Droit et communs, Serge Gutwirth et Isabelle Stengers

Le droit à l’épreuve de la résurgence des commons
Serge Gutwirth et Isabelle Stengers

Contrairement à la fable de leur tragédie autodestructrice, les commons sont portés par une entente – un gouvernement (E. Ostrom) – et le souci partagé de ne pas détruire la ressource dont chacun dépend. Leur disparition est donc bien une éradication liée au développement du régime de connivence entre la liberté d’entreprise des propriétaires et la souveraineté de l’Etat, le propriétaire au carré. Si la résurgence actuelle des commons peut annoncer un changement de comportement urgent et désirable à l’ère des menaces associées au bouleversement climatique c’est parce qu’elle est porteuse de pratiques réinventant la durabilité. Mais elle se heurte frontalement aux lois et droits en vigueur, qui sont héritières de leur éradication. Dans leur article les auteurs explorent la difficulté d’articuler le droit en vigueur avec ce qu’exige la vie des commons. Que ceux-ci génèrent nécessairement le développement de droits locaux et vernaculaires est au cœur d’une tension fondamentale avec le principe de la prééminence de la loi et du droit.

Quel(s) droit(s) pour quel(s) commun(s) ?
Serge Gutwirth

Face à aux conséquences effrayantes de trois siècles de connivence entre la liberté d’entreprise des propriétaires et la souveraineté de l’État, et face à l’incapacité des responsables politiques à réagir, voire même à les reconnaître, il est rafraîchissant de constater l’émergence d’un mouvement qui revendique le/s « commun/s » comme mode de (sur)vie. Ce mouvement est en effet porteur d’avenirs possibles et souhaitables, malgré la disruption du monde.
Mais tous le/s « commun/s » ne sont pas identiques ni même similaires ; il faut distinguer et préciser le sens des mots. Les choses faisant partie du « patrimoine commun de l’humanité » ou res communes ne sont pas caractérisés de la même façon que les communs de l’information, de l’open software et l’open science, qui à leur tour diffèrent de la grande variété de communs « résurgents ».
Après avoir creusé ces distinctions et exploré leurs conséquences, cet article aborde les questions juridiques posées par ces différentes déclinaisons du commun, tant du point de vue de la jurisprudence et de la pratique juridique (de lege lata), que de celui, plus politique, de la législation à faire (de lege ferenda).

Le média d’information local Dijoncter.info publie la retranscription de l’intervention orale intitulée « Droit et communs » qu’a tenue Isabelle Stengers le 26 janvier 2019 dans le cadre de conférence « Résurgence Communes », organisée par le groupe « Politique urbaine » du Quartier Libre des Lentillères à Dijon, qui a pour ambition de repenser la propriété et la métropolisation, et de prendre au sérieux la question des communs.

Isabelle Stengers nous invite à découvrir un pan entier de la pratique des communs à travers les figures des commoners passés et présents, qu’ils résistent à leur écrasement ou qu’ils ressurgissent là où on ne les attend pas.

L’intégralité de l’intervention d’Isabelle Stengers est à retrouver sur le site Dijoncter.info.

Sommaire : 

Intervention d’Isabelle Stengers :

Je suis pas juriste, je suis philosophe et je m’intéresse aux pratiques, et parmi ces pratiques il y a celles des sciences, mais il y aussi celle du droit, d’où mon accointance, qui est déjà ancienne, et qui s’est cristallisée autour des com­mons, avec Serge Gutwirth. Donc c’est un article que l’on a écrit ensemble pour une revue juridique et qui traite des commons dans une perspective assez particulière et qui n’est pas seulement de faire la théorie juridique du droit face aux commons, en général ça se termine souvent mal.

Non, nous voulions vraiment faire un article qui veut dire et effectuer un recoupement de l’imagination des juristes et aussi éventuellement des autres lec­teurs. C’est ce que Deleuze et Guatari appellent « penser par les milieux ». C’est-à-dire que les commons vivent dans un milieu dont le droit fait partie. Le droit faisant partie du milieu des commons, les juristes faisant donc partie du milieu des com­mons ont un choix : ou bien ils suivent ce qui leur paraît évident à ce moment-là et ils diront « c’est impossible », du moins « certains types de commons sont im­­pos­­sib­les », ou « ça se heurte aux princi­pes fondamentaux du droit ». Serge aurait une caractérisation de cela plus décapante. Mettons des bâtons dans les roues avec une éventuel­le volonté politique de rendre les commons possibles.

Donc c’est un article qui est pratique, au sens de spéculer sur un avenir, ou de vouloir faire partie de cet avenir en prévoyant les endroits ou ça pourrait coincer, en essayant d’ouvrir l’imagi­na­tion sur le fait qu’il ne s’agit pas de contradictions, mais certainement d’un blocage historique qui devrait renvo­yer les juristes, disons grossièrement au XVIIe siècle. Je dirais pas au droit Romain parce que les Romains faisaient du droit comme ils respiraient, c’est à partir du XVIIe siècle, sur le mode des sciences, que les juristes ont essayé de fabriquer un droit fondé sur des principes univers­aux. Et c’est le Droit, la bonne définition universelle du Droit, qui a impliqué effectivement de considérer comme faisant partie d’un passé qui doit être dépassé plus ou moins plus vite, qui est condamné en fait, surtout en Angleterre, mais en France aussi, ce qui faisait partie des droits coutumiers. C’est-à-dire des droits qui concernent des gens en tant qu’ils sont pris dans des pratiques et dans des localités particulières. Si le droit doit être universel il doit traiter tout sujet de droit de la même manière. Quelque part, dans la modernisation du droit il y a eu la condamnation d’énormément de manières de faire du droit, qui avaient d’autres écologies, des écolo­gies locales, beaucoup plus con­crètes mais qui – comme quand au laboratoire on purifie pour atteindre la véritable intelligibilité – ont été enfin purifiées de toute leurs scories d’un passé particu­la­riste.

Bon, donc l’enjeu c’est repeupler nos imaginations, les nôtres, nous qui ne sommes pas juristes, de ce dont le droit pourrait devenir capable, et ceux dont les juristes, éventuellement, pourraient devenir capables aussi. Dans les deux cas ça implique de surmonter des préventions qui sont bien fondées sur le fait que le droit peut être l’ennemi et traiter n’importe quel sujet de droit de manière égale, semblable, ce qui est vraiment la raison d’être même du droit.

Donc quand on s’intéresse au com­mons on s’intéresse à une foule de choses, c’est même parfois une foule un peu inquiétante, ça va jusqu’au « bien commun patrimoine de l’huma­ni­té » que constitue par exemple l’air que nous respirons, l’eau, etc. mais à ce moment-là, quand ce sont des grosses choses comme ça qui se profilent, c’est une administration étati­que ou inter-étatique qui s’en charge. Les commons dans le sens qui nous intéres­sent, comme réappropriation de manière de faire ensemble, sont anéan­ties, mais ça peut être aussi des tas de choses qui disent « nous faisons des commons », en fait c’est un peu du blabla ou alors c’est des choses sérieuses. Quand les choses sont sérieuses elles sont difficiles.

