Une (an)archive qui serait vouée avant tout à l’urgence de l’avenir

Camille Louis, enregistrée le 19 octobre 2018 à Paris dans le cadre de l’Ambassade des communs, projet porté par WOS / Agence des hypothèses dans le cadre des actions Nouveaux Commanditaires.

Résumé

Camille Louis, Fabrique du commun VS production du comme Un
Puisqu’il s’agira de rendre compte de ce que peut générer l’articulation complexe et riche de singularité et commun – qui, philosophiquement s’oppose à celle de particulier et général – cette intervention entend partir d’une expérience singulière : celle que je mène depuis plusieurs années sous le nom de Fabrique du commun.
Ce dispositif conversationnel proposé dans des contextes politiques, géographiques, culturels divers (d’Haïti à Buenos Aires en passant par Bogota, Montréal, Athènes et bientôt Calais) entend à chaque fois réunir des singularités qui, précisément, n’ont rien en commun afin qu’elles fassent l’épreuve non pas du consensus que nos sociétés présentent comme nécessaire au collectif, mais plutôt celle du dissensus que la politique de l’égalité met au centre de toute construction démocratique. Au croisement de l’esthétique et du politique, comment pouvons-nous aujourd’hui, au temps des violences policières répétées, nous ressaisir, ensemble et singulièrement, de la puissance du conflit poétique ?

Entretien

La Fabrique du commun est un projet du collectif Kom.post. Ce projet est parti d’une frustration ressentie depuis les chaires universitaires en Philosophie. À l’époque, j’étais à l’Université Paris 8, qui travaille beaucoup avec l’Amérique latine et des pays comme Haïti. En tant que philosophe de l’Université Paris 8, vous êtes invité.e.s à aller là-bas pour quelques jours à faire une conférence, et vous n’aurez rencontré finalement ni le terrain, ni les gens. Les rencontres sont extrêmement réduites. J’étais un petit peu agacée par cela, d’autant plus qu’il est rare de pouvoir rencontrer des personnes très différentes.

Je me suis dit qu’il fallait inventer des dispositifs pour faire en sorte que les savoirs, académiques ou profanes, puissent être présents à la table.

Ces savoirs ne sont pas les mêmes, mais ils sont égaux. Cette distinction entre l’équivalence et l’égalité est importante. L’équivalence est ce que Marx nomme la loi du capitalisme, c’est-à-dire que tout se vaut. L’égalité, elle, vaut entre les différences. C’est parce qu’il y a des différences qu’il y a de l’égalité, et pas parce que l’on est tous les mêmes.

Dans les différents terrains d’action où Kom.post est invité ou s’invite, le projet est de faire en sorte de chercher ces différentes personnes qui composent ces communautés improbables.

Nous cherchons ces personnes qui, précisément, n’ont pas voix au chapitre de l’Histoire nationale ou de l’Histoire comme « une », c’est-à-dire à ce qui fait unité, que cela soit à l’échelle d’une nation, d’un terrain, ou d’un contexte.

Il s’agit de mettre en place une sorte de méthode qui consiste en un décentrement permanent, où l’on essaie toujours d’être conduit depuis un interlocuteur vers un espace plus périphérique que celui dans lequel on va finalement proposer la performance finale, qui s’appelle la Fabrique du commun.

Je vais prendre un exemple en parlant de la Colombie, où la question de l’anarchive est importante. Les (an)archives pour l’urgence du futur. Vous le savez, en Colombie, persiste depuis des années un conflit. Et dans l’Histoire nationale, il y a un ensemble d’histoires et de récits qui n’ont pas part, en fait, à cette histoire unique. En revanche, ces récits font partis de la mémoire collective. Nous avons essayé de mettre en conversation toutes les personnes portants ces témoignages : les personnes issues des déplacements, des personnes afro-descendantes, qui sont mises à l’écart des centres-villes

Pour mettre en place et déployer la Fabrique du commun, nous restons au moins un mois sur les lieux dans laquelle elle se joue.
Chaque jour, nous rencontrons un interlocuteur qui va nous conduire vers un autre, selon ce principe de décentrement. Nous ne rencontrons pas nos interlocuteurs par hasard, mais à partir de ce qui nous est apparue comme une question possible. Par exemple, en Colombie, il s’agit de la mémoire conflictuelle, où comment ramener ces mémoires qui ne correspondent pas à l’Histoire officielle ? Comment les rencontrer ? Comment trouver ses interlocuteurs, en étant guidé vers d’autres petit à petit ?
Notre processus ne revendique aucune quête particulière, nous n’avons pas de questions ciblées. Nous enregistrons tout. Mais nous expliquons aux gens que nous les interrogeons au nom d’un projet commun, desquels ils sont les auteurs, au même titre que nous.
Ce processus crée une forme de conversation tout à fait différente que si nous avions cherché à en savoir plus une expérience de vie précise et stigmatisée. Dans des situations difficiles, les gens racontent très souvent beaucoup plus ce dont ils se sentent puissants que ce dont ils se sentent victimes

