Sébastien Thiéry
Entretien avec Sébastien Thiéry, fondateur du PEROU, enregistré le 25 mai 2019. Association loi 1901 fondée en septembre 2012, le PEROU est un laboratoire de recherche-action sur la ville hostile conçu pour faire s’articuler action sociale et action architecturale en réponse au péril alentour, et renouveler ainsi savoirs et savoir- faire sur la question. S’en référant aux droits fondamentaux européens de la personne et au « droit à la ville » qui en découle, le PEROU se veut un outil au service de la multitude d’indésirables, communément comptabilisés comme cas sociaux voire ethniques, mais jamais considérés comme habitants à part entière. Cette conversation a été enregistrée dans le cadre de l’événement Publishing Sphere à Montréal, portant sur les pratiques d’écriture et de publication. Elle a lieu au moment où le PEROU engage une procédure visant à faire reconnaître par l’Unesco l’acte d’hospitalité au patrimoine mondial. Alors que cette procédure pose un certain nombre de questions relatives à l’écriture et à la publication, Sébastien Thiery propose dans cet entretien un inventaire et une description des gestes d’écriture et des actions éditoriales du PEROU : actualiser, affirmer, agir, attester, augmenter, combattre, corriger, créditer, déclarer, décrire, éditorialiser, élargir, embellir, énoncer, enquêter, exagérer, exposer, faire advenir, faire retentir, imaginer, infilter, inscrire, installer une fiction ontologique, instituer, intensifier, inventorier, légender, légiférer, manifester, mettre au jour, occuper, performer, présenter, propager, qualifier, rendre public, republier, restaurer, restituer, rétablir, ritualiser, signaler, spéculer, traduire, transcrire. AgirLa dernière publication du PEROU, sur laquelle s’adosse la procédure d’inscription de l’hospitalité au patrimoine immatériel de l’Humanité, s’intitule Des actes. EnquêterEnquêter, c’est le fond de l’affaire. Je le tire d’enseignements fraternels et d’une grande amitié philosophique avec Bruno Latour. Il y a, pour toute une école de pensée contemporaine, ce souci de remettre à l’ordre du jour – un autre ordre du jour – l’enquête. Il me semble que nous nous sommes embarqués, depuis des années, dans des diatribes idéologiques invraisemblables. On finit par s’affronter avec deux ou trois idées, qui nous serviraient de gouvernail, et qui ont complètement pris congé du monde. Enquêter, c’est d’abord ce souci de rénover le répertoire des savoirs de et sur ce qui a lieu, ce qui fait lieu, dans toutes ces contrées sur lesquelles on ne se risque plus. On s’affronte à coup d’idées sur ce que sont les situations habitées par les personnes migrantes, par les Roms, par les sans-abri, qui sont écrasées par de l’imagerie morale. On n’explore pas et on ne trouve pas les moyens politiques de décrire les puissances de ces situations-là. Enquêter, c’est presque le tout de l’affaire. Mettre au jourLa citation d’Italo Calvino, tirée des Villes invisibles, peut nous servir de gouvernail. Italo Calvino dit que l’enjeu est de reconnaître ce qui, au milieu du désastre, n’est pas de l’ordre du désastre, et lui faire de la place. À partir de cette petite mise au jour – de cette mise à jour – il s’agit d’inventer des lendemains qui consisteraient à faire persister ce que nous auront révélé de ces puissances
Les situations, ce sont les relations qui s’y tissent, ce qui a lieu et ce qui se construit. ExposerJ’ai coutume de dire que ces situations sur lesquelles nous travaillons, les jungles ou les bidonvilles, sont exposées à leur propre effacement. Les narrations qui sont produites sur celles-ci les condamnent à la disparition. Ce sont donc les modalités d’exposition qu’il faut retravailler pour parvenir à les sortir de cette fatalité.
Et en même temps, cela m’évoque très fortement le fait d’être exposé. Il y a une espèce de rumeur, qui n’est pas qu’une rumeur mais qui est aussi un fait. Celles et ceux, qui font acte d’hospitalité, s’exposent. À s’exposer, des personnes risquent, et se risquent à la clandestinité de la chose.
Nous avons tenté, notamment à travers ce texte Des actes, de faire en sorte que des personnes puissent exposer et s’exposer en tant qu’acteur faisant l’hospitalité.