Commons résistants & commons résurgents

Donc pour approcher, pour déjà faire un tri et approcher des commons qui peuvent nous intéresser on a décidé de faire une distinction qui n’est pas une hiérarchie, mais une distinction utile par rapport à la question du droit entre les commons qui relèveraient d’un mouvement de résistance et ceux qui relèveraient d’un mouvement de résurgence, cela ne veut pas dire que le mouvement de résurgence ne serait pas de la résistance. Bien évidemment ce n’est pas de ça dont il s’agit. C’est simplement pour essayer de faire une distinction entre ce qu’on a appelé les nouvelles enclosures, les « clôturages nouveaux », qui sont liés au néo-libéralisme, pour qui tout ce qui est dénué de propriétaire est voué à disparaître, même si c’est reconnu, c’est voué à disparaître, et là vous trouvez les connaissances scientifiques, peu à peu mises sous le droit d’un propriétaire. Vous avez ça et les commons résurgents.

Résistances

Je vais commencer par les résistants puisque j’en parlerai plus tellement ensuite. Le résistant c’est par exemple le processus de mise sous brevet qui est lié à ce qu’on peut appeler l’économie de la connaissance, l’inno­vation. Finalement tout est innovation, voyez le vivant, etc, c’est de plus en plus pris dans une énorme partie du travail subventionné dans le privé et mis sous brevet. On invite tout univer­si­taire un peu innovant à fonder sa start-up. Quand il fonde sa start-up, il prend un brevet, souvent son avenir. Si il réussit, c’est de vendre son brevet à une multinationale. Donc l’idée de droit de propriété, de jeu sur la propri­été et de recherche scientifique, fait que les liens sont de plus en plus étroits. Et ça veut dire que effecti­vement la lutte de certains, et tout le monde a entendu parler de la lutte des informaticiens qui ont créé Linux, qui ont joué le droit contre le droit, en utilisant le titre de propriétaire pour protéger, ce qu’ils faisaient, d’autres appropriations, pour que toute person­ne qui emploie leur programme et le modifie, et bien si elle emploie leur programme elle tombe sous le même droit de non- appropriabilité. Et, donc ils ont créé des lignées résistantes à l’appropriation. Ça, s’est joué le droit contre le droit. En tant que propri­étaires ils avaient le droit d’édicter des conditions à l’utilisation. Ils luttaient contre ce qu’ils voyaient comme l’ap­pro­priation d’un langage et aussi la destruction de leur capacité à collabo­rer. Parce que si on peut plus utiliser le double clic par exemple alors tout le monde est paralysé et les collabora­tions qui sont très précieuses entre elles sont détruites.

On peut dire que c’est un nouveau type d’enclosure et l’une des caractéris­tiques de ce nouveau type c’est que la résistance contre lui bénéficie d’un milieu pour qui, y compris les juristes, l’idée que l’information est un bien commun qui doit pouvoir être partagé est encore très forte. Même pour les scientifiques, sauf pour les plus conver­tis, l’idée de breveter une avan­cée du savoir fait mal, donc il y a toute une sympathie, il y a toute une plausibilité, à la fois juridique et culturelle dans la résistance à cette appropriation de ce qui auparavant était une généralisation sous forme d’appropriation de ce qui jusque-là était vu pour récompense, comme avec l’écrivain par exemple. On peut dire ce qu’on veut des droits d’auteur, mais ça n’a jamais été pour bloquer l’utilisation d’un livre par qui que ce soit, c’était pour leur permettre de vivre en écrivant. Nous avons là un processus actif, mais dans un milieu susceptible de dire « non c’est trop » et de soutenir, y compris parmi les juristes, toutes les possibilités d’utiliser ce qui existe encore en droit et qui se souvient de cette libre circulation d’information. Pour rendre possible ce que les informaticiens ont inventé, qui l’ont fait avec l’aide de juristes tout à fait collaborants et très heureux d’utili­ser l’inventivité du droit pour ouvrir une piste qui échappe à l’appropria­tion. Bon ça, c’est les commons résistants.

Et ils résistent pourquoi ? Un peu dans une optique optimiste sur ce qui s’est passé en Belgique, en France et ailleurs sous l’occupation nazie, mais une bonne partie de la population est favorable à la résistance même si elle participe pas, elle va donner un coup de main, certes, on sait que tout n’a pas été si gentil que ça, mais enfin voila, on a employé le mot résistance parce qu’il résiste contre une pression actuelle qui détruit sous nos yeux ce qui allait de soi il y a encore vingt ans.

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Résurgences

Alors résurgence c’est un autre terme qu’on emploie beaucoup, qu’on a trouvé adéquat. C’est le retour, la revenue de quelque chose que l’on croyait disparu, qui était considéré comme disparu, qui avait été éradiqué. Les épidémiologistes parlent souvent de résurgence d’une souche virulente que l’on croyait avoir éradiquée ; elle revient, la tuberculose est de nouveau une menace, etc. Mais pour ce cas-là c’est plutôt négatif. Ce qu’on retient de résurgence c’est le lien à une opéra­tion d’éradication systématique de quelque chose et le fait que quand ça fait retour, ça fait retour dans un milieu qui s’est construit et inventé en tenant pour acquis cette disparition. Et c’est bien la situation du droit et du droit de propriété également. C’est qu’ils n’ont pas de place pour le droit des commons résurgents, parce qu’il n’y a pas de mémoire active et plus de gens qui ont connu ça et qui rendent cette disparition sensible. Tout est bien dans le meilleur des mondes : que vien­nent faire ces commons ? Et pourtant ils renaissent un peu partout en anglo-saxonnie, notamment il y a tout un mouvement de retour des commons dont on s’est inspiré. Des historiens s’intéressent de plus en plus à l’histoire des commons. Vous avez probablement, certains d’entre vous, lu Caliban et la sorcière de Silvia Federici. Avec ce texte tout à coup une espèce de paysage se crée qui fait le lien entre cette résurgence dans nos pays où il a été éradiqué et l’éradication qui s’est produite lors de la colonisation et qui continue là-bas et contre lequel se lèvent – Est-ce résurgence ? Est-ce résistance ? – des peuples autochto­nes qui, eux, n’avaient jamais oublié et ont maintenus des pratiques que nous pouvons reconnaître comme commons.
Donc ça fait aussi partie de cette caractéristique de ce siècle, de ce millénaire même, qui est ce lien qui se créé dans certains pays, où ils existent encore, entre peuples autochtones et activistes d’aujourd’hui. Lien qui est extrême­ment fructueux au sens de quoi on distingue comment parler les uns avec les autres et comment se présenter sur un mode qui justement met à l’épreuve toutes les strates que nous portons qui font de nous des enfants de la modernité. Le retour des commons, nous pouvons le dire, fait partie de cette ré-entente mais pas seulement.

