Pour une interprétation littéraire des controverses scientifiques. Yves Citton. 2013

Notes de lecture de Yves Citton, Pour une interprétation littéraire des controverses scientifiques, Quæ, Sciences en questions, 2013.

Yves Citton rappelle, en faisant référence à Bruno Latour, que les controverses scientifiques se situent au carrefour de problématiques hétérogènes et néanmoins intimement intriquées entre elles:

  • matter of fact : les questions proprement scientifiques relatives à l’établissement et à l’interprétation des données objectives.
  • matter of concern : les questions d’ordre sociopolitiques relatives aux intérêts, aux angoisses des parties en présence.

Ce sont deux conceptions perpendiculaires de la représentation qui entrent ainsi en conflit : la capacité des scientifiques à représenter de façon adéquate des faits empiriquement observés dans la réalité matérielle se voit interpellée par certains acteurs concernés par ces problèmes de ne pas voir leurs intérêts dûment représentés au sein des instances de délibération et de décision.

Yves Citton, Pour une interprétation littéraire des controverses scientifiques, Quæ, Sciences en questions, 2013, p. 15

Le principe d’inséparabilité qui hante les controverses tend à brouiller toute distinction entre science et politique, au point que Citton propose d’adopter le terme de controverses cosmopolitiques, proposé par Isabelle Stengers pour désigner ce type de débat public (p.15).

Les données scientifiques en question

Pour clarifier ces enchevêtrements, Yves Citton propose une description des couches constitutives de ce que nous reconnaissons dans les données scientifiques :

  • les données objectives (p. 18)
  • les cadres interprétatifs (p. 21)
  • les finalités existentielles (p.24)

Un quadruple affaiblissement

Si notre début de troisième millénaire est caractérisé par notre profond désarroi devant la multiplication des controverses (scientifiques), Yves Citton décrit les 4 instances sur lesquelles nous nous sommes reposés pour nous délivrer de ces choix collectifs, et qui ont en quelque sorte failli a prendre en charge notre destin :

  • l’aristocratie de la compétence, présentée comme le résultat d’une élection divine ou encore comme la crème de la méritocratie (p.27),
  • les scientifiques et les technocrates (p.28),
  • la doctrine néolibérale (Friedrich Hayek), ayant érigé la compétition marchande en arbitre ultime de nos orientations collectives (p.29),
  • nos institutions (électorales, parlementaires et médiatiques) (p.30).

Bifurcations

Yves Citton propose des points de bifurcations sur lesquelles les controverses cosmopolitiques pourraient nous permettre de retrouver une capacité d’orientation à la fois collective et intelligente à la hauteur de nos défis communs :

  • La pertinence

Les 3 niveaux d’une controverse sont inséparables, du fait qu’ils sont animés par un même mouvement, qui est justement celui dont rend compte la notion de pertinence.

La question de déterminer ce que l’on considère comme pertinent (ou non) est donc la question principale pour tout chercheur, puisqu’elle décide de toute orientation de sa recherche. On aime à caractériser l’entreprise scientifique en terme de recherche de vérité, conçue comme adéquation entre une certaine représentation du monde et l’état de chose dont elle est censée rendre compte. La vérité est toutefois secondaire, par rapport à la question de la pertinence, qui est toujours primordiale. […]
D’un point de vue procédural, cette primauté des finalités existentielles et des cadrages interprétatifs sur la référence aux données implique en un point précisément défini l’apport des scientifiques au titre d’experts (Callon et al., 2001, p.34)

Yves Citton, Pour une interprétation littéraire des controverses scientifiques, Quæ, Sciences en questions, 2013, p. 35

Le recours exclusif à l’expertise s’avère stérile lorsque les forums hybrides sont en pleine activité. Il devient pertinent en revanche sur le chemin du retour, une fois que les procédures dialogiques ont permis de redessiner la carte des enjeux et que ceux-ci se trouvent exprimés dans une langue intelligible par tous. Les divergences qui demeurent sont clairement identifiées. Il ne reste plus qu’à les recenser et à permettre leur confrontation par porte-parole et experts interposés.

Yannick Barthe, Michel Callon, Pierre Lascoumes, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, 2001, p.314
  • L’impertinence

Il d’agira d’être attentif à ce que nos modes de traitement excluent de notre attention, permettant un déplacement des perspectives, sans réduire la science à ses possibilités d’applications pratiques.

  • La voix des impertinents, des outsiders.