ÉnoncerÉnoncer, c’est tout simple. C’est effectivement un terme qui est amputé d’un d, dans ma bouche, parce que cela vient de dénoncer. J’ai beaucoup passer de temps à dénoncer et à décrier le merdier et la violence dans lesquels nous sommes. Et en même temps, j’ai aussi appris d’un camarade, Gérard Paris-Clavel, que dénoncer le désastre, c’est énoncer une nouvelle fois le désastre. Taire le récit du désastre, c’est aussi y faire face, d’une certaine manière, et le tuer. Ce n’est pas le taire pour ne plus rien en dire, c’est dire autre chose. C’est dire les puissances qui s’opposent à cela. Énoncer, et non pas dénoncer. Faire l’hypothèse de la toxicité de la dénonciation. C’est quelque chose que je veux proposer, que je me propose et que le PEROU propose. AttesterAttester, c’est suivre le chemin. C’est croire encore que nous, civilisation occidentale prétendument libérée de tout, nous croyons. Nous avons des systèmes de croyance. Nous avons des ritualités. Il y a des chemins, que prennent les images et les textes, qui attestent que cela existe. Attester, c’est effectivement tenter de faire suivre des chemins aux récits que l’on fait. Des chemins pour les récits des puissances et de ce qui se construit. Des chemins pour les récits de celles et ceux qui traversent la mer et qui viennent jusqu’à nous. Des chemins pour les rêves inouïes qui sont les leurs. Des chemins pour ce que ces présences produisent pour nous tous.
Cela passe par des stratégies institutionnelles. Le PEROU travaille beaucoup, effectivement, à suivre des pratiques d’écriture et à se loger dans des endroits où les textes et les images sont présumés être vrais. Par exemple, le magazine municipal est vraisemblable. Les récits qui sont transmis, dans ce format et sur ce papier, dans ce design, sont crédités. Attester, c’est trouver les chemins. À Calais, le magazine municipal est, pour le PEROU, un chemin d’accès. Ce que le PEROU entreprend aujourd’hui autour de l’acte d’hospitalité, considérant que ce sont des actes qui font tenir les monde à venir et qui ont une puissance cruciale, nous en sommes convaincus et nous le travaillons. Nous croyons à l’acte d’hospitalité à l’aune de l’expérience et des situations. Comment le créditer sur place publique ? C’est ce parcours là que nous entreprenons, avec comme une hypothèse de le placer sous l’oeil de l’Unesco. Il s’agit que l’Unesco atteste que l’acte d’hospitalité, inscrit au patrimoine mondial, a une valeur immense. Est-ce que pour autant nous en serons convaincus ? Est-ce que nous allons le croire collectivement une fois que l’Unesco l’aura reconnu ? C’est loin d’être une évidence. Mais c’est le parcours de travail qu’entreprend le PEROU. AffirmerAffirmer, c’est simplement un peu ce que je disais tout à l’heure aussi sur l’énoncé. Un beau jour, j’ai rencontré Laure Adler. Son invitation consistait à répondre à la question “à quoi dire oui aujourd’hui ?” Je crois que cette question est majeure. On passe nos temps politiques à dire non à tout ce à quoi, effectivement, nous avons raison de dire non. Pour autant, la négation est un régime. C’est à la fois un choix politique. J’ai un parti, c’est l’affirmation. Et en même temps c’est juste celui que je trouve, c’est-à-dire que je tire des leçons de l’expérience du PEROU depuis sept ou huit ans dans tous les bidonvilles où l’on travaille. Quelque chose s’affirme là. On fait croire que le Rom, par exemple, attend quelque chose des pouvoirs publics. Mais en fait non. On les fait manifester leur indignation ou leur désir d’être accueillis. Mais en fait, le premier des désirs formulé, c’est laissez nous tranquille. On construit, et on va construire. Construire des vies, des lieux. Construire des chants, des danses. Et puis voilà. Quelque chose s’affirme là, à entendre.
DéclarerOn a coutume de penser que l’on ne déclare que des guerres. Ou l’amour. Le PEROU déclare. Et j’entends dans le terme déclarer, l’éclat. C’est aussi quelque chose d’une affirmation manifeste. C’est trouver ce qui, dans ce monde là, est dense et doit la matrice de ce qu’il y a à inventer. Dans le présent, qu’est-ce qui se déclare ? Qu’est-ce qui le mérite et qu’il faut déclarer ?
On déclare ce qui est déclaré. Dans cette citation là, c’est la manière de mettre les guillemets ou de l’inscrire dans une phrase qui fait que, peut-être, on entend la citation autrement. Nous déclarons ce qui a lieu, ce qui se déclare. Peut-être des feux se déclarent-ils aussi. Ce sont des foyers que l’on déclare. ManifesterManifester est un hiatus. On a beaucoup reproché, et on reproche toujours au PEROU, de ne pas être dans les manifestations et de ne pas porter la banderole. Comme si il y avait là une trahison annoncée. D’ailleurs, pour beaucoup, la trahison est le programme du PEROU, parce qu’il ne se montre pas dans la manifestation. Ma question, c’est qu’est-ce que rendre manifeste ? Ce n’est pas rendre manifeste mon indignation à moi, Sébastien Thiéry ou au PEROU, pour bien figurer dans le rang de celles et ceux qui sont pas contents, et ainsi s’annoncer manifestement du côté moral de ces lieux là. Non, c’est rendre manifeste, encore une fois, ce qui se déclare, se construit et s’invente.