Donc les commons de résurgence dans un monde, qu’on y croit ou qu’on y croit pas, où il y a eu aussi une épuration anthropologique, c’est-à-dire qu’on a définit Homo, du moins en Europe et aux Etats-Unis, sur un mode universel, en le déshabillant de ce qu’on peut appeler la culture : « Oui, oui, la culture c’est bien, mais c’est quand il s’agit de peinture, de sculpture, etc. », futur patrimoine de l’huma­ni­té, oui ça c’est très bien, mais la culture au sens matériel et au sens sensoriel et social, ça, c’est quelque chose qui empêche d’unifier Homo, parce que pour atteindre l’homme universel il faut que quelque part cette culture-là disparaisse, il faut juste qu’il reste des peintres, des musiciens, et toute sorte de beaux arts. Les beaux-arts c’est très bien, ce sont des sup­pléments d’âme bien utiles, mais le vrai Homo unifié est l’homme de l’anti-commun par excellence. Pourquoi ? Parce qu’il doit d’abord être égoïste, ses intérêts priment, il ne doit pas faire attention aux conséquences parce que l’intéressent seuls ses propres intérêts, ici et maintenant dans les circonstances actuelles il ne doit pas faire attention. Il y a, ce que Bruno Latour appelle dans Face à Gaïa, le droit à la négli­gence, le droit à dire : « J’ai bien le droit de faire ça, et tant pis si d’autres payent les pots cassés, car mon droit c’est de faire ce que je veux faire, c’est ma liberté. » Cet individualisme qui nous atteint tous.

J’entendais parler à midi une jeune femme, de se sentir tout à coup attachée ; elle a abandonné ses toma­tes qui sont mortes cet été, mais d’autres auraient dit : « Tu rigoles ce ne sont que des tomates, enfin… » Mais non, les tomates méritaient ses soins. Elle a pas été à la hauteur et à présent elle sait qu’elle doit prendre ça en compte. Le droit à la négligence, on le voit dans les petits sourires de ceux qui disent : « Et bien vous vous dé­brouil­­le­rez sans moi », et ça c’est quelque chose qui atteint tous les milieux, sauf les milieux salariés qui n’ont pas droit à négliger leur contrat de travail bien évidem­ment.

Résister au droit à la négligence

Avec la résurgence de ce point de vue là il s’agit de revenir sur toute une série de manières d’être et de se penser et d’agir qui nous ont été inculquées comme faisant partie de la modernité : « Personne n’a rien à me dire. » C’est aussi une opération de réappropriation qui touche nos habitudes profondément ancrées et qui nous ont été inculquées et si on résiste à ça on suscite de petits sourires goguenards. Et c’est quelque chose qui permet de rapprocher ce qu’on appelle la résurgence des commons du diagnostic que Félix Guattari avait posé dans son livre Les trois écologies où il disait que nous sommes les héritiers d’un triple désastre écologique, l’écologie que l’on connaît, celle associée à la nature, mais aussi l’écologie collective, la capacité de produire ensemble des pensées nouvelles et l’écologie menta­le, individuelle et notamment ce « moi j’ai bien le droit » qui peut nous empoisonner. Ça veut pas dire que l’on a aucun droit mais cette fierté de dire « moi j’ai bien le droit de » nous permet d’empoisonner les situations sans problème. On connaît tous d’expérience des groupes où on essaie de décider de choses et que quelqu’un gâche la discussion en disant : « Mais moi j’ai bien le droit de m’exprimer. »
Mais résister à ça est compliqué parce qu’on est tellement habitué à ça qu’on a du mal à dire à quelqu’un : « Non, tu n’as pas le droit de foutre en l’air ce qui nous réunit. » On a pas le droit de faire primer sur la liberté individuelle de s’expri­mer quelque chose qui est peut-être plus important et qu’on réussisse à faire quelque chose ensemble. Donc c’est un peu ça que la résurgence des commons demande. C’est non pas, que le bien du tout prévaut sur le bien des individus. C’est pas ça : c’est la culture de la négociation. Quelles sont les manières de faire qui nous permettent d’agir ensemble ? Et celles qui font que dans l’enthousiasme du début ça ira, mais que dès que d’autres sollicitations se feront sentir ça tombera en déshérence ? Droit de négliger ce que pourtant on a porté de ces espoirs. Donc voilà pourquoi on appelle ça résurgence. C’est que le paysage est dangereux et empoisonnant tant du point de vue légal avec la primauté du droit de propriété, de la liberté de faire pour chacun ce qui n’est pas interdit, que du point de vue aussi de l’écologie individuelle : on pourrait dire de cet Homo que même si on le crache il nous a été bel est bien infecté, très souvent.

Interdépendance et êtres ferraux

Ce qui veut dire toujours que ce soit du point de vue des personnes ou du droit : destruction ou non valorisation des inter-dépendances, de ce qui fait que nous existons, que nous pensons et que nous œuvrons les uns avec les autres, grâce aux autres. Inter-dépendances dont désormais les biologistes recon­nais­sent que c’est probablement, malgré la biologie moléculaire néo-darwinienne selon laquelle ce sont des lignées individuelles qui doivent être meilleures que les autres pour pouvoir survivre, l’une des clés de la diversité de la vie sur terre. D’ailleurs une des choses qui m’a vraiment frappé à la lecture du livre d’Anna Lowenhaupt Tsing – Le champi­gnon de la fin du monde – c’est qu’on apprend que sans les champignons il n’y aurait pas eu d’arbres. C’est le rapport entre champignon et arbre qui fait que les terres deviennent fertiles et permet ainsi que les arbres puissent pousser. C’est les champignons qui apportent des nutriments aux arbres qu’ils n’aurai­ent pas pu tirer des terres du début de la vie terrestre. Cette auteure a par ailleurs créé un mot qui a aussi un sens qui me paraît intéressant, quoique inquiétant, elle dit qu’une partie des végétaux et des animaux aujourd’hui sont une menace parce qu’ils sont « ferraux », « ferral ». Ferral est une catégorie d’organismes qui se sont échappés de modes de culture hors interaction avec d’autres organismes et donc quand ils s’échappent sans avoir besoin d’inter-dépendances ils peuvent saccager beaucoup de relations d’inter-dépendances parce qu’ils sont indem­nes par rapport à ça. Ils poussent n’importe oú et ils ne sont pas pris dans un tissu, j’aime pas le terme régulé, d’organismes qui poussent avec d’autres choses. Non, les ferraux poussent contre n’importe quoi, c’est pour ça que beaucoup d’algues et de plantes qui s’échappent des lieux, d’où on les produit, sont effectivement beaucoup plus dangereuses que leurs anciens cousins. On peut dire, d’une manière ou d’une autre, que nous avons tous une dose de ferralité en nous, dans le sens ou nous nous échappons de lieux où on a pas appris à prendre l’interdépendance comme une évidence, ce qui était le cas dans les populations autochtones et probable­ment dans les populations locales de chez nous jusqu’au moment des enclosures. On a besoin des uns des autres même si on se dispute, et il y a des moments où se mettre ensem­ble est une évidence.

Pour un droit des communings

Bon, résurgence des commons donc, une nouvelle culture, et quand je dis culture c’est pas des cours de morale, c’est des pratiques, c’est des cultures pratiques de coopération, d’inter-dépendance et c’est cela qui nous a intéressé par rapport aux commons résistants. La mémoire de cette culture pratique, entre scientifiques d’ailleurs, existe encore, mais elle est détruite à une vitesse accélérée, mais elle existe encore et, donc il y a moyen d’y puiser encore.

