Laura Aufrère
Entretien avec Laura Aufrère, enregistré le 2 juin 2018 à Saint-Denis (France). Laura Aufrère a étudié les sciences politiques et a travaillé pendant dix dans le secteur culturel, dont cinq ans en tant que coordinatrice de l’union représentant, en France, les initiatives de spectacle vivant/enregistré et des arts visuels se reconnaissant de l’économie sociale et solidaire (UFISC). Elle est maintenant doctorante (CEPN – Paris 13), et travaille sur les dynamiques d’économie sociale et solidaire et des communs dans le secteur culturel (collectifs et initiatives en communs, processus de coopération, gouvernance, protection sociale, modèles sociaux de solidarité, modèles économiques, etc). Je m’appelle Laura Aufrère. J’ai étudié la gestion de projets artistiques et culturels à Sciences Po Bordeaux. Je cite cette institution parce que, de ce fait, j’ai été formée en droit public, et je pense que c’est extrêmement important. J’ai eu la chance d’avoir des professeurs qui nous ont aussi montré comment l’action publique ne pouvait pas se résumer à un dialogue avec le marché et ne pouvait pas être confondue avec la lecture économiciste que l’on nous propose aujourd’hui.
Avec ce bagage, j’ai commencé à travailler dans le secteur artistique et culturel. Au fur et à mesure, je me suis rapprochée des acteurs qui se reconnaissent de l’économie solidaire dans le secteur artistique et culturel, jusqu’à travailler pour des réseaux et notamment l’UFISC. L’UFISC, union fédérale d’intervention des structures culturelles, se pense comme un outil collectif des 15 fédérations qui la constituent. L’UFISC ne se pense comme au service des organisations, mais les organisations se mettent au service les unes des autres pour porter une voix politique.
On retrouve cette approche au travers les revendications du droit à l’alimentation, du droit à la ville, du droit à l’éducation. Des liens se sont tissés avec une diversité d’acteurs, et je pense aussi aux acteurs du social, par exemple, qui d’emblée considèrent la personne comme étant participante et ayant sa voix. C’est un pari du temps. Il ne s’agit plus d’un temps de production qui serait décomposé en phases de conception, de production et de remise d’un livrable.
J’ai travaillé longtemps sur ces questions et notamment sur la question de la structuration professionnelle. La question du travail est assez rapidement devenue évidente : Qu’est ce que veut dire le travail ? Qu’est ce que veut dire avoir un travail, identifié au sens professionnel, mais aussi que veut dire travailler ensemble ? J’ai fini par rencontrer les travaux d’Alain Supiot, qui parle du travail réellement humain. C’est en réalité un héritage des deux Guerres mondiales. Ceux qui ont été témoins de ces deux guerres ont constaté qu’on ne pouvait faire la guerre que parce que la guerre est conçue comme une forme de travail absolument déshumanisée. Si l’on admet que l’on peut mettre des gens au travail sous cette forme-là, et que le travail devient cette violence-là, alors on construit une société qui sera toujours en train, finalement, de préparer une forme de guerre. En lisant ces textes-là, j’ai l’impression d’avoir trouvé ce que j’ai toujours cherché, c’est-à-dire une forme d’objectif de paix. La raison pour laquelle je travaille pour tout cela, c’est pour la paix.
C’est par ce détour du travail réellement humain et du processus de paix que je suis retournée sur la question des communs, que je lis avec ce cadre de lecture polanyien. Le point commun, à mon sens, entre les travaux d’Alain Supiot et ceux de Karl Polanyi, se situe dans le fait de dire que le travail ne peut pas être une marchandise, que la terre, ou encore la monnaie ne peuvent pas être des marchandises. Mais si l’on récupère les droits économiques, sociaux et culturels, alors toutes ces dimensions de la vie ne peuvent pas être des marchandises. Ceci ne veut pas dire qu’il ne peut y avoir des échanges ponctuels, monétaires. Mais ces échanges ne sont alors pas réglés par les signaux faibles comme la concurrence, sur une logique complètement démentielle – au sens maladif du terme.
Jean-Louis Laville, au travers Marcel Mauss, remobilise la question du lien avant le bien. La raison pour laquelle on fait tout ça, c’est parce qu’on est en lien. On le fait pour et avec les autres.
Ce que dit aussi Alain Supiot, dans lequel je trouve un écho au travail de Karl Polanyi, c’est que le travail, l’entreprise, le fait de faire ensemble, et l’expression de ce lien du faire ensemble, c’est l’idée d’oeuvre.
Le secteur artistique et culturel est dans l’espace dans lequel je me sens le mieux pour RéciprocitéLa réciprocité, à travers une lecture par les communs et par l’économie solidaire, est un des termes qui exprime le mieux le fait de reconnaître l’autre dans sa dignité et de reconnaître chez l’autre la partie humaine que l’on partage.
On cherche toujours une raison à l’échange, et qui dépasse l’échange lui-même.
Et je crois que le commun est porteur de cela. TravailÀ mon sens, le deuxième mot qui me relie aux communs, c’est la question du travail, au sens d’un travail du monde. Si l’on considère qu’il y a une dimension collective à l’intérieur de chacun des individus, alors le travail ne peut plus être, par rapport au monde, cette espèce de violence de devoir soit absorbé le monde, soit de devoir l’exprimer à travers une seule bouche.
