Camille Louis
Entretien avec Camille Louis enregistré le 18 novembre 2013 à Mons, Belgique. Camille Louis. PortraitJe suis Camille Louis. Je suis philosophe. Je mène une thèse de philosophie et enseigne à l’Université Paris 8 en rapport avec mon travail de recherche qui s’intitule La recomposition de la politique dans la décomposition des politiques : conflictualité des dramaturgies politiques. Ce travail de recherche porte un questionnement sur comment l’ère que nous traversons, ère de crise et de désenchantement post moderne, n’arrête pas de signer la fin du politique comme la fin du commun. La fin du politique et la fin du commun se sont amalgamé dans cette reconfiguration là – et j’y reviendrai – dans cette ère là. J’essaie de voir comment il n’y a pas plus de crise qu’à une autre époque. Au-delà de cette thèse, je suis artiste, dramaturge et co-créatrice du collectif Kom.post. La Fabrique du communLa Fabrique du commun fait partie de ces différents outils inventés par le collectif Kom.post comme moyen de se saisir d’une réalité. Et pour moi, la Fabrique du commun consiste en l’invