Violaine Hacker

Entretien avec Violaine Hacker enregistré le 20 octobre 2014 à La Paillasse. Paris.

Violaine Hacker. Portrait

Cela fait près de 15 ans que je travaille sur les biens communs et la relation avec le bien commun, qui est une philosophie et une méthodologie.

J’ai commencé à aborder ces enjeux pendant mes études, en faisant du droit et des sciences politiques, ce qui m’a permis d’avoir une large palette de compétences théoriques sur la gouvernance des communs.
En sciences politiques, j’ai appréhendé le champs des politiques publiques avec notamment Elinor Ostrom, et en droit, l’institutionnalisme, autour notamment de Maurice Strong. Ce dernier s’intéresse aux mécanismes d’institutionnalisation. En droit, on s’intéresse moins au choix public et à la décision qu’aux mécanismes qui aboutissent à cette décision, c’est-à-dire aux contradictions, aux mouvements sociaux, aux crises, etc.
J’ai également abordé la philosophie politique, d’Aristote à Emmanuel Mounier , qui pense la personne dans la communauté. Il me semble intéressant, lorsque l’on se penche sur les biens communs, de ne pas se focaliser sur les ressources comme le font les penseurs d’un courant très influent, les néo-classique, comme Garrett James Hardin. Même si ces courant sont assez anciens, ils ont encore une grosse influence sur nos mécanismes de pensée. Pour exemple, on peut citer Garrett Hardin, la tragédie des communs et son partis-pris idéologique pour la privatisation

Après mes études, je me suis spécialisée dans les politiques publiques au niveau international et européen. Je me suis beaucoup intéressée à l’Union européenne et au lien entre l’identité politique et la prise de décision. J’ai travaillé à Bruxelles, puis à l’université et dans des centres de recherche.

Puis, j’ai eu envie de travailler de manière plus concrète, sur le terrain. Aussi, depuis 2009, je travaille également comme consultante sur les biens communs, et principalement sur les questions de santé, à l’aune de l’éducation, de l’environnement et des savoirs.
Je fais 2 choses. D’une part, je fais de l’advocacy, en représentant des intérêts. D’autre part, je construis des projets de terrain d’éducation à la santé et d’éducation à l’environnement.

Ce que j’ai beaucoup aimé dans mon expérience, c’est d’allier le droit et construction de ces mécanismes juridiques.
Par exemple, j’ai travaillé à l’AFNOR, en étant secrétaire, c’est-à-dire responsable de commissions. Je rassemblais les parties-prenantes pour créer des normes du droit souple (Soft Law). Bien que ces normes ne soient pas obligatoires, les parties-prenantes s’en saisissent et les appliquent car elles permettent d’aboutir à des consensus, et sont un moyen de gérer la conflictualité.

Je m’intéresse à la manière dont les personnes s’épanouissent dans les communautés. En France, on accorde une grande importance à l’intérêt général, qui dépend beaucoup de l’État. Dans cette perspective, je trouve intéressant d’étudier la notion de bien commun, une philosophie qui date d’Aristote et s’intéresse aux capacités des personnes de s’insérer dans la communauté et de promouvoir leurs valeurs. Et de facto, en s’intéressant au bien commun, on s’intéresse au processus qui permet de définir ce consensus et cet intérêt général.

Common Good Forum

Je travaille en tant que consultante sur les biens communs, mais je travaille aussi dans le cadre de Common Good Forum.
Le projet a pour philosophie de valoriser le processus de compréhension des personnes pour in fine travailler sur la gouvernance des ressources, que ce soit l’environnement, les savoirs ou la connaissance.
L’idée du projet est d’abord de rappeler cette philosophie, car il y a de nombreuses confusions entre la notion de biens communs et celles du bien, du communisme. On oublie que biens communs renvoie à la notion de délibération éthique.
Ensuite, il s’agit de travailler avec des intellectuels et des praticiens – car chacun a son propre langage et ses propres objectifs – et de développer les capacités de chacun à communiquer, à se comprendre malgré les différences. Pour cela, Common good forum développe différents outils et propose des solutions.