InventorierLa publication Des actes porte ce projet d’inventorier. C’est un texte infini. On l’a voulu infini, et on va l’infinir, c’est-à-dire que l’on va continuer à inventorier les actes d’hospitalité qui ont lieu en France et autour de la Méditerranée. Nous allons installer des résidences d’écriture dans tous les pays traversés par les personnes migrantes. Inventorier, c’est compter, mais c’est aussi conter. D’une part, inventorier c’est effectivement compter. L’innombrable est à la condition-même du 21e siècle. Nous sommes et allons être confrontés à l’innombrable. Et d’autre part, l’innombrable est ce que l’on travaille pour le rendre manifeste. Repérer, collecter, inventorier et décrire les innombrables actes d’hospitalité qui ont lieu a pour fonction de nous sortir de ce récit de la pénurie et de la pauvreté dans laquelle nous serions. CombattreIl y a beaucoup de fronts. Quand on commence à travailler avec le PEROU, on se dit d’abord que l’ennemi est assez clair et identifié. Mais en réalité, les combats sont partout, y compris contre nos propres réflexes. Combattre, c’est peut-être combattre aussi les simplifications qui sont faites de ces sujets et questions. C’est évidemment combattre la violence qui est faite, ô combien, et trouver les ressorts d’autres manières de lutter.Je n’aime pas la frontalité, l’affrontement. Je crois que le combat, tel qu’il est donné à vivre, est un piège. J’ai l’impression que tout est fait pour que nous combattions dans les formes, les places et les lieux prévus à cet effet. Effectivement, les combattants croient que le PEROU n’est pas au combat, n’est pas un combattant et donc qu’il est insignifiant, médiocre ou suspect. Je crois que le PEROU refuse le combat tel qu’on nous propose de le vivre, tel que les pouvoirs publics nous proposent de le jouer. QualifierRequalifier. Qualifier. On en est là. Tout est tellement présumé sans qualité, sans disqualifié. Je parle notamment des lieux sur lesquels travaille le PEROU, qui sont décrits par une litanie d’adjectifs qui commence par in- ou im- : invivable, indigne, insupportable, immonde, qui traduise la négativité pure que sont ces bidonvilles, ces jungles. Le travail du PEROU sert effectivement à qualifier ce qui est disqualifié par les textes et les images. Qualifier est aussi un verbe qui vient de la culture juridique. Et c’est bien un travail de création juridique qui consiste à faire exister et attester. Pour le PEROU, il s’agit de qualifier ces actes d’hospitalité qui sont attaqués de toutes parts par les régimes de dénonciation. Il s’agit de requalifier comme on redresserait, on réparerait.
L’acte d’hospitalité est décrié par les textes de loi, assommé par des pratiques policières. Mais il est aussi attaqué par nos représentations de militants, selon lesquelles l’acte d’hospitalité sans portée est une anecdote dans le récit officiel, pas grand chose par rapport à ce que pourrait et devrait être des politiques publiques. Ou encore, l’acte d’hospitalité est même scandaleux parce qu’il décharge la puissance publique de sa responsabilité, de fait. Si l’on suit l’expérience de ces actes d’hospitalité, on peut se saisir des bouleversements humains, des langues et des espaces qu’ils s’inventent. Le travail à mener, de restauration des textes et des images, est colossal. EmbellirNotre intention de déclaration auprès de l’Unesco est pensée en relation intense avec un territoire, le quartier la Chapelle à Paris, sur lequel PEROU travaille depuis un an. Nous tentons sur ce territoire d’y inscrire, par des actes d’écriture spatiaux, géographiques et architecturaux, les actes l’hospitalité qui se risquent, se tente et s’invente à la rencontre des personnes migrantes. Dans ce contexte, Embellir est un terme que nous avons emprunté à la Mairie de Paris, qui a publié au mois d’octobre 2018 un appel à projet à tous les artistes qui s’intitule embellir Paris. Cet appel présentait 20 sites en tant que des territoires de mise en oeuvre de projets d’artistes, designers et architectes.
CorrigerIl s’agit là encore de réparer. Des écritures multiples qui se répandent sont pleines de fautes d’orthographe, de grammaire, d’erreur multiples et de presque de fautes de goût. Corriger, c’est se mettre à l’endroit de ces écritures, de ces textes de loi qui sont d’une laideur inouïe, de ces images qui circulent. Où trouver le ressort et les outils de ces corrections ? Nous ne sommes pas en train de faire la loi. Nous sommes réputés ne pas être des acteurs légiférant.