Alors j’en viens à la question, que je vais introduire de loin puisque Serge va en parler beaucoup plus [dans la seconde intrevention du séminaire], du droit aux communings. C’est une des grandes causes des mouvement des retours des commons en anglo-saxonnie qui savent très bien ce que je viens de vous dire. C’est-à-dire que si vous voulez voir la littérature à ce sujet vous n’allez pas seulement taper commons parce que vous tomberez sur tout et n’importe quoi mais vous devrez taper « commoners », ceux qui pratiquent le commoning, parce que là il y a cette idée qui réunit un certain type de littérature « no commoners without commoning ». Les pratiques de faire commun, ce sont ces pratiques qui ont été éradiquées.

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No commoners without communing

La question qui se pose souvent et que l’on a discuté dans l’article avec Serge Gutwirth c’est « sur quoi fonder un droit sur les communings ? ». Parce que justement le droit de propriété semble fermé, mais il faudrait un bon argument pour convain­cre les juristes de pas jouer aux Don Quichotte, qu’ils aient au moins quelque chose de quoi plaider et qui tienne aux yeux de leurs collègues. Et l’une des choses qui est proposé c’est l’idée que ça devrait être reconnu comme un droit humain au même sens que les autres droits humains, droit à se vêtir, droit à une éducation, etc. En plus dans une époque où tous ces droits deviennent de plus en plus formels, et très peu satisfaits ou honorés, on pourrait dire que le communing est une manière de réactiver tous les autres pour ceux que le communing concerne. Ce qui veut dire que dans ces pratiques d’inter-dépendances et de solidarité on trouve aussi des possibilités d’éducations, de se nourrir, etc. Que ce serait important pour tous. Vient aussi un éloge du commoners, de celui qui pense et agit comme un commoner, qui fait l’éloge inverse de l’homo economicus, c’est-à-dire de celui qui est un homme solitaire, alors que le commoner est un homme qui pense aux autres, bref c’est-à-dire la vertu du commoner et là on s’est dit : « Aïe ! On a pas trop envie d’aller par là. » Pourquoi ? Primo les anciens commoners n’étaient pas des modèles de vertu, ils savaient juste que c’était l’inter-dépendances ou on crève quoi. Enfin c’était pas par vertu, pas parce que c’était des bons qu’ils avaient ces pratiques-là, elles étaient nécessaires pour leur vie quotidienne et ils faisaient partie de ce qu’ils avaient toujours vu. Elles étaient donc aussi évidentes !

Le génératif, cet inconnu en qui on a confiance

Ici c’est vrai que les nouveaux com­moners en tant qu’ils sont résurgents, ne reviennent pas comme les anciens. Et rien de ce qui se fait ici, là ou il y a communing, là ou il y a faire commun, n’est évident, tout doit être réinventé. Mais il ne faut pas se dire nous en sommes capables parce que nous sommes bons, il faut plutôt dire que nous en sommes capables parce que ça nous rend vivants et intéressé. Intéressant par quoi nous travaillons bien évidemment. Et, donc on s’est dit, Serge et moi, peut-être que dans les commons résurgents où rien n’est évident, et qui ne fonctionnent pas comme les commons traditionnels, ceux qui fonctionnent comme sur des modes où la coutume était le principal guide, il s’agit de réinventer des coutumes, mais une coutume c’est pas censé se réinventer, c’est censé être hérité de façon immémoriale, etc.

On a donc choisi un terme qui est de plus en plus utilisé dans la littérature anglo-saxonne, et que j’ai vu chez un auteur qui nous a inspiré : Ugo Mattei, qui a écrit The Ecologie of Law, c’est là que je me suis mise à penser avec ce terme. Il l’emploie comme si c’était déjà évident. Nous on en a fait quelque chose qui devrait clignoter. Ce terme c’est « génératif ». Une pratique géné­ra­tive peut susciter d’autres possibles qui n’étaient pas explicite­ment inclus dedans au début, mais elle crée une sensibilité pour d’autres possibles. Et c’est bien ce que nous savons quand, par exemple, les commons contempo­rains essaient de se risquer et ne veulent pas s’enfermer dans une coutu­me qui donnerait une commu­nau­té fermée, une « gated communitie », où on veut conserver quelque chose. Non, on veut de nouvelles relations entre commoners, entre toute sorte de mouvements résistants, on veut que ça nous rende capable de chose dont on était pas aussi capable, ou en tous cas pas aussi joyeusement capable, sans ce communing qui nous réunit, sans ce truc qui fait qu’on y va ensemble, et on y va en ayant confiance dans les uns et les autres, etc.

La pratique générative contre l’enfermement sectaire

Donc, génératif c’est cette propriété de susciter la possibilité de choses qui n’étaient pas comprises dans le contrat de départ, qui devient possible, imaginable ou désirable dans la pratique même du communing parce qu’elle suscite des sensibilités, des imaginations, etc. C’est une des raisons pour laquelle on aime bien l’anglais qui dit commons en insistant sur le S du pluriel. On ne sait pas a priori ce que peut inclure un commons, c’est à lui de le découvrir justement dans la mesure où il est génératif. Et là, ça donnait cette idée : s’il y avait eu une décision, mais attention le caractère génératif c’est du commons pour autant qu’il continue, s’il se referme dans une espèce de tradition à protéger envers et contre tous avec les bons et les mauvais, etc, ça devient une secte, c’est-à-dire où dehors est mauvais et dedans on est les bons ou bien si il se défait, c’est-à-dire quand les capacités de prendre des décisions « bottom-up » se défont ; qu’est-ce que ça veut dire d’être inter-dépendant ? Qu’est-ce que cela empêche de faire ? Qu’est-ce que ça demande de faire ? C’est l’auto-gouvernance des commons. Les commons n’étaient jamais un lieu d’accès libre, ça demandait une acceptation, on y entrait pas comme dans un moulin. Ce n’est pas comme toutes ces choses qui gèrent le droit lorsque le droit ne connaît que la forme privée/fermée dans le genre : « Personne ne rentre sans ma permis­sion ou bien tout le monde peut faire ce qu’il veut. » Non ici il s’agit de com­mu­nau­tés qui réclament la capacité de faire régner un règlement intérieur avec sanction s’il faut. Ces commons-là se heurtent à l’État de droit, ils ne se heurtent pas seulement à la propriété privée mais aussi à l’État qui a seul le droit de sanction. Je me souviens d’un sujet à la télé où on voyait un chef Kanak, en Nouvelle-Calédonie. Suivant la bonne vieille tradition et dans une série d’autres, lui et d’autres, avaient secoué quelqu’un, mais ce n’était pas grave, qui avait été en infraction avec la coutume du coin et ce même chef passait en jugement : « Vous n’avez pas le droit de faire justice vous-même, c’est la République française qui fait la justice », mais malgré cela on sentait qu’il continuerait à pratiquer cette justice coutumière parce que c’était une question de vie ou de mort que de maintenir ce droit à l’inter-dépendance.
Ce génératif veut dire que nous ne savons pas de quoi un commons sera fait, comme tout à l’heure avec cette discussion à table avec l’exemple de la tomate. Oui les tomates, elles ont droit à notre attention, on peut pas plus les laisser tomber comme on ne peut laisser tomber les copains, en tous cas c’est un acte qui compte. C’est ça la générativité, c’est quand tout à coup une sensibilité dont on était pas doté au départ et bien la pratique vous en dote. Les commons ne cessent de se réorganiser autour des nouvelles sensibilités qu’ils ont permis de faire apparaître. L’idée du droit au com­muning tel qu’on l’imaginait c’est non pas un droit qui favorise les commons en tant que tel parce que cela voudrait dire que l’État demande un modèle et vient vérifier et qu’il y a des tas de fac-similés qui se produisent et qu’il faut enlever les imposteurs, c’est l’horreur des définitions juridiques auquelles on se conforme d’autant plus facilement qu’on a de bons avocats qui nous disent comment tricher. Non c’est un common qui tant qu’il existe et qu’il continue dans l’existence des commons a droit d’être protégé en tant qu’il est génératif, en tant qu’il ne cesse d’apprendre ce que c’est le commun, de composer le commun selon ce qu’il en apprend. Et ça voudrait dire effectivement que le droit cesse absolument de ressembler à une science.