Earth Charter

La Charte de la Terre a été initié en 1994, par Mikhaïl Gorbatchev et Maurice Strong avec pour volonté de travailler sur le développement durable au niveau mondial.
Il y a 15 ans, le développement durable était une notion relativement abstraite et élitiste. Et pourtant, pendant 15 ans, l’ensemble des parties prenantes ont été réunies : les décideurs, l’ONU ou la puissance publique, c’est-à-dire les états membres, le secteur business et corporate, les ONG et les leaders spirituels.

Malgré la complexité d’un processus qui se donnait pour intention de réunir autour d’une même table des acteurs aux orientations très divergentes, l’ensemble de ces parties prenantes ont travaillé ensemble pour définir cette charte comportant 15 principes éthiques. Ce sont de grandes lignes de travail, qu’il faut différencier de principes moraux.
À l’heure d’aujourd’hui, 14 articles sont réunis sur des thèmes aussi multiples que les animaux ou le big data.

Par ailleurs, cette charte a pour qualité de ne pas être un texte complètement abstrait et de révéler un consensus au niveau global. À l’heure d’aujourd’hui, le travail qui s’inscrit dans la continuité de cette charte consiste à s’intéresser au rapport entre le global et le local, que l’on appelle le glocal. Il s’agit de voir comment, à partir d’un consensus qui a été trouvé au niveau global, on peut mettre en œuvre des applications au niveau local, dans un large spectre de domaines comme l’éducation ou le business.

Une des principales qualités de ce texte réside dans sa flexibilité, car celui-ci n’impose pas de grands principes descendants et rigides mais propose plutôt un questionnement et engage une réflexion.

Prenant acte de l’état de globalisation du monde, il s’agit de s’interroger sur des méthodes pour gérer des ressources en tenant compte de la diversité des systèmes de pensée, pour gérer éventuellement la conflictualité. C’est ce que Elinor Ostrom et le néo-institutionnalisme étudient : comment prendre des décisions en tenant compte de situations données, de temporalités, de cultures et d’histoires singulières.

Économie hétérodoxe

L’économie orthodoxe est un système de pensée qui, notamment, marque fortement la culture américaine, avec pour principes dominants l’usage de l’économétrie, les statistiques. Cela se matérialise concrètement, par exemple, par des programmes élaborés par la Banque Mondiale en direction des pays en voie de développement. Son fonctionnement s’élabore dans un premier temps par le montage de dossiers très sophistiqués, basés sur la statistique et l’économétrie, puis par un travail mené localement par des experts.
Je critique cette méthode car celle-ci ne permet pas de prendre en compte des paramètres qui ne rentrent pas dans les statistiques, c’est-à-dire la culture, l’humain, le sensible, le non-mesurable. Je m’intéresse à l’économie hétérodoxe, plus marginale, bien qu’en plein développement depuis plusieurs années, comme le démontre le Prix Nobel attribué à Elinor Ostrom.

L’économie hétérodoxe consiste à de tenir compte, en économie, de tous les aspects humains, sensibles, culturels et non mesurables, de l’ordre de la science politique.

On parle beaucoup, par exemple, de smart cities dans le cadre de politique de la ville. Ces systèmes d’action consistent à tout mesurer et à faire des politiques basées sur la ressource (les politiques énergétiques, les politiques en faveur de l’environnement, le numérique à tout va) C’est peut-être une preuve de développement, mais j’en doute. Je parlerais plutôt de ville sensible tenant compte de l’humain, du désir et des citoyens. Dans les communautés, on ne parle même plus de citoyens, on parle de personnes.

De mon point de vue, la première étape d’un travail sur les communs consiste à développer cette vision de l’économie hétérodoxe, basée sur la prise en compte de la culture, de la conflictualité et de la prise de décision fondée sur quelque chose qui est forcément non rationnel. L’économie orthodoxe considère que l’humain est rationnel et isolé. Hors un individu n’est jamais isolé. Il est forcément inséré dans la société.

Il s’agit donc de voir les communs différemment en prenant davantage en compte la personne plutôt que de se focaliser sur la ressource et plus généralement ce qui est mesurable.

Ce sont ce que j’appelle des chemins de dépendance. On peut d’ailleurs faire une analogie avec la vision marxiste, pas sur le plan politique mais sur le plan de la structure. En terme de méthodologie, Karl Marx se focalise beaucoup sur la structure et l’infrastructure, et considère concrètement que l’industrie va être favorable à l’épanouissement personnel des citoyens. Cependant, les aspects culturels, spirituels, émotionnels ne sont pas pris en compte et confère une vision incomplète de l’économie. Des théories de la pensée des biens communs, et le travail d’Emmanuel Mounier par exemple, s’intéresse à la question de l’épanouissement personnel de l’individu dans la communauté et à la gestion des contradictions. Ces pistes de travail me paraissent davantage satisfaisantes.