La réalité textuelle des controverses

La nature textuelle des controverses scientifiques

Citton rappelle que l’écrit est le support principal pour transmettre les innovations et les débats relatifs aux controverses. (p.40)

Citton pointe du doigt le fait que ces textes ne constituent pas une réalité transparente, contrairement aux idées reçues. Citton énumère les formes d’un tel déni :

  • les approches quantitatives, unidimensionnelles et binaires (p.41)
  • La rationalité argumentative et l’idéal analytique
  • Le cadrage habermassien dominant du débat public. (agir communicationnel)(p.42)

L’agir communicationnel désigne les cas où un agent cherche à motiver rationnellement un autre agent grâce à la force de persuasion communiquée par son acte de parole

L’activité communicationnelle se produit lorsque les acteurs acceptent d’accorder leurs projets d’action de l’intérieur et ne tendre leurs buts respectifs qu’à la seule condition qu’une entente sur la situation et sur les conditions escomptées existe et puissent être ménagée

Habermas J., 1999. Morale et communication : conscience morale et activité communicationelle. Paris, Flammarion (1ère édition 1983) p.148

Il s’agit bien d’énoncer un principe d’autonomie collective capable de favoriser le développement d’une démocratie en marche, fondée sur le principe central de l’éthique et de la discussion pratique.

Habermas J., 1999. Morale et communication : conscience morale et activité communicationelle. Paris, Flammarion (1ère édition 1983), p.114

C’est cette approche qui inspire la Commission nationale du débat public (CNDP), qui met à disposition des parties prenante un dispositif fondé sur trois principes fondamentaux :

  • l’équivalence du droit de chacun à prendre la parole et à être entendu.
  • La transparence des règles du jeu régissant les échanges et le résultat auquel ils aboutiront.
  • L’argumentation (pour être acteur du débat, il faut avancer une argumentation, et non des slogans, des hurlements, des sifflets ou des boules puantes.

Selon Citton, la collusion entre l’exigence analytique et l’idéal de délibération argumentative est un faiblesse de la gestion des controverses par la conception habermassienne du débat public. Cette approche offre un cadre trop étroit et trop rigide, qui tend à exclure des attitudes et des positions auxquelles il serait nécessaire de pouvoir donner place. (p.46)

Critique de la structure dominante du débat délibératif :

  • prétention hégémonique de ce modèle analytique d’argumentation rationnelle

Voir Young (2010) développant une analyse critique du modèle délibératif, auquel il oppose une démocratie communicative.

Voir Stengers et l’exigence cosmopolitique :

Conférer une dimension cosmopolitique aux problèmes que nous pensons sur le mode de la politique […] pose la question de la manière dont peuvent être entendu « collectivement », dans l’agencement par où se propose une question politique, le cri de la frayeur, ou le murmure de l’idiot.

Stengers I., 2007, La proposition cosmopolitique. In : Molive J., Soubeyran O. (éd.) L’émergence des cosmopolitiques. Paris, Éditions La Découverte, P. 51
  • l’argumentation analytique repose sur un principe et une exigence de non-contradiction, qui dans des cas complexes, n’est valide qu’au sein d’un horizon de pertinence convenu à l’avance.

Le partenaire bizarre (Lyotard) est à rapprocher de l’impertinent.

Le modèle habermassien du débat public par argumentation rationnelle fait donc problème, non tant parce qu’il échouerait à juguler la violence des rapports de force qui structurent nos rapports sociaux, mais plutôt parce qu’il conduit à retourner cette violence contre les impertinents qu’il exclut du débat – plutôt qu’à en profiter pour élargir et assouplir le cadrage et les pertinences constitutives de ce débat. Il faut donc le compléter par d’autres procédures capables de prendre en charge ce qu’il tend à éliminer indûment.

Yves Citton, Pour une interprétation littéraire des controverses scientifiques, Quæ, Sciences en questions, 2013, p.50
  • La raison est multiple

Lyotard associe étroitement penser et écrire, au point de faire fusionner l’invention philosophique de concepts avec l’élaboration littéraire d’une écriture. (p.51

C’est en effet bien du côté des pratiques littéraires que nous pouvons espérer trouver les procédures les plus souples et les plus inclusives dont nous avons besoin pour permettre de dynamiser nos pertinences.


Yves Citton, Pour une interprétation littéraire des controverses scientifiques, Quæ, Sciences en questions, 2013, p.51

Dénégation de la réalité textuelle
De ce point de vue, on peut caractériser l’approche habermassienne comme une dénégation de tout ce qui fait la dimension littéraire du discours.
L’éthique de la discussion n’est en réalité qu’une logique des idées – comme si nos mots et phrases n’étaient que des vecteurs transparents des concepts et des propositions.
Citton formule une invitation à tirer parti d’autres formes de rationalité, en les considérant à la lumière d’une sensibilité littéraire.

Ces rationalités émergentes ne demandent, pour devenir perceptibles, qu’un effort pour « essayer d’apprendre le jeu de l’autre », c’est-à-dire « les mouvements que le partenaire bizarre imposent aux mots et aux phrases.