Il s’agit de construire collectivement un rapport tenable au monde. Et si le travail n’est pas cela, alors je pense que ce ceci devient un travail inhumain.
L’approche écologiste est intéressante sur ce sujet, que l’on retrouve également dans les travaux d’Elinor Ostrom. Sur ce sujet, je renvoie aux travaux de Jean-Marie Schaeffer, et notamment à son livre La fin de l’exception humaine (2), qui parle de l’art comme une forme humaine d’expression du monde, qui doit pouvoir s’articuler avec les autres.
SolidaritéAlain Supiot, dans ses cours au Collège de France, a mobilisé toute une communauté de chercheurs, et il y a une présentation de l’histoire du mot de solidarité.
Alors que l’on a un peu l’impression, ces derniers temps, que la solidarité se décrète, parce qu’il y a une revendication, je crois maintenant que l’on a tous ensemble un travail à faire pour exprimer la solidarité, au-delà de la façon dont nous on exige de nous qu’on l’a décrète.
Notre solidité humaine est dans la solidarité. Et cela rejoint la question du processus de paix, de savoir vivre ensemble. ÉmergenceJe ne suis pas spécialiste, mais il me semble important de s’intéresser à tout le travail sur la sociologie des émergences.
On parle maintenant des zones blanches de la culture, comme s’il y avait des êtres humains qui, dans notre société, pouvaient vivre absolument sans culture. Je ne suis pas sûre que cela existe.
Il n’est pas nécessaire de revenir sur la question de l’industrie, de la télévisuelle et audiovisuelle ou musicale. On voit bien que cette logique existe. Les mécanismes de domination des industries culturelles enchassent les individus dans des pratiques de consommation qui figent leur action, et qui les conditionnent d’une certaine façon. Pour autant, il me semble qu’une approche par les communs permet de ne plus considérer qu’il puisse y avoir des zones blanches.
Car si, aujourd’hui, discuter de ces enjeux là revient à aller dans ces territoires dits “blancs” de la culture, et revenir avec un nouveau modèle que l’on va de nouveau imposé, alors je ne suis pas sûre que l’on ait changé quoi que ce soit. À cet endroit, il y a un dialogue qui est manquant. Mobiliser cette émergence de la culture permettrait de remettre en place ce dialogue. Tiers-lieuxRetour sur la table ronde « Tiers-lieux, espaces de communs ? » qui s’est tenue le 2 juin 2018 au 6B à Paris dans le cadre de Métamines #2. Ce qui m’a semblé très riche lors de la table ronde tient au fait que les interventions avaient une approche très organisationnelle et processuelle des tiers-lieux. En fait, j’ai trouvé cela vraiment très intéressant parce qu’au fond, et c’est peut-être là qu’était le lien avec ce que moi j’essaie de travailler, il s’agissait de dire que l’approche par les communs – et c’est ce que disent des chercheurs comme Benjamin Coriat, ou encore Pierre Dardot et Christian Laval, c’est considérer les communs par le remplissage politique advenu ces dernières années.
En effet, ce n’est pas parce que l’on observe une très belle diversité de pratiques, un engouement et un renouveau des pratiques collectives qu’il n’y pas aussi un rapport de force, et de la violence politique et technique qui s’exerce.
C’est-à-dire que, plutôt que de trouver une boîte à outils et de l’appliquer avec ce principe de réplicabilité, de scalabilité et de passage à l’échelle, l’enjeu est de reconnaître les savoirs qui sont développés par les praticiens, sans les réduire à un corpus figé, mais de les prendre en compte comme un mouvement démocratique en tant que tel. LabellisationJ’ai l’expérience d’avoir travaillé soit avec des structures labelliset des structures qui ont toujours refusé la labellisation.
Aussi, le problème de la labellisation, ou les problèmes que celle-ci peut éventuellement poser, se situe dans la question du passage du dedans au dehors, et des conditions de ce passage.
Par ailleurs, il y a aussi un risque, à mon avis, non pas de la part des acteurs mais de la part de l’extérieur, d’un encouragement à l’isomorphisme. La labellisation est aussi utilisée par un certain nombre d’acteurs du marché lucratif dominant pour s’assurer une légitimité, conquérir des marchés et prendre possession de certaines pratiques. La notion de mouvement recouvre à la fois une dimension d’identification à un type organisation avec des intérêts clairs, mais permet aussi de se penser en tant que mouvement politique. Cela permet de ne pas décorréler les deux. Pour exemple, il y a une expérience en Espagne, qui s’appelle Pam a pam, qui a fonctionné de cette façon. Fonctionnant sur une logique d’AMAP, ces petits producteurs locaux n’ont pas voulu de labellisation. Ils ont un très grand questionnaire, auquel les acteurs répondent. Ce questionnaire ouvert interroge les producteurs sur leurs modes d’organisation. Ce processus entre pairs se déroule des entretiens. Si tout le monde les accueillent, alors les nouveaux acteurs ont le droit de rentrer sur la plateforme. C’est cette souplesse qu’il faudrait, à mon sens, pouvoir conserver.
Travailler en commun – enjeux d’émancipation pour les travailleurs du secteur culturel, enregistré le 13 septembre 2016 dans le cadre du colloque « Vers une République des biens communs ? » à Cerisy, via Remix The Commons. |