Temporalité

Les théories néo-institutionnalistes, et notamment au travers le travail d’Elinor Ostrom, ont analysé la gouvernance des communs avec une perspective temporelle. On retrouve cette vision dans la théorie institutionnaliste, et principalement chez Maurice Hauriou, en droit et en philosophie. 

Les ressources, que ce soit les savoirs ou l’environnement, ne seront pas analyser à un point T, mais dans une vision dynamique, prenant en compte le passé et les réflexions sur les manières de penser l’avenir. Concrètement, ce point de vue amène à penser les communs d’une autre façon, en parlant notamment de la création et de transmission.

Comment peut-on créer de nouveaux communs avec une vision temporelle ? Comment va-t-on transmettre des biens communs ?  Quel va être le rôle des différents acteurs dans l’avenir ? C’est une autre perspective des communs, selon une vision beaucoup plus dynamique. 

Contradiction

De la critique de l’économie orthodoxe et de cette vision statique des communs aboutit une réflexion sur les notions de diversité et de contradiction.

Si nous nous focalisons non pas uniquement sur les ressources, mais aussi sur les personnes et leurs désirs, leurs volontés, alors nous obtenons une vision dynamique des communs. Cette vision dynamique qui nous permet d’étudier les diversités et les contradictions.

Dans le processus d’analyse des communs, au-delà de la démocratie participative, il me semble intéressant de considérer aussi la démocratie réelle. C’est une notion décrite par Amartya Sen qui s’intéresse à ce que l’on appelle les capabilités, c’est-à-dire les droits formels donnés par les gouvernements en faveur des citoyens pour qu’ils puissent mener eux-même des projets. Dans ce cas là, on ne va plus seulement considérer le déclaratoire de la démocratie participative des réunions de concertation, mais on va plutôt analyser les contradictions, c’est-à-dire ce que les citoyens veulent vraiment.

Prenons l’exemple de l’étude réalisée par l’Université Catholique de Paris et Vivendi (c’est un partenariat public/privé) à Loos-en-Gohelle, ville du Nord-Pas-de-Calais. Cette ville minière, qui était autrefois en situation en déshérence, est aujourd’hui un véritable lieu de créativité et d’innovation, notamment en ce qui concerne le green business. À Loos-en-Gohelle se mettent en œuvre de très nombreuses réunions de concertation, et c’est formidable, parce que les citoyens peuvent s’exprimer. Sauf que si l’on s’arrête à cette démocratie participative, alors on oublie les contradictions.
Un exemple concret : les citoyens déclarent qu’ils voudraient de petites rues commerçantes avec des magasins bio et une vraie qualité de vie. Or de facto, ces valeurs ne sont pas appliquées au quotidien par les citoyens, qui continuent à faire leurs courses au centre commercial, pour des raisons pratiques. De ce constat, on comprend ensuite que les citoyens désiraient en fait autre chose. Des cinéma, d’autres lieux de consommation par exemple, en contradiction avec ce qu’ils avaient déclarés en situation de concertation publique en vue d’une bonne gouvernance des communs.

S’intéresser aux communs ne consiste pas à déterminer le bien et le mal. Il n’est pas ici question de morale. Il s’agit de mettre en œuvre une délibération éthique sur ce que veulent les citoyens et sur ce qu’ils sont en mesure de pouvoir réaliser.

Personne et communauté

À propos des méthodes d’analyse des communs, je m’appuierais sur Emmanuel Mounier ou d’Aristote, dont le travail porte sur les personnes, leur épanouissement dans les communautés, et le rôle qu’elles vont se donner.

Il est question de vertu au sens de la prise en compte de la personne, de ses désirs, et des valeurs qui vont permettre de mener des projets dans le temps.

Cet angle de réflexion permet une vision des communs dynamique, spatiale et prend en compte les contradictions et la diversité.