Le droit comme ressource 

Disons que le droit continue à nous intéresser là-dedans parce que l’idée de non-droit n’est pas une idée. Si on fécondait les droits coutumiers, c’est une idée qu’aucune culture n’a jamais eu. Le non-droit c’est une idée violente en fait, qui sert d’ailleurs beaucoup aux adversaires. Quel est le droit qui conviendrait aux commons en tant qu’ils sont génératifs ? Ce qui effec­tive­ment dans ce cas fait que le droit abandonne sa figure de pseudo-science universelle. Si il y a inter­vention du droit, celui qui intervient en tant que juriste vient avec le souci de comment contribuer à cette cause que ce common continu. C’est donc la continuation du common qu’il s’agit de protéger, en apprenant sur les commons, c’est en entrant dans la matière vivante, sociale, des commons qui sont en difficultés, puisqu’il y a intervention juridique, qu’on peut être éventuellement pertinent. Il y a un exemple qui peut être intéressant c’est celui de la justice de voisinage : le juge de voisinage, il n’intervient pas en disant : « Dura lex, sed lex [La loi est dure mais c’est la loi]. » Sa première motivation c’est de ramener la paix, ce n’est pas de faire en sorte qu’une fois passée la justice, derrière elle tout est à feu et à sang, ce n’est pas ce pour quoi intervient le juge. Il y a ce type de droit-là, où justement le problème c’est de voir quels seraient les compromis qui seraient compatibles avec certains principes.

Bon il y a des choses avec lesquels on ne veut pas faire de compromis. Je rentrerai pas dans les détails de ça et je m’en fiche d’ailleurs. Ce qui est intéressant c’est que le droit à ce moment-là fait partie du milieu des commons, devient une des ressources auxquels des commoners peuvent s’adresser, s’ils n’arrivent plus à s’en sortir par leurs propres moyens. Ils peuvent le faire avec la confiance que celui qui vient, vient pour aider à ce qu’ils surmontent le problème en continuant dans leur apprentissage génératif.

Ramener le droit sur terre

Dans ce cas-là, contrairement au droit usuel, universel, il n’y a pas d’externa­lisa­tion des conséquences. L’un des grands triomphes du capitalisme, comme vous le savez, c’est l’externali­sa­tion des conséquences : compte comme profit ce que nous extrayons, et est passé aux pertes et profits les dégâts que cela engendre, que ce soit écologique, environnemental, social, etc, cela n’a pas de prix, pas de valeur marchande et c’est justement pour cela qu’on a pas besoin de le faire rentrer dans nos comptes. Ici ce serait donc un droit qui ne peut pas, pas plus que la justice de voisinage, externali­ser ses conséquences. Il ne s’agit pas que le droit passe, aveugle à ses conséquences. Ça veut dire qu’un État de droit où tout le monde est traité de manière équivalente, c’est-à-dire Monsanto comme le dernier des sans-domicile fixe, c’est pas le droit qui peut continuer comme seul évident. Et c’est l’imagination des juristes sur le fait que ce qu’ils pensaient comme une modernisation du droit compris comme universel, comme un devenir commun, comme une grande conquête de l’humanité où un justiciable vaut comme un autre justiciable, c’est par rapport à cela que les juristes doivent reprendre une imagination et quitter le : « Oui, on sait bien qu’entre Mon­san­to, Carlos Ghons et le dernier des SDF il y a tout de même une différence, mais l’important c’est qu’elle ne compte pas officiellement. » Et bien non, justement, l’important c’est qu’elle compte même si c’est pas officiel ! C’est quelque chose que j’aime bien chez Bruno Latour : ramener le droit sur terre, au lieu de l’envoyer dans le ciel des idées de l’égalité formelle. C’est en cela que la notion de résurgence nous rappelle l’hostilité de ce milieu qu’est le droit formel qui rêve dans les étoiles et écrase la terre.

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Glossaire des commons

(issu des conférences d’Isabelle Stengers et Serge Gutwirth prononcées à l’Espace Autogéré des Tanneries, le 26 janvier 2019) Source

Communs résistants et Commons résurgents

On parle beaucoup de « biens communs » aujourd’hui. L’expression recouvre beaucoup de choses différentes. On peut parler par exemple de bien commun comme synonyme de la catégorie « patrimoine de l’humanité ». Dans ce genre de cas, en général, ce qui se profile est une administration étatique. Il faut donc faire des distinctions qui permettent d’y voir plus clair.
On peut comprendre le terme « communs résistants » à partir de l’exemple de Linux. Des informaticiens se sont battus avec les outils du droit. Ils ont utilisé le titre de propriétaire pour empêcher d’autres appropriations (à but commercial). Toute personne qui utilise ou modifie Linux tombe sous le droit de non-appropriabilité. Personne ne peut s’approprier Linux. Il y a une utilisation du droit qui a pour but de défendre la libre circulation de l’information. Dans le milieu de la recherche scientifique, certaines personnes se battent pour préserver cette libre circulation. Cette pratique de résistance au brevetage généralisé est relativement consensuelle aujourd’hui.
Parlons maintenant des « commons résurgents ». Le terme résurgent a été choisi parce qu’il suggère que quelque chose fait retour dans un milieu qui tenait pour acquis (et même qui avait provoqué) sa disparition. Comme un virus, les commons que l’on croyait éradiqués dans nos contrées, font retour contre toute attente.
Le terme anglais de commons renvoie est préféré au français « communs » car celui-ci renvoie
S’il n’y a pas de place dans le droit pour les commons résurgents, c’est d’abord parce que le droit dominant a été construit en lien avec l’éradication des commons, mais également parce qu’il n’y a pas de mémoire active de ces commons. D’où l’utilité des travaux d’histoire en la matière, ainsi que les rapprochements avec les luttes autochtones, parce que les peuples indigènes ont gardé cette mémoire et peuvent nous aider à cheminer dans leur sens.
Le terme commons dont on parle quand on utilise l’expression « commons résurgents » est préféré à celui de « communs » en français, car il permet d’insister sur le fait que le commun dont il s’agit ne se limite pas à une ressource (morceau de terre ou contenu immatériel). Le commons inclut également dans sa définition :

  1. les « commoners » : c’est-à-dire des personnes qui constituent les communautés ou collectifs qui font vivre les commons,
  2. les pratiques concrètes de faire en commun qui sont inventées dans ces dynamiques de résurgence.