Nous corrigeons un magazine municipal publié par la mairie de Calais qui a effacé des informations faites à ses 70 000 habitants la présence et l’existence de 12 000 habitants qui sont là. Il s’agit de corriger ce Calais Mag, qui est un faux. Nous, on en fait un vrai. CréditerTous ces verbes tournent autour de la pratique judiciaire. Donner crédit à ces actes d’hospitalité. Les créditer d’une existence. On en est là.
Il y a des regards instituants qui créditent. L’Unesco est effectivement une de ces instances qui créditent. Par la reconnaissance au patrimoine mondial, elle rend compte d’une existence. Une existence qualifiée. À mon sens, les luttes politiques ont lieu là. Ce sont des combats de crédit. RestaurerDans ce terme, on peut entendre le langage de la muséographie. Évidemment, en inscrivant les actes d’hospitalité au Patrimoine mondial de l’Humanité, la tension et le lien avec le quartier de la Chapelle sont fort. Dans le formulaire que l’on va déposer à l’Unesco, il faut décrire l’élément, la communauté concernée et le plan de sauvegarde. La description du plan de sauvegarde va venir de ce que l’on déploie aujourd’hui, et de que l’on va continuer à déployer dans le quartier de la Chapelle. C’est à dire que l’on va expérimenter des formes et des formats d’action qui consiste en ce plan de sauvegarde. Testés à partir du territoire de la Chapelle, ces expérimentations vont nourrir l’écriture de ce chapitre. À partir de là, comment considérer une action publique qui consiste à mettre des barrières, des cailloux ? Ce sont des actes de vandalisme qui détruisent et abîment les actes d’hospitalité dont il faut entreprendre la restauration. C’est le sens de cette action de se charger ces puissances à penser et à faire. DécrireDécrire est le travail premier, et majeur, que l’on mène quelque soit la situation dans laquelle on se trouve. Inviter des écrivants, qui mobilisent image, texte, dessin à décrire ce qui a lieu.
Ce qui est bouleversant, c’est ce que les multiples régimes d’écriture et de description nous apportent et rendent compte de l’épaisseur de ce qui a lieu. La manière de décrire les actes d’hospitalité est un enjeu majeur. Le texte Tout autour, une oeuvre commune, issu de la publication publication Des actes, constitue l’inventaire précis des actes d’hospitalité. Nous avons travaillé dessus infiniment pour trouver le régime d’écriture qui permette de faire exister la puissance de ce qui a lieu là.
InscrireLe PEROU est en train de poursuivre cette requête visant à faire reconnaître l’acte d’hospitalité au patrimoine mondial. C’est un acte d’inscription. Nous inscrivons cet acte à l’inventaire de ce qui est au patrimoine mondial. Nous sommons l’UNESCO de faire cela.
Cet enjeu de l’inscription est directement lié à ce que nous travaillons à La Chapelle par exemple. Quels modes d’inscription dans le territoire cette reconnaissance doit-elle produire ? Nous n’attendons pas que de l’UNESCO vienne quelque chose. Nous inscrivons simultanément dans le territoire en expérimentant des formes de plan de sauvegarde. Nous avons par exemple travaillé à faire une plaque en laiton, que l’on va déposer dans la Cour du Maroc. Cette plaque dit que les actes d’hospitalité – qui ont lieu là – devraient être inscrits au patrimoine mondial de l’humanité. Nous avons travaillé sur ce devraient, qui est à la fois une sorte d’injonction morale, et en même temps un subjonctif. Nous déployons aussi le texte dans le métro parisien. Nous inscrivons, dans le régime d’écriture de la signalétique du métro de paris, sur fond marron et en police d’écriture Parisine. Nous inscrivons dans la signalétique du métro parisien, à l’endroit de la station Stalingrad, que se manifestent Cour du Maroc des actes d’hospitalité, qui appartiennent à ce patrimoine mondial. Nous parasitons. Nous augmentons la signalétique en faisant apparaître cette inscription. Ces modalités d’inscription ont pour fonction de désigner. Elles nous chargent d’une capacité à inscrire ces actes dans des lieux. SignalerCe que j’entends du travail de signaléticien, ayant beaucoup travaillé avec Ruedi Baur notamment, c’est cet enjeu à faire exister, dans le monde, des choses plutôt que d’autres. Comment les faire exister ? Ces textes déployés, ces signes et signaux font une forêt de sens dans le territoire. C’est effectivement un enjeu tout à fait premier de bien décrire les lieux et de bien les nommer. On s’en rendrait compte si l’on enlevait toutes les plaques, tous les noms, tous les tous les signes extérieurs. PrésenterOn a coutume de demander à l’artiste de représenter. On attend de ce travail documentaire qu’il se place l’endroit de la représentation du monde pour déployer des manières d’en faire d’autres récits.