Gouvernance polycentrique

Il y a différents prismes pour analyser les communs.
Beaucoup se focalisent sur les ressources, en travaillant notamment sur les connaissances, l’environnement, et vont avoir éventuellement un parti pris militant ou idéologique. Cela n’est pas une mauvaise chose parce que cela permet d’apprendre beaucoup. Ce sont des personnes qui ont une grande expérience du terrain, dont il faut vraiment retirer quelque chose.
D’autres, en revanche, s’intéressent plutôt aux mécanismes de prise de décisions, ce qui est plutôt mon cas, en se nourrissant beaucoup des militants et des praticiens.

Ce que j’aime dans Common Good Forum, c’est rassembler praticiens et militants, que l’on appelle les commoners, engagés en fonction de certaines valeurs, et les mettre en confrontation avec des intellectuels. Je pense que c’est un travail à mener actuellement sur la question de la gouvernance des communs.

Il n’y a pas d’injonctions ou de solutions uniques. Il faut tenir compte de la diversité locale et mondiale, de ses contradictions et ses dynamiques. C’est ce que Elinor Ostrom appelait la gouvernance polycentrique.

Manifeste convivialiste

Le Manifeste convivialiste est un texte français, proposé par un collectif de praticiens et d’intellectuels engagés dans un collectif ou centre de recherche qui s’appelle le MAUS, Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales. L’anti-utilitarisme est à la fois une vision et une manière d’étudier l’économie. Il s’agit de ne pas considérer que l’individu est rationnel et isolé, il n’est pas un Homo œconomicus, mais plutôt de tenir compte des aspects culturels, non mesurables et prenant en compte un certain nombre de facteurs explicité dans la pensée de l’économie hétérodoxe.

Chartes sociales

Les chartes sociales consistent en le rassemblement de parties prenantes, à la manière de la soft law, c’est-à-dire la loi douce. Comme l’AFNOR qui fait des normes NF. Au niveau global on parle plutôt dISO.
Il s’agit de rassembler les parties prenantes et de voir ce que les gens veulent, ce qui est possible et envisageable pour qu’une norme – qui, à la différence d’une loi ou d’un règlement, n’est pas obligatoire – soit de facto applicable, parce que le corps social et les citoyens en ont envie. Cela permet de voir comment une règle peut transcrire les contradictions internes à la société.

Charte de la compassion

En France, le terme compassion renvoie à quelque chose de spirituel voire de religieux. Aussi, dans le contexte laïc, il peut paraître étrange ou tabou de parler de compassion.
La notion de compassion me parait pourtant intéressante. J’en reviens au Manifeste convivialiste, qui aborde l’homme sous l’angle de l’altérité. À nouveau cette charte n’est pas une injonction à penser.
La compassion, ici, est à comprendre au sens bouddhiste ou taoïste, c’est-à-dire traduit le fait d’être inséré dans la société. On fait partie d’une communauté mondiale, même si l’on apprécie pas l’autre ou si l’on ne partage pas les même visions. Cela implique qu’il faille gérer un certain nombre de contradictions.
La Charte de la compassion fonctionne selon le même principe, défini par le secteur business. Il existe maintenant des programme, dans trois secteurs : éducation, business, ville.

La charte permet de poser une certain nombre de questions. Par exemple dans le secteur business, la charte pose la question de la compassion dans le monde de l’entreprise. Comment fait-on pour vivre ensemble ? De plus en plus, les entreprises mènent des programmes de collaboration, pour développer le bien-être, la qualité de travail et d’innovation. Cela concerne un peu tout ce qui est « co » c’est-à-dire le collaboratif ou le co-working. Les gens n’ont plus envie de travailler en indépendants chez eux. Les tiers-lieux permettent de se retrouver avec d’autres personnes. Un individu n’est jamais isolé socialement. Il a besoin de l’autre pour évoluer.

Soft Law

J’aime bien la Soft Law, que l’on va retrouver au niveau international avec l’ISO, qui me paraît être un mécanisme assez intéressant.

Labels

J’aime bien également au niveau privé la notion de label, sur laquelle j’ai pas mal travaillé. Il s’agit d’établir des labels qui signifient que les actions répondent à un cahier des charges définis par des organismes mondiaux, comme les labels définis par l’OMS dans le secteur de la santé par exemple. Des ONG définissent ces labels et mettent en place des programmes en fonction d’une forme de charte éthique.

Les labels sont une autre façon d’aborder les communs, sous l’angle humain, des contradictions et du non-mesurable, et répondant à une vision plus dynamique.

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