Nous essayons de rencontrer les personnes à l’endroit où elles sont acteur.rice.s de leurs existences, et pas simplement victime d’un système.

Ces rencontres, que nous menons pendant un mois, constituent progressivement une dramaturgie, c’est-à-dire un enchaînement de paroles.
Au lieu d’écrire un essai philosophique sur la question, je la travaille à partir des entrelacements de voix que j’ai rencontré. Cela crée un montage sonore, une sorte de polyphonie.
Nous disposons les tables de la Fabrique du commun comme l’on conçoit un dîner, en faisant en sorte que celles-ci soient composées de manière très hétérogène pour rassembler des gens très différents. Quand chacun est installé, nous partageons au groupe cette polyphonie, ce tissage de voix multiples que nous avons collecté pendant tous ces mois de recherches. Les personnes sont immergées dans un bain de conversation, au sein duquel chacun ressent qu’il n’est pas nécessaire d’être un expert pour avoir le droit à la parole. Mises à l’aise, celles-ci se mettent à converser alors qu’elles ne se connaissent pas.
Quand ces conversations démarrent, un petit micro placé au centre des tables permet aux artistes de Kom.post d’entendre les différents échanges et de retranscrire et projeter ce qui est raconté. Cela permet de faire un générique globale, où toutes les personnes qui ont participé sont citées, et d’offrir les premiers feuillets de ce livre commun que l’on est en train d’écrire ensemble

À travers la Fabrique du commun, il s’agit de rapporter, dans l’esprit de chacun, la puissance dans la rencontre de l’autre.

Il s’agit de faire valoir que l’autre est toujours beaucoup plus acteur et détenteur de savoir que je ne le pense. C’est un principe de déplacement subjectif, sans résultat à la fin.

Il s’agit de se faire croire ensemble que, pendant un temps, et sur ce qui suit, on peut se rencontrer un peu différemment les uns les autres, et se redonner des puissances collectives.

Je crois que c’est vraiment ce dont nous avons besoins, partout. Tout autant là-bas qu’ici.

Dans le grand récit de la catastrophe, entendre ces petits îlots de résistance nous font nous rende compte que nous sommes beaucoup plus nombreux que ce qu’on croit, à résister.

C’est mon grand apprentissage issu de mois de résidence à Calais. Il y a beaucoup de gens qui ne sont pas des fachos dégueulasses. Il y a beaucoup de gens qui sont dans des actions l’hospitalité. Beaucoup plus que les autres. Sauf qu’on n’en parle pas.

Il faut donc trouver ces espaces de témoignages alternatifs, de récits alternatifs, de conversations alternatives. Dans le champ qui est le mien, en tant qu’artiste, c’est ça que j’essaie de faire.

Combien as-tu fait de ces voyages ?
Il y en a eu beaucoup. Une vingtaine de projets maintenant, dans des champs très différents. Du Centre Pompidou à la Colombie, la diversité de ces situations permet de montrer que ces expériences d’hospitalité sont menées par d’autres, autrement et ailleurs

Il y a du commun dans ces absolues différences.
L’enjeu, qui touche tant à mon travail de philosophe qu’à ma démarche d’artiste et de dramaturge, est de faire face aux dramatiques dominantes, c’est-à-dire là où l’action est terminée. Comment peut-on générer et partager des dramaturgies en tant que manières de tordre ces récits de fin dominante et se redonner des puissances

Ces dramaturgies ne sont pas plus fictionnelles que ne l’est la grande fiction qui consiste à dire qu’il n’y a pas d’alternative.

La langue peut-elle être un frein ?
Non, au sein des tables, les gens s’organisent.

Existe-t-il des frustrations dans ce projet ? Qu’est-ce que cela produit dans la durée ?
Tout réside dans les récits. Une réponse collective n’est pas délivrée à la fin des Fabriques des communs

On sait bien que l’on ne va pas apporter de changement radical. J’essaie de travailler aux conversions subjectives.

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