pour favoriser la participation des citoyens au développement des politiques publiques. Cet accent porté sur la participation citoyenne dans la définition des politiques publiques, permet une réflexion sur la mise en place de nouveaux modes de gouvernance. Elle interroge la notion de biens communs fondamentaux et constitue un engagement de la part des villes. Mais au-delà des politiques menées par les villes, de nombreux acteurs développent différentes initiatives engagées dans le sens d’une valorisation de la diversité culturelle et de la promotion des droits culturels des personnes. Le rôle du Réseau Culture 21 est d’animer ce réseau d’acteurs à différents niveaux, en portant au cœur de ses thématiques les relations entre culture et développement durable.
Déclaration de Fribourg
Les deux documents sur lesquels s’appuient le travail de Réseau Culture 21 sont l’Agenda 21 de la Culture et la Déclaration de Fribourg sur les droits culturels. Ce texte est une déclaration développée par ce que l’on appelle le groupe de Fribourg, et qui réunit en un seul document tous les droits culturels qui étaient un peu éparpillés au sein de différents documents internationaux et les conventions internationales. D’un point de vue opérationnel, ce texte est un support important dans l’identification des droits culturels, souvent peu considérés par rapport à d’autres droits dans l’imaginaire collectif tel que les droits politiques ou civiles. De mon point de vue, les droits culturels sont importants car ils servent de levier pour l’effectivité de tous les autres droits, le droit à l’éducation, à l’information par exemple.
Lien
La question du lien est centrale, et déplace l’attention portée sur le bien lui-même pour se concentrer sur tout ce qui tourne autour. Elle permet de dépasser la question de la propriété.
Il s’agit de passer de « l’avoir en biens communs » à « l’être en biens communs », et en cela, de dépasser une vision liée à l’objet pour investiguer quelque chose de plus vaste, l’humain.
Gouvernance
Gouvernance est un terme que je n’aime pas du tout parce qu’il porte selon moi quelque chose de dépolitisé. Pourtant, j’emploie ce terme au quotidien, et nous parlons, dans le milieu culturel, de nouveaux modes de gouvernance en essayant de réinterroger les manières de faire et de travailler. C’est un terme qui va au-delà de la notion de lien, en ce qu’il intègre une dimension logistique. Comment essaie-t-on de s’organiser de manière à faire en sorte qu’il y ait une responsabilisation des personnes par rapport aux biens qu’ils ont définis ensemble comme étant des biens à préserver pour les générations futures ?
Ce terme réinterroge la place des représentants politiques. Qu’est-ce qu’un élu, par exemple ? Si nous développons ces modalités d’agir, en nous saisissant directement, sans intermédiaire, de ce qui nous intéresse, alors il me semble qu’un grand travail de réinterrogation de la place de chacun est à mener. C’est cela que je pose avec le mot gouvernance. Une nouvelle façon de se sentir représenté, ou de ne pas se sentir représenté et d’agir directement.
Valeur
Il s’agit de repenser nos indicateurs et de chercher de nouvelles façons d’évaluer. Que voulons-nous évaluer et au regard de quoi ? Il s’agit de décider en remettant au centre de la problématique ce qui nous tient à cœur. Ce travail de réflexion doit se faire avec un accompagnement par des outils de gouvernance et de participation qui vont permettre aux gens de se poser la question de savoir ce qui compte vraiment.
Le respect de nos droits fondamentaux dépend de notre capacité à repenser nos valeurs, nos indicateurs et nos modalités d’évaluation.
Transversalité
Droits culturels
Irene Favero, pouvez-vous nous expliquer ce que sont les droits culturels ?
Pour appréhender simplement les droits culturels, on peut débuter en expliquant que les droits culturels sont une catégorie des droits de l’homme. Bien qu’ils soient moins développés, les droits culturels sont tout de même reconnus en tant que tels dans différents instruments juridiques nationaux et internationaux.
