Ophélie Deyrolle
Ophélie Deyrolle est co-fondatrice et coordinatrice de projets au WIP, une structure qui imagine l’avenir du patrimoine industriel à Colombelles en Normandie, et développe des projets coopératifs autour de l’économie circulaire, l’aménagement du territoire et la culture. Le WIP accueille des entreprises, des artistes, des services aux habitants, des espaces de loisirs, des événements grand public, avec des valeurs sociales et écoresponsables. Cet entretien avec Ophélie Deyrolle a été enregistré le 21 juillet 2018 lors de l’Université d’été du WIP à la Caserma Pepe et au Pavillon français de la Biennale d’Architecture de Venise, dans le cadre de l’exposition Lieux Infinis. La communauté du WIP s’y réunissait pour travailler collégialement à ses valeurs, son organisation, sa gouvernance, son modèle. Comment la Grande Halle peut-elle devenir un bien commun? Comment cela se traduit-il dans le modèle économique, les contrats, le fonctionnement, la gouvernance ? Comment documente-t-on ces processus pour les partager, les enrichir, avec les lieux infinis, les tiers-lieux, les lieux hybrides ?
Je m’appelle Ophélie Deyrolle. Je travaille sur le projet de la Grande Halle sur le Plateau de Colombelles (Calvados) depuis 4 ans. Au début, ce projet était pour moi un projet parmi d’autres au sein de mon ancien emploi chez Normandie Aménagement. Normandie Aménagement, propriétaire de cette friche industrielle, m’avait demandé de réfléchir à comment reconvertir ce patrimoine industriel. J’ai alors beaucoup aimé ce projet, parce que celui-ci répondait à des envies professionnelles et des façons de voir différentes. Je me suis alors dit qu’il était temps de transformer en actions les réactions que j’avais par rapport à la façon dont on travaillait.
Pour y parvenir, j’ai fait une rupture conventionnelle il y a deux ans et Pôle emploi nous a soutenu ces 2 dernières années. En parallèle, nous avons gagné des appels d’offres et des appels à projets qui nous permettent aujourd’hui de nous salarier.
La Grande Halle, Colombelles. Photographie CC-BY-SA Rieul Techer 2018.
La SMN était la plus grande entreprise du territoire normand. Lors de ses années de gloire, celle-ci comptait plus de 10 000 personnes qui y travaillaient, ouvriers et sous-traitants. Dans l’imaginaire normand, ses hauts fourneaux sont un symbole fort pour la ville de Caen.
Collectif
Pour ma part, je n’arrive pas à faire les choses toute seule, parce que je ne sais pas tout faire et que d’autres savent faire plein de choses beaucoup mieux que moi. Ce qui m’intéresse est de parvenir à faire en sorte que chacun trouve sa place dans un collectif, et que chacun se rende compte qu’il peut aller beaucoup plus loin grâce aux autres, pour soi-même et pour le territoire.
Ce n’est pas facile, d’autant plus lorsque les collectifs sont déjà constitués et que se pose la question de l’intégration nouvelles personnes.
Mon métier et ma formation consistent à faire de la gestion de projets, et j’aime le faire en collectif, en trouvant les bonnes personnes, en mettant en place des processus de transmission, et en faisant en sorte que chacun se sente légitime. Dans le cadre de projets comme celui de la Grande Halle, la coopération est une nécessité. La Grande Halle est une forme de tiers-lieux, c’est à dire un processus qui met en capacité de faire ensemble. Le tiers-lieu est une famille, et je pense que les uns et les autres, nous avons besoin aussi de nous rattacher à des racines. Ces racines peuvent être profondes ou pas, elles peuvent changer fréquemment ou pas.
TravailInterroger la notion de travail est d’abord lié mon histoire personnelle et aux réponses que je cherche à trouver au travers de la Grande Halle et les tiers-lieux. La notion de travail est centrale dans les tiers-lieux. Beaucoup de tiers-lieux sont avant tout des coworkings ou des communautés d’affaires de gens qui viennent d’abord pour travailler et rencontrer d’autres individus. Mon rapport au travail est très intense, c’est une part très importante de ma vie et j’y consacre beaucoup de temps parce que j’adore ce que je fais. Aussi, j’ai eu envie de travailler autrement. Quand j’ai découvert le monde des tiers-lieux, les façons travailler autrement, la plus grande liberté que les indépendants peuvent avoir malgré les risques de précarité, cela m’a beaucoup attiré.