Présenter, c’est faire éclore dans le présent ce qui a lieu. C’est tout un travail qui me semble être un enjeu majeur aujourd’hui : comment bien présenter au monde ce qui porte des promesses d’avenir ? Les actes d’hospitalité portent, peut-être, les seules promesses d’avenir. C’est en tout cas, en partie, ce sur quoi quoi repose l’avenir. LégenderOn a coutume de croire que la légende est un joli mensonge. Mais une légende est aussi ce petit texte que l’on met sous l’image, et qui désigne. On légende une image, et on y croit. Ce que j’aime, et que l’on fait dans le quartier de La Chapelle à Paris, je le désigne comme étant un travail de légendage du territoire. Nous déployons ce travail de légendage en nous interrogeant sur des manières de célébrer et de rendre célèbres les hauts-lieux de l’hospitalité. Il y a presque un an, nous avons célébré les actes d’hospitalité avec la bibliothèque municipale Václav Havel, un lieu magnifique où ont lieu, de manière démultipliée, des actes d’accueil, de soin, de bienveillance des bibliothécaires à l’endroit des personnes migrantes. Nous avons fait une fête. Nous avons célébré ces actes. Nous avons fait un cadeau à la bibliothèque. Nous faisons la même chose avec le lieu de distribution des petits déjeuners. Il s’agit, petit à petit, de désigner les lieux et de légender le territoire comme s’il s’agissait, sous le paysage, de déployer ce texte qui nous dit ce qu’est ce paysage là. Le terme légender renvoie à la légende, c’est-à-dire à la question de l’identité du territoire, mais aussi à l’idée d’une rumeur. On ne peut pas dire que le quartier de La Chapelle soit caractérisé par l’hospitalité qui y a lieu. Mais affirmer cette hospitalité comme étant exactement ce à quoi l’on tient au présent, c’est lui donner des possibilités d’être l’identité-même de ce territoire à venir. RitualiserLà, je parle dans un micro. Et nous publions. C’est déjà un cheminement que prennent les mots. Un chemin que prennent les mots, et qui va les faire exister sur une place publique qui est internet. Ces mots vont avoir un peu plus d’existence que s’ils étaient prononcés silencieusement dans ma tête.
La question rituelle est majeure et traverse toutes nos publications. C’est pour cela que l’on travaille sous l’égide des institutions qui organisent des croyances. C’est par exemple pour cela que l’on travaille sur un magazine municipal, qui est un espace rituel où s’organise de la croyance. C’est pour cela aussi que l’on inscrit dans la signalétique du métro de Paris les actes d’hospitalités. On pourrait le graffer, mais il me semble que la croyance qu’organise la signalétique blanche sur fond marron avec la police de caractère Parisine est plus forte et plus puissante que si nous le graffions sur le mur. Non pas que le graff ne m’intéresse pas, mais ce mode d’écriture ne mobilise pas le régime de croyance que nous cherchons à investir. Il est toujours question de chemins, de parcours, de qui tient la plume et de circulation de texte. IntensifierLe PEROU a été repéré comme un organisme d’activistes. Nous avons beaucoup construit dans les bidonvilles. Et nous avons construit des choses un peu étranges, comme par exemple une ambassade. Ces choses paraissent parfois comme des corps étrangers dans les situations. Le PEROU a cette ambiguïté là, qui est fondamentale, qui consiste à étranger le monde, c’est-à-dire à tenter de rendre autrement le monde. L’Ambassade du PEROU dans le bidonville de Ris-Orangis est effectivement un lieu a priori non désiré. La formulation de l’ambassade, personne ne l’a énoncée. Personne ne veut une ambassade devant chez soi. Ce n’est pas l’enjeu premier dans un bidonville. Je pense à Yvette, qui est une vieille dame, la doyenne des riverains qui venaient donner des cours de français tous les jours dans les baraques du bidonville. Il s’agit d’exprimer que les conditions dans lesquelles se donnent les actes d’Yvette sont médiocres. Il faut à Yvette un palais. L’ambassade a été conçue comme un haut lieu permettant aux gestes d’Yvette de se déployer. Il faut bien une ambassade pour Yvette, qui nous représente ô combien, et qui représente tant de choses ô combien. Ces étrangetés sont des formes grandes, exagérées ou augmentées de ce qui a lieu. Créer ces formes augmentées, c’est juste se mettre à la hauteur de la puissance du geste d’Yvette. ÉlargirDans toutes les situations dans lesquelles on travaille, il y a une pensée de la contamination qui régit l’ordre des choses. Il s’agit de contenir, de maintenir à distance, d’empêcher que cela ne parasite. De notre travail dans les bidonvilles, nous avons beaucoup reçu en retour l’idée que par notre démarche nous activions l’épidémie, et qu’en inscrivant le bidonville dans le territoire, nous allions faire se multiplier les rats. Il existe tout un imaginaire de