C’est d’ailleurs probablement du fait de leur éparpillement au sein de différents instruments juridiques, à différents échelons, que ceux-ci sont moins connus et moins étudiés, ou qu’il a été moins évident de développer une pensée cohérente autour de ces droits.
C’est pour cette raison qu’un groupe de chercheurs a entrepris de réunir tous ces droits éparpillés dans un document nommé la Déclaration de Fribourg sur les droits culturels. Cette déclaration a le mérite de créer un corpus cohérent de droits, de permettre une meilleure compréhension et appropriation de ces droits, et d’étudier plus précisément leur effectivité.
On trouve dans la Déclaration de Fribourg différents droits culturels. Certains d’entre eux sont très connus et déjà très identifiés et mobilisés dans nos sociétés, comme le droit à l’éducation, le droit à l’information ou encore le droit de participer à la vie culturelle.
Mais il est aussi très intéressant de constater que la Déclaration de Fribourg sur les droits culturels expose et rend visible toute une série de droits que nous avons moins l’habitude de prendre en considération, et qui sont peu ou moins présents dans notre esprit.
Par exemple, le droit de se référer (ou non) à une communauté culturelle. Ou encore, le droit à participer au patrimoine culturel.
La ligne commune qui relie tous ces droits repose sur la question de l’identité. C’est pourquoi, une définition fréquente et classique consiste à dire que les des droits culturels désignent les droits, les libertés et les responsabilités, pour une personne seule ou en commun, de choisir et d’exprimer son identité et sa dignité.
Lorsque l’on parle des droits culturels, on doit bien être conscient du fait que cela ne concerne pas le domaine restreint de la “culture”.
Les droits culturels vont chercher à s’intéresser à l’ensemble des domaines de la vie d’une personne. Il s’agit de voir comment toutes ces situations de vie commune deviennent des opportunités pour la personne d’exprimer et d’enrichir son identité, sa dignité et sa culture.
On dit que tout droit de l’homme est une relation sociale. Les droits culturels nous permettent de travailler la qualité de cette relation là, établie dans n’importe quel autre droit de l’homme.
Prenons pour exemple le travail. Ce que l’on définit comme “droit au travail” ne se réduit pas au droit d’avoir un travail. Il en est de même pour le droit à la santé, qui ne peut se réduire à la possibilité d’accéder à des soins. Ou encore, en matière de culture, le droit de participer à la vie culturelle ne se limite pas au droit d’aller au théâtre ou au cinéma.
La définition d’un droit ne peut être réduite à l’idée d’accéder à un service.
Cette grille d’analyse sur nos vies nous pousse à formuler de nouvelles questions. Par exemple, les droits culturels en matière de santé nous conduisent à interroger notre niveau d’accès à l’information sur les soins qui nous sont prodigués. Ou encore, les droits culturels interrogent la part de créativité et d’humanité que notre travail nous permet d’avoir et d’exprimer.
Les droits culturels sont en ce sens une approche très qualitative. Ils mettent en jeu toutes les situations où mon humanité peut s’exprimer. Ils permettent d’évaluer le niveau d’humanité et de dignité des situations où s’exercent les droits de l’homme dans la vie courante.
Enfin, je voulais vraiment insister sur l’idée que les droits culturels ne concernent pas uniquement la culture, au sens où on l’entend habituellement. Il s’agit dans ce contexte d’une interprétation très élargie de la notion de culture, compte tenu du fait que notre culture s’exprime dans tous les endroits ou tous les moments de notre vie, en tant qu’expression de notre façon d’être.
Par ailleurs, il me semble important de dire que les droits culturels mettent en avant la question des capacités. Et notamment la capacité à interagir et à être en relation, qui dépendent du droit à l’éducation, du droit à appartenir à une communauté et des processus d’identification et d’apprentissage qu’il induit.
Il s’agit donc de l’expression d’une identité individuelle qui ne se développe pas seule, mais au contact de ressources, de récits, de communautés. C’est à cet endroit notamment que l’on peut relier la question des droits culturels à celle des communs.
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