Culture de la négociation contre « droit à la négligence » et externalisation

Nous héritons d’une notion de l’ « homme » qui est en fait le fruit d’une épuration culturelle. Le vrai « homo » unifié et universel est l’homme de l’anti-commun par excellence. Il doit être égoïste et faire primer ses intérêts par rapport aux conséquences de ses actes. Sa liberté se définit donc essentiellement par un droit à la négligence ou une culture de la « négligence calculée ». En économie, on appelle externalisation, la pratique qui consiste à déployer des activités sans devoir rendre compte des conséquences sociales, culturelles, politiques et écologiques qu’elles pourraient avoir (les seules limites étant celles des réglementations concédées par l’État à la suite de troubles induits par les conséquences dévastatrices de telles activités).
Nous sommes tous atteints par cette individualisme. Il y a un « moi j’ai bien le droit » qui vient régulièrement empoisonner nos expériences collectives et peut tout gâcher. Il est très difficile de s’opposer à cette réclamation individuelle en disant à quelqu’un « non tu n’as pas le droit de foutre en l’air ce qui nous réunit ». Mais les commons résurgents exigent cette capacité de contrer le « droit à la négligence » y compris quand il se manifeste parmi nous. La question, ce n’est pas de faire prévaloir le commun sur les individus. Il s’agit plutôt d’élaborer une culture de la négociation qui est à la base de la capacité à penser comme un commoner. Chacun doit pouvoir exprimer des désaccords et des conflits dans la mesure où cette expression ne menace pas le commun en tant que tel.
Dans les termes de Félix Guattari, il y a trois écologies à soigner : l’écologie des milieux (celle associée à la « nature »), l’écologie collective (correspondant à la capacité de produire ensemble des pensées et des usages nouveaux), l’écologie mentale et individuelle.

Interdépendance contre Féralité

Les interdépendances sont reconnus par les biologistes comme la clé de la diversité de la vie sur terre. Les champignons par exemple sont nécessaires à l’existence des arbres. A l’inverse, « féral » est une des caractéristiques de la modernité. Sont « féraux » les organismes qui s’échappent d’un mode de culture « hors sol » et hors interactions et se mettent à saccager des milieux. Ayant été cultivé sans être pris dans des relations d’interdépendance, lorsqu’ils se répandent au dehors, ils poussent n’importe comment et deviennent envahissants au point d’être dangereux.
Nous avons tous une dose de féralité en nous.

Génératif contre extractif

Les commons résurgents cherchent à inventer de nouvelles relations (aux choses, aux êtres, etc.). La stabilité de ces nouvelles relations se traduit par une capacité à se donner des règles internes et à les faire respecter. Afin de ne pas tomber dans une logique conservatrice, les commons résurgents doivent toutefois prendre soin de la possibilité d’une réinvention continue des relations. Le terme de « génératif » permet de désigner cette faculté. Une pratique est générative lorsqu’elle peut susciter des possibles qui n’étaient pas explicitement inclus en elle dès le départ. Une pratique générative devrait être la source d’une sensibilité et d’une imagination orientées vers d’autres possibles. Elle devrait rendre capable d’inventer des rapports dont les commoners eux-mêmes n’étaient pas nécessairement capables auparavant. En anglais, le terme « commons » possède toujours un S qui fait signe vers la pluralité. On ne sait pas à l’avance ce que peut inclure un commons, c’est à lui de le découvrir dans la mesure où il est génératif. De ce point de vue, toute forme d’institutionnalisation d’un common—d’abord apparu dans les brèches du monde actuel—devrait être attentive aux moyens de préserver ce caractère génératif.
Le génératif se définit également par son opposition à l’extractif. Le droit dominant est extractif dans la mesure où il arrache les cas qu’il doit juger à leur situation concrète pour les passer au crible de sources formelles qui préexistent abstraitement à ces situations. Serait à son tour génératif, un droit qui, au lieu de tirer les commons vers un idéal abstrait, contribuerait à soigner leur générativité. Selon un proverbe chinois, le fou tire sur la jeune pousse, alors que le sage se borne à sarcler autour.

Droit topique contre droit axiomatique
(voir en complément le document « à propos de notre rapport au droit »)

Le droit dans sa version « axiomatique » se définit comme un ensemble de règles et de normes. Selon cet aspect, il tire son autorité d’un ensemble de sources formelles (législation, doctrine, jurisprudence, coutumes, etc.). Son lien de subordination à la loi en fait le prolongement d’un projet de gouvernement. Le droit est l’instrument d’un pouvoir central et surplombant qui édicte des règles par rapport auxquelles des sanctions sont susceptibles d’être prononcées.
Dans sa version « topique », le droit se définit avant tout comme une pratique au contact des situations. Il est alors nécessairement inventif et créatif car il doit produire des solutions au cas par cas. Là où la confusion s’est installée, il permet l’instauration de décisions, l’imposition de trêves, la stabilisation de liens, et la production d’une sécurité juridique. Le droit topique est une pratique d’interprétation (plutôt que d’application) des sources à la lumière des faits qui demandent à être résolus.

Depuis les territoires en lutte, nous vivons entre deux pratiques juridiques : une pratique de réglementation interne—plus rarement formalisée que directement incarnée dans les instances de décision et de discussion (cette pratique ne se donne pas le nom de droit)—et une pratique stratégique qui consiste à faire un usage détourné du droit en tant qu’arme de l’adversaire dans le cadre d’un rapport de force avec lui.
Significativement, ces deux sortes de pratiques renvoient aux deux significations du droit que dégage Serge Gutwirth.
La proposition d’Isabelle Stengers et de Serge Gutwirth est intermédiaire. Elle pose la question : Quel est le droit qui conviendrait aux commons en tant qu’ils sont génératifs ?
Leur propos consiste à s’adresser aux juristes afin qu’ils envisagent leur pratique comme l’allié potentiel d’une continuation des commons plutôt que comme l’application d’une législation prédéfinie par le pouvoir. La justice de voisinage était un exemple de ce mode d’intervention juridique qui ne consiste pas à appliquer la loi mais à trouver des compromis qui respectent les principes d’existence des parties en présence.
L’enjeu est d’imaginer un droit qui fasse parti du milieu des commons et devienne une ressource à laquelle les commoners pourraient s’adresser.


L’avenir juridique s’ouvre au pied de biche

(Contribution pour les luttes territoriales face au droit, mars 2019) Source

« La propriété définie comme faculté d’habiter signifie d’abord le droit d’être inclus dans la communauté des habitants sans titre […]. »
Sarah Vanuxem, La propriété de la Terre, p75.