Yves Citton, Pour une interprétation littéraire des controverses scientifiques, Quæ, Sciences en questions, 2013, p.53

Nos démocraties sont en mal de procédures capables de faire face à ces dissentiments d’une façon qui permette à la fois d’orienter nos destins communs sur la base de choix rationnels collectivement assumés et de respecter la pluralité des visions du monde qui se côtoient en chaque point du globe.

Yves Citton, Pour une interprétation littéraire des controverses scientifiques, Quæ, Sciences en questions, 2013, p.54

Nier la diversité des médiations textuelles vide les argumentaires de ce qui fait la chair et le muscle de leur substance énonciative.

Yves Citton, Pour une interprétation littéraire des controverses scientifiques, Quæ, Sciences en questions, 2013, p.55

Citton souligne la nécessité de « rendre aux discours leur richesse et leur plurivalence signifiante ».

Comment litterariser les controverses cosmopolitiques

Citton propose de réaménager les controverses scientifiques en débats interprétatifs, tout en rappelant les limites de son entreprise.
Citton nous rappelle notamment que c’est généralement l’espace public oppositionnel (Oskar Negt) qui fait avancer l’écriture de nos lois. (p.62), et que des instances comme la CNDP participent à la propagation dans le temps d’un effet diffus d’idéalisation de la démocratie dans nos imaginaires (p.62).

De l’opposition d’arguments au mycélium du sens

Yves Citton propose dans ce chapitre d’opposer 2 modèles de circulation des idées et des débats : l’arborescence et le mycélium. (p. 77)

Les premières manifestations de ce qui je joue dans les controverses scientifiques sont « des réalités hétérogènes, qui sans former un champignon distinctement saillant dans notre présent, sont des fils qui se nouent de façon souterraine dans le mycélium de nos existences quotidiennes ». « Quelque chose de nos vies qui se reproduit de façon diffuse et éparpillée » avec « des conséquences à long terme qui nous échappent presque complètement ».

Enjeu de l’approche interprétative dans les controverses cosmopolitiques: « élever les disparations a l’élaboration d’un plus haut sens ». (p.95)

Le propre du jeu interprétatif consiste en l’invention d’un tiers exclu, qui relève toujours d’une sorte de bricolage, exploitant l’espace de jeu qui fait toujours trembler quelque peu la machine langagière, mais qui n’en permet pas moins d’échapper à l’alternative de départ.

Yves Citton, Pour une interprétation littéraire des controverses scientifiques, Quæ, Sciences en questions, 2013, p.95

Le réalisme

La rationalité n’est raisonnable que si elle admet que la raison est multiple.

Yves Citton, Pour une interprétation littéraire des controverses scientifiques, Quæ, Sciences en questions, 2013, p.97

L’attention interprétative nous invite a prendre acte de cette multiplicité de raisons contradictoires et à tenter de les recomposer d’une façon qui fasse émerger une nouvelle dimension à leur disparition. […]

L’écoute interprétative des multiples lignes qui s’esquissent à la surface des textes nous fait toucher du doigt la multiplicité des pratiques et des pertinences dont l’enchevêtrement trame le mycélium souterrain dont émergent nos significations.

Yves Citton, Pour une interprétation littéraire des controverses scientifiques, Quæ, Sciences en questions, 2013, p.97

C’est la densité de cet enchevêtrement qui impose de situer toutes ces questions dans un cadre cosmopolitique – à savoir dans un cadre où les études (scientifiques) des choses qui composent l’univers (cosmos) pensent leur continuité avec les effets pratiques (techniques) sur lesquelles se construit le développement de nos rapports sociaux (politiques).

Yves Citton, Pour une interprétation littéraire des controverses scientifiques, Quæ, Sciences en questions, 2013, p.97

Nos controverses sont doublement cosmopolitiques, puisqu’elles bricolent des politiques de la nature sur une scène de débat condamnée désormais à devenir cosmopolite (au sens qu’avait le mot à l’époque des Lumières), c’est-à-dire à faire dialoguer des citoyens partageant un même monde qu’ils investissent de valeurs et de significations différentes. »
L’enjeu est de rendre raison (multiple) de ce niveau supérieur et inédit de complexité induit par la mondialisation.

Yves Citton, Pour une interprétation littéraire des controverses scientifiques, Quæ, Sciences en questions, 2013, p.98

Compétences et mycélium

Cultiver l’intraduisible et reconnaître ce qu’Édouard Glissant (1990) revendique comme un « droit à l’opacité » revient à reconnaître en chacun de nous une part d’incompétence dans nos efforts communs pour résoudre nos controverses.

Yves Citton, Pour une interprétation littéraire des controverses scientifiques, Quæ, Sciences en questions, 2013, p.110

Résistances et contre innovation

Enjeu : apprendre les règles du jeu d’un texte en train de s’écrire (p.120), c’est tendre vers une démocratie littéraire par l’exercice de la reformulation. (p.113)

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