la contamination dont on pourrait tirer le fil. Les migrants, les sans-abris, le sale, cela contamine. Et j’ai l’impression que toutes les manières de faire l’hospitalité aujourd’hui, tel que les puissances publiques le mettre en œuvre, sont toujours pétries par cet enjeu de la contamination. Le container, par exemple, est une espèce de régime architectural où il s’agit bien de contenir. On fait de l’architecture modulaire, en lisière de la ville, dans les centres spécialisés. Le CHU, les centres d’hébergement d’urgence et tous ces centres qui se prétendent centres sont en réalité décentrés et sont effectivement des lieux d’éloignement, de déplacement, comme si finalement quelque chose de l’ordre d’une menace était contenue. Tout le travail du PEROU, dans le quartier de La Chapelle et dans les bidonvilles, consiste non pas à penser modestement comme s’il s’agissait de bien tenir, mais au contraire à faire déborder les bonnes nouvelles qui viennent de là. L’ambassade, par exemple, est un acte d’élargissement du geste d’Yvette, de sa puissance et de ce qui est en puissance. Il s’agit, encore une fois, d’écouter jusqu’où peut aller le geste d’Yvette. Écouter jusqu’où peut aller la jungle de Calais, comme une urbanité du 21ème siècle qui donnerait à Calais la dimension d’une ville-monde comme il n’en existe aucune. Élargir la jungle jusqu’à la ville, c’est faire resplendir les puissances. Comment augmenter la chaleur de ce qui a lieu ? Jusqu’où peut-on déplacer ce curseur là, et élargir ce qui a lieu ? ExagérerC’est la limite. Est-ce que l’on exagère et qu’est ce qui détermine la limite de ce travail d’élargissement ? À partir de quel moment bascule-t-on dans l’exagération, ce que l’on nous reproche par ailleurs ? Certains militants disent que vraiment le PEROU délire plein pot. Ils raconterait une France hospitalière alors qu’en réalité nous sommes très peu à nous battre. Le PEROU exagère, et cette exagération est criminelle parce qu’elle nous raconte un monde qui n’est pas celui que l’on connaît, et qui nous ferait baisser la garde. J’entends cela, et en même temps je crois que l’on pousse aussi loin que possible, honnêtement. C’est un peu con à dire, mais les actes d’hospitalité ont une portée et une puissance à laquelle je crois intimement. AugmenterJ’aime bien le mot augmenter parce qu’il vient du numérique, il évoque l’augmentation de la réalité urbaine.
LégiférerTout ce parcours là part pour mois d’un auteur qui m’est très cher, et qu’il ne faudrait pas citer parce qu’il est scandaleux, Pierre Legendre, théoricien du droit et psychanalyste lacanien qui a beaucoup écrit sur le cinéma, et dont j’ai rapporté de sa pensée une vision et un travail très précis sur ce qui légifère en silence. C’est un théoricien du droit, de ce qui légifère, prenant en considération les textes, les images, les gestes, les ritualités mobilisés pour décrire dont on parle. Ce qui m’intéresse beaucoup avec le PEROU, sur tous les travaux que l’on conduit, c’est de faire attention à tout ce qui légifère. Il s’agit de reprendre cette question des ritualités et des parcours, de s’intéresser à tout ce qui fait tenir, ce qui crédite et accrédite le monde. Je pense que le travail du PEROU est un travail de légifération. L’écriture des situations consiste à les faire exister autrement. C’est un travail d’écriture juridique, sans compter que l’on travaille aussi avec des juristes. Dans ce contexte, il est passionnant de voir aussi comment se produit l’énoncé de la loi. Comment, par exemple, dans le tribunal administratif de Versailles, un juge me demande dans le couloir : racontez-moi des histoires de bidonvilles qui ne tourne pas mal ? Le juge a aussi besoin des récits que nous faisons, de ce qui a lieu, de ce qui pourrait avoir lieu, pour dire la loi. L’énoncé même de la loi se déploie à la force de représentations, d’imaginaires et de récits. La loi est façonnée de magie, de croyances, et le juge a besoin de croire en l’avenir du bidonville pour ne pas valider sa destruction. ÉditorialiserOn peut penser que la pratique consiste toujours à éditorialiser. Il s’agit de sélectionner dans le monde, comme si l’on faisait un journal. Éditorialiser les récits et les faire paraître et apparaître dans le journal comme espace du récit du monde. Éditorialiser, c’est toute l’activité du PEROU dans les situations, où l’on fait des choix. On reporte. Michel Foucault faisait des reportages. C’est un très joli mot. Reporter. Rapporter. Des reportages d’idées, disait-il. C’est un choix d’auteur et d’autorité. Éditorialiser et reporter, rapporter du monde des nouvelles. Dans l’éditorialisation, il y a la frappe d’un auteur ou d’une autorité politique qui décide de donner de la place dans le journal à telle nouvelle plutôt qu’à une autre. RepublierDes éditorialistes publient le