« Les biens communaux sont ceux à la propriété ou au produit desquels les habitants d’une ou plusieurs communes ont un droit acquis. »
Art 542 du Code civil (1804)

Le 26 janvier dernier une journée d’études co-organisée par des membres de l’assemblée de lutte des Lentillères et des membres du laboratoire Georges Chevrier de l’Université de Bourgogne se tenait à l’Espace autogéré des Tanneries. Baptisée « Résurgences communes », il y était question d’enrichir notre connaissance des usages du droit dans les luttes, en particulier lors des séquences de négociation avec le pouvoir, et de densifier collectivement notre imaginaire des formes d’appartenance à la terre. L’occasion également de s’interroger sur les enjeux juridiques de la résurgence contemporaine des communs.

Les luttes territoriales à l’épreuve du droit

Aux cours des dernières années, on a régulièrement entendu la catégorie policière « zone de non-droit » appliquée aux territoires en lutte contre l’expansion du capitalisme. L’expression permettait à la fois de justifier la brutalité du rétablissement de l’ordre étatique et d’occulter la diversité d’usages nouveaux et inventifs permis par la suspension des normes et des institutions. Par ailleurs, si elle est révélatrice du bouleversement en cours, l’idée d’une révocation du droit conventionnel rend aveugle sur les pratiques juridiques réels des mouvements de résistance ainsi que sur la production de normes immanentes aux situations d’autonomie.

D’un côté, on observe une utilisation stratégique du droit conventionnel : les luttes, en particulier celles contre les projets d’aménagement du territoire, établissent des rapports de force qui reposent partiellement mais essentiellement sur une capacité à freiner le camp adverse en le mettant en défaut sur le terrain juridique (par exemple en prouvant son incapacité à respecter les mesures de protection environnementale). D’un autre côté, on constate une invention originale de normes à la lisière du droit : les communautés en résistance se dotent de formes et d’énoncés leur permettant de s’organiser, de perdurer, de surmonter leurs conflits.

Ainsi après l’abandon du projet d’aéroport, l’enjeu pour la ZAD de Notre-Dame-des-Landes est devenu d’obtenir une forme de propriété collective des terres afin de pouvoir prolonger les usages révolutionnaires qui y étaient apparus. Pour l’autonomie en construction, la rencontre avec le droit conventionnel et la nécessité de le prendre en compte au vu du rapport de forces a ouvert une séquence de transition inédite. Comment faire de la normalisation, un nouvel épisode de la bataille pour l’autonomie plutôt qu’une mise au pas ? Comment parvenir à se défendre face au pouvoir territorial, en utilisant et en infléchissant le droit ? Comment inscrire l’obtention de jurisprudences favorables dans un mouvement de résistance généralisée ?

Le partage de la terre

Dans le cas des luttes territoriales, la notion d’autonomie prend un sens profond et originaire. Le terme nomos, qui passe pour être la racine grecque de notre concept de loi, désigne à l’origine la prise et le partage de la terre structurant une société. Dans « L’occupation du monde », l’historien Sylvain Piron revient sur le sens spécifique de cette capture du monde dans des catégories juridiques qui ont ensuite servi d’instrument à sa prise de contrôle par l’économie : « Ce droit de la prise de terre, inscrit dans les codes juridiques, a tenu une place déterminante à l’époque moderne dans la définition du principe de souveraineté territoriale et dans l’appropriation des terres du nouveau monde »1. Cependant, l’auteur montre comment des conflits territoriaux tels que la ZAD de Notre-Dame-des-Landes sont devenus le « lieu de cristallisation de l’affrontement entre deux conceptions de l’occupation ». Face à une occupation militaire faisant entrer une terre dans l’orbite d’un espace politique, soumis à un pouvoir central, l’occupation s’est a contrario révélée être un moyen de résistance physique face à un projet d’aménagement du territoire. L’« occupation de résistance » tend ensuite à développer une vision territoriale de l’espace à défendre, par la production de connaissances à propos de celui-ci et une mise en débat de son devenir. Elle favorise la résurgence de pratiques éradiquées parmi lesquelles l’usage collectif de la terre, l’auto-construction d’habitats, le soin accordé aux milieux … Une telle configuration se détache de la simple appropriation pour évoluer vers une attitude réflexive instituant par l’action un mode de relation particulier avec un territoire lui-même singulier. On voit ainsi s’affronter deux modes de liaison entre les êtres humains et le terrestre à la limite de l’incompatible : appartenance et appropriation, usage et propriété, coexistence et aménagement.

Si l’on considère alors que nos catégories juridiques sont informées par un mode de distribution de la terre (ou, à l’inverse, une manière de se distribuer sur la terre), on mesure à nouveau frais l’importance de la rupture induite par les zones arrachées au capitalisme et à l’État.

La propriété comme faculté d’habiter

Alors que la théorie de la propriété contemporaine consacre une relation d’exclusivité avec une part abstraite du globe, la propriété foncière apparaissant littéralement hors-sol, la juriste Sarah Vanuxem conçoit dans son ouvrage « La propriété de la terre » la propriété telle une relation d’habitation : « S’approprier un lieu consiste à le conformer à soi comme à se conformer à lui ; s’approprier une terre revient à se l’attribuer comme à se rendre propre à elle »2.

Contre la doctrine dominante, Vanuxem propose de sortir de la division classique du droit entre les choses et les personnes. Pour elle, les choses sont en quelque sorte des milieux, car on peut y séjourner, on peut y être accueilli. Cette idée bouleverse la notion de propriété en permettant d’entrevoir celle-ci non plus comme l’appropriation des choses, notamment la terre, par les humains, mais comme la dépendance de ces derniers vis-à-vis de ce qu’ils habitent.

L’auteure démontre ainsi que même dans le droit moderne, dans ses racines romaines et médiévales, la propriété est prise dans la communauté, les choses sont enracinées dans le commun. L’article 542 du Code civil français relatif aux biens communaux en est l’ultime vestige dans notre droit. Un vestige qu’il s’agit désormais de réinvestir de toute sa portée :

« Peut être ne faudrait-il pas opposer le droit coutumier des biens, empreint des réalités paysannes, au droit romain des biens, savante construction intellectuelle. Car loin d’être une construction détachée de la réalité des choses et, en ce sens, un édifice hors-sol, le droit romain pourrait être au plus près des choses ».

C’est de cette possibilité dont il est question à présent. Comment sortir de l’intérieur même de notre droit les outils juridiques pouvant se retourner contre le système actuel d’accaparement des terres ? Comment rompre avec la conception occidentale moderne pour repenser les rapports juridiques entre humains et non-humains ? Enfin, comment faire converger nos héritages juridiques avec les perspectives écologiques les plus radicales ?