J’ai un sentiment encore ambivalent concernant les tiers-lieux sur les problématiques de travail. Il s’agit de trouver le bon équilibre pour ne pas tendre à des pratiques qui déconstruiraient un modèle social, de protection sociale et de protection du travailleur et évoluer tout de même vers des modèles qui permettent plus d’indépendance.
Il me semble nécessaire d’être très vigilant sur ces questions et de sans cesse les discuter. Que recouvre la notion de travail ? Est-elle forcément associée au salariat, à la rémunération ?
Nous pouvons notamment avoir une vraie posture sur la question des auto-entrepreneurs et des micro-entrepreneurs. S’il existe déjà, finalement, un certain nombre de propositions pour soutenir et financer les créateurs de projets et de startups, les petits artisans et les individus qui se positionnent sur des services très ponctuels sont quand à eux toujours très isolés et peu soutenus. À la Grande Halle, nous devons prendre en compte et nous adapter à ces situations en adaptant nos tarifs. Ces derniers mois, j’ai eu besoin de me renforcer conceptuellement et théoriquement sur ces enjeux, pour justement prendre conscience de ces phénomènes et trouver le bon équilibre. Pour un projet comme celui de la Grande Halle, il est nécessaire mais difficile de concilier les deux démarches, travailler à court terme à la sortie du projet, tout en gardant un niveau de réflexion à long terme sur ces enjeux de société. Lien
Il s’agit de faire en sorte que les gens puissent se rencontrer, et que chacun se sente légitime à être là, à discuter sans barrières. Faire du lien, c’est à la fois sortir d’un fonctionnement en silos et par catégorisation. Chacun doit pouvoir réaliser que son action ne se réduit pas à une case selon une certaine catégorisation, et qu’avant d’avoir une fonction nous sommes tous habitants d’un même territoire. Vouloir faire du lien ne signifie pas que ce lien n’existe pas déjà. Nous nous positionnons en complémentarité, en étant vigilant à ne pas défaire des fonctionnements qui existent déjà. Nous pensons que ce lien peut se construire par la culture, par des moments de rassemblement où chacun peut se projeter dans une oœuvre artistique qui décale le point de vue . Par ailleurs, cette question du lien est importante pour moi à titre personnel. Nous avons répondu à un concours intitulé La Fabrique Aviva en 2017. C’est au moment de devoir pitcher le projet de la Grande Halle que j’ai pris conscience de mon attachement à faire du lien, à créer des passerelles entre des villages, des vallées, des personnes.
Je pense que le WIP joue un rôle sur le territoire, notamment dans sa capacité à créer des liens entre des réseaux, au-delà des liens entre les individus. Nous permettons à plusieurs réseaux de l’économie sociale et solidaire, de l’économie circulaire, de l’entrepreneuriat traditionnelle, de mieux se connaître et de se rencontrer. Pour autant, je suis consciente que cette transparence et cette ouverture peuvent être l’objet de récupérations. Il est important de s’assurer que ces synergies servent réellement à tous. CitoyennetéNous sommes nombreux, dans nos contextes personnels ou professionnels, à nous dire que l’on décide pour nous, mais qu’il n’y a rien à faire et que nous ne pouvons pas lutter pour reprendre la main sur les organes de prise de décision, les orientations, la politique. Face à ces enjeux, les tiers-lieux sont un moyen de repasser à l’action et au faire. Construire un dortoir ensemble, un barbecue ensemble. Ce sont de petits actes qui permettent de faire quelque chose de concret et visible. Et le fait de voir est important. Je pense que les tiers-lieux sont très attendus par rapport à cet enjeu. Pour autant, je ne suis pas d’accord avec l’expression “ce sont ceux qui font qui décident” qui ne me semble pas compatible avec l’idée d’accessibilité et d’appropriation par tous. Il existe aussi une forme de dictature du faire, d’une certaine façon. Il me semble important que chacun se sente en capacité de transformer et tester, mais sans imposer. Ce sont des équilibre qu’il va nous falloir trouver.
Le processus qui consiste à faire le pas pour faire quelque chose est important. Ensuite, le résultat de cet action est discutable et doit pouvoir être discuté. |
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