monde, tels la Mairie de Paris ou de Calais. Le PEROU vient republier, c’est-à-dire réparer des actions éditoriales assassines. La manière dont on éditorialise le monde a des effets dans le monde qui sont dramatiques parfois, et souvent criminels. Faire advenirIl y a quelque chose de l’ordre d’un accouchement. On parlait beaucoup, à Calais par exemple, de l’idée que nous étions face à des mondes qui insistent. Des mondes possibles qui insistent et dont on ne trouve pas les chemins pour les faire advenir. Faire retentirJ’aime ici la métaphore sonore, peut-être parce qu’effectivement manifester, c’est beaucoup crier ses voeux. C’est le mégaphone, ce sont des hurlements. Que fait-on crier ? Que fait-on entendre ? Il s’agit d’interroger tout le régime de l’écoute et de l’amplification. En ce moment même, tu tends le micro devant ma bouche. La manière dont tu tiens le micro, la manière dont tu l’orientes, dont tu prends le son et dont tu vas faire le montage est effectivement aussi de l’éditorialisation. C’est aussi la fête. Il y a aussi, dans la métaphore du retentissement, quelque chose de l’ordre du garnement. Dans les bidonvilles de Ris-Orangis, la fête est là. On chante et on danse. Dans la jungle de Calais, il y avait cinq boîtes de nuit. C’était un tout autre vacarme. ActualiserChez Foucault, l’actuel est ce qui devient. C’est assez beau. Et dans ce terme, il y a aussi l’acte et l’actualisation. Installer une fiction ontologique: ce qui fait “être”C’est Paul Ricœur qui parle de fictions ontologiques, de ces fictions qui font être. J’en parlais tout à l’heure à propos du cinéma. Nous sommes agis par des fictions. Un magazine municipal est une fiction. C’est un montage du monde. Un montage qui réalise le monde, en cela qu’il fait croire en une réalité rendue crédible. Je sais pas comment le dire. On est un peu comme handicapé par notre langue et nos habitudes de langage. On opposerait fiction et réalité, ce qui est totalement invraisemblable. Effectivement, les récits que nous faisons sont des fictions à vocation de réel. Quand on regarde ceux qui gouvernent, c’est exactement cela. Ce n’est que ça. Nous croyons en des fictions au point que tout ceci soit réel. InstituerInstituer. Faire tenir droit l’institution. Effectivement, inscrire l’acte d’hospitalité au patrimoine mondial, c’est une manière de faire tenir droit ce qui est écrasé par les représentations. Et en même temps, je m’amuse à dire que le PEROU est un État second. C’est aussi de cette ivresse là dont il s’agit. J’ai créé le PEROU, avec la conscience de se placer à cet endroit un peu délirant. Un pays, cela se crée. Cela s’est créé. Le PEROU a aussi créé une commune, la 36 000ème de France. Le fait de créer cette 36 000ème est une manière de rapeller que, 36 000 en France, un homme ou des hommes ont créé. Cela fait combien de temps que l’on n’a plus créé de communes, pour de vrai, installée sur la carte, avec un point et un nom ? Ce travail-là, d’institution, semble aujourd’hui d’un autre ordre que ce que nous avons coutume de faire. RestituerRestituer, c’est rendre grâce aussi. Il y a dans l’idée de restitution quelque chose de l’ordre de la gratification. Dans tous les cas, si je reprends le fil des situations vécues par le PEROU, c’est ce que l’on a fait avec la Bibliothèque municipale Václav Havel en lui faisant un cadeau. Ce cadeau est une manière de restituer tous les honneurs de cette bibliothèque, des bibliothécaires et du travail qu’ils font. Collectivement, migrants et habitants de La chapelle, nous nous sommes mis au travail pour remercier une institution et des acteurs de faire le travail qu’il font. Il y a dans cette activité qui consiste à remercier, quelque chose de l’ordre d’une restitution, qui a lieu là, qui pourrait être renommée, et qui pourrait l’essence banale et quotidienne du travail que l’on a à faire. Remercier. RétablirOn parle de rétablir la vérité. C’est une activité presque héroïque du juge, du journaliste ou de l’enquêteur. À l’épreuve de tout cela, il y a quand même un tel mensonge organisé.
C’est un travail qui n’est pas tranquille, car souvent on sent bien que ce que l’on a à dire ne passe pas. Comment faire passer dans le monde ces récits là ? Rétablir. TranscrireTranscrire, c’est passer d’un régime d’écriture à un autre. Il s’agit de transcrire et transcrire et transcrire encore. Le travail que l’on mène aujourd’hui, c’est écrire un formulaire. Le formulaire ICH-01 qui vaut requête auprès de l’Unesco. C’est l’activité que je vais mener l’année prochaine la Villa Médicis. Il s’agira véritablement de remplir le formulaire, c’est-à-dire d’écrire l’acte d’hospitalité au patrimoine mondial dans un formulaire. Mais il s’agit aussi de transcrire cette annonce là dans le territoire, c’est-à-dire de l’écrire dans un autre régime, un autre registre.
TraduireOn parle de traduire en justice. C’est assez beau. Il s’agit de considérer le travail du PEROU toujours comme un travail de traduction des puissances que nous rencontrons dans le monde. Comment traduire les puissances au point de les faire exister ? Rendre publicRendre public fait référence à nouveau à Bruno Latour avec Making Things Public. Les problèmes et les choses se donnent dans des formes. Les problèmes n’ont pas de forme a priori. Les problèmes sont des formes, qui sont des problèmes, qui ont des formes qui sont des problèmes. C’est pour une question de création. Cela implique les ressources des artistes. Cela implique de créer. Et t il y a aujourd’hui des artistes qui œuvrent et qui dessinent un récit dans le monde de la question des migrants qui est un récit dramatique. C’est une lutte dans le champ de la création, absolument. PropagerLa propagande, c’est la mauvaise réputation. Mais propager, c’est aussi publier, partager. Il y a de la création qui prend différents chemins de divulgation et de dissémination. Il faut prendre ces chemins. D’une certaine manière, dans cet État de propagande normale, nous avons des contre-propagandes à conduire et à mener. C’est ce que nous nous efforçons de faire et la démarche menée par la PEROU auprès de l’Unesco est une opération de contre-propagande. PerformerC’est toujours de cette relation au réel et au monde dont il est question. Dans quelle mesure un énoncé tel que l’inscription des actes d’hospitalité au patrimoine mondial de l’Unesco est performatif, c’est-à-dire ayant des effets dans le réel.
C’est à cet endroit là que l’on doit juger de la pertinence de la production. C’est dire si l’enjeu est grand, et si on est loin d’être sûr que ceci est juste. InfiltrerJe parlais du corps étranger tout à l’heure.
Ces brèches s’offrent parfois à nous, et nous sommes invités parfois à venir infiltrer des langages d’institutions, des lieux, etc. Nous tentons cela. OccuperOccuper. Cela pourrait être le verbe qui désigne les lieux sur lesquels et dans lesquels on travaille, et qui sont prétendument occupés dans le sens criminel du terme. C’est-à-dire que ce sont des occupations illégales, des jungles, des bidonvilles, des squats, etc. Il se trouve que le PEROU travaille sur ces situations là, parce que ce sont des situations habitées, menacées par des hommes en uniforme. Nous avons appris à bien penser et à bien accompagner l’occupation en tant qu’elle produit de la valeur collective. L’occupation, qui est presque la condition humaine, comment parvenir à la rendre florissante pour la collectivité tout entière ? Un bidonville, si on en pense bien le parcours, c’est éventuellement une ville en devenir. La ville étant un bidonville qui a réussi, dans 99% des cas. Mais l’occupation, c’est aussi peut-être le temps et l’espace donné à des personnes qui arrivent pour trouver les ressorts de vivre ailleurs.
Peut-être que tout ceci peut effectivement profiter à la collectivité tout entière. Comment une occupation, un bidonville et ce qu’on y a travaillé peut préfigurer une aire de jeux pour enfant ? À chaque baraque qui se vide de ses occupants, on dresserait une balançoire. SpéculerSpéculer, c’est voir bien au-delà de ce qui est donné à voir. C’est s’adonner à une sorte d’exercice de dévergondage. Essayer de voir dans le bidonville la ville en puissance, nécessite effectivement un petit effort de spéculation. Mais, je dirais, quI est la moindre des choses. À partir de quoi spéculer ? C’est toute la question. Le travail du PEROU consiste à essayer de bien se brancher dans le monde et de spéculer à partir de cela. ImaginerJ’ai fait la rencontre de Stéphane Hessel. Il me parlait beaucoup de cela. Les résistants étaient fous furieux de rêves et d’imagination. Il fallait beaucoup imaginer pour parvenir à se dire qu’il y avait une autre issue que la fin de tout. L’imagination, c’est l’arme première. C’est la munition principale qui n’a cessé de gouverner les actions du PEROU. C’est la munition offerte par des grands camarades de travail qui n’ont cessé de réinsuffler la joie et la nécessité d’imaginer. Je pense à Michel Butel, un très grand copain qui nous a quitté il y a quelques temps, et qui effectivement n’a cessé de dire cela. Michel Butel n’a cessé de nous dire combien nous avions le devoir d’imaginer, et que c’était à partir de là que l’action politique pouvait se penser. Pour aller plus loin :
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