Le droit comme expérience et comme pratique

On retrouve dans le discours marxiste une contradiction inhérente au droit : son indépendance ne saurait faire oublier le rôle historique qu’il joue pour masquer et légitimer une hégémonie de classe. Mais déjà, l’historien anglais E. P. Thompson bousculait les lignes dans son livre « La guerre des forêts » (1975) en réaffirmant l’intérêt consubstantiel qu’a le droit à ne pas se montrer trop visiblement injuste et partial :

« La condition première de l’efficacité du droit, dans sa fonction idéologique, est d’afficher son indépendance à l’égard de toute manipulation grossière, et donc de paraître juste. Il ne peut y parvenir sans affirmer sa propre logique et ses critères d’équité, c’est-à-dire sans être, à l’occasion, effectivement juste »3

Si Thompson n’ignore évidemment pas que le droit est avant tout une médiation destinée à légitimer les rapports sociaux fondés sur la dépossession et l’exploitation, il prend aussi acte du fait que les victimes d’enclosures ont parfois réussit à se défendre victorieusement devant les tribunaux. Plus récemment, Alèssi Dell’Umbria a relaté comment au Mexique plusieurs assemblées communales de l’Isthme de Tehuantepec en lutte contre des projets massifs d’éoliens se sont aussi faufilées sur le terrain miné du droit civil et ont organisé des journées d’autoformation juridique : « Toutes les communautés indigènes qui se défendent contre l’expropriation de leur territoire en font autant, ce qui ne les empêche en rien de mener des actions plus directes sur le terrain. »4 Au delà des débats sur la complémentarité des pratiques de lutte et la recherche d’une issue légale dans certains conflits, on retrouve l’idée – un peu oubliée – que le droit constitue moins un bloc figé de codes juridiques qu’un champ de bataille qui s’est historiquement construit par la confrontation de multiples sources (la doctrine, la jurisprudence, la coutume). Il nous faut à présent rompre avec ce réflexe qui considère le droit uniquement comme de la normativité. En réalité, le droit fait exister un « autre monde » : il fait exister juridiquement les choses qu’il saisit ; ce qui peut être le travail tant de juristes diplômés que de « profanes » ayant à le faire. Serge Gutwirth, invité lors de la journée d’études, est venu nous rappeler que « droit et norme ne coïncident pas ». En s’appuyant sur les travaux de Deleuze, il distingue « deux tonalités » du droit. La première (le droit « axiomatique » selon Deleuze) est un ensemble préexistant de règles et de normes contraignantes censées réguler la société. La seconde (qu’il nomme droit « topique ») produit des solutions à des cas à travers son propre régime d’énonciation et ses propres conditions. Ne retenir que l’acceptation normative du droit, cela revient à confondre droit et politique ; « la législation est l’aboutissement du politique – le processus législatif – et donc de toute autre chose que du droit »5. En revanche, insister sur la capacité « topique » du droit, c’est reconnaître le droit comme pratique irréductible et singulière ainsi que comme la capacité de produire des attachements stables et durables.

Pour l’historien Yan Thomas, la généalogie de la formation des catégories juridiques correspond à un processus de « stabilisation de l’exceptionnel ». Ne doit-on pas voir là une invitation à instituer par la pratique des formes alternatives d’appartenance à la terre et de propriété collective ?

Conclusion : Générer des communs

En s’intéressant à la résurgence des communs lors de cette journée, l’un des objectifs implicites était d’enrichir un imaginaire de la propriété collective à l’heure où va bientôt devoir se poser la question de la forme de pérennisation du quartier des Lentillères. Initialement opposée à la disparition des dernières terres maraîchères, la mobilisation affirme désormais l’existence d’un quartier libre dans la ville, qui se décline autour de manières d’habiter et de soigner un lieu singulier. Face à la prolifération d’un « droit à la négligence » qui caractérise nos sociétés libérales individualisées et qui ne cesse d’aggraver le désastre écologique, l’occupation d’une enclave agricole de 7 hectares lancée en 2010 s’inscrit dans un arc de luttes nombreuses, (rurales ou urbaines), dans lesquelles les friches abandonnées à la vacance foncière sont envisagées comme des opportunités pour expérimenter de nouvelles pratiques écologiques et agricoles.

La particularité fondamentale de ces expériences tient à la possible création de « communs » qu’elles génèrent. Loin de se réduire à des utopies isolées destinées à ne jamais dépasser la localité de leur existence, ces formes témoignent, contre les logiques extractivistes, de la possibilité d’une adéquation prospère entre les êtres humains et leurs milieux de vie.

Les communs sont traditionnellement définis comme les espaces et les ressources dont la gestion et l’usage sont partagées par les membres d’une communauté. Lors de la journée d’étude, Isabelle Stengers a rappelé que cette notion n’est pas simplement synonyme de libre accès : sans cesse, les « commoners » élaborent collectivement des règles visant à se protéger d’éventuels abus. Ils inventent des normes à visée interne en même temps qu’ils sont systématiquement confrontés à des phénomènes de saisie juridique externes.

Comment le droit, édifice qui a entériné systématiquement l’éradication des communs, pourrait-il être une arme pour accompagner leur résurgence ? Difficile problème que la philosophe belge, au lieu de livrer une réponse définitive, a tenté d’affronter en nous offrant quelques outils. Elle a par exemple souligné le caractère essentiellement « génératif » des communs. Génératif s’entend au sens où l’apparition d’un lien collectif et inclusif (sans appropriation fixe) avec un espace rend possible l’invention permanente de formes d’usages et d’appartenance à cet espace. Cet aspect génératif est souvent celui qui se perd lors des processus d’institutionnalisation : là où il y a avait une liberté d’invention, il y a désormais une structure qui ne peut plus que fonctionner selon des principes prédéfinis. La préservation du caractère génératif des communs est un critère permettant de s’orienter dans les processus de normalisation (qu’ils soient voulus ou imposés).

La capacité à s’affranchir de la légalité générale nourrit la force créatrice du quartier. Comment prolonger cette créativité tout en prenant acte de la nécessité, au vu du rapport de force, de protéger les lieux par un statut juridique ? Comment passer de la défense d’une zone libérée à la création d’une forme juridique de liaison entre lieux et personnes qui ne se soumettrait pas aux formes d’individualisation dominantes? Il semble possible aujourd’hui d’habiter la situation en modifiant la manière dont le pouvoir intervient à cet endroit. Un long travail de négociation politique sera probablement nécessaire afin d’instituer cette zone hors normes susceptible de contribuer à l’émergence des territoires libérés de demain. Ce travail suppose de considérer la négociation comme une technique de combat, dont on a pu voir, avec le cas de Notre-Dame-des-Landes, qu’il exige une préparation importante en amont.

Alors que l’élaboration du Plan local d’urbanisme intercommunal Habitat – Déplacements (PLUi – HD) de Dijon est en cours, il ne s’agit pas simplement de se battre pour réintégrer ces terres maraîchères dans un zonage agricole classique. Il pourrait se trouver des formes complexes capables d’entraîner un dézonage territorial qui protégerait l’habitat autant que les espaces cultivés.

Par le passé, l’inventivité juridique a trouvé des solutions qui transformaient l’objet d’un litige en sujet de droit. A nous de déceler les failles qui se cachent dans les rapports de force juridiques actuels, à l’image de l’article 542 du Code civil sur les biens communaux (exhumé par Sarah Vanuxem), tout en gardant en tête la problématique suivante : comment utiliser ces failles dans un contexte de capitalisme colonisateur par définition antagonique avec l’idée de commun ?

« Le droit peut être une arme efficace, écrit Sylvain Piron, mais uniquement s’il est servi par des combattants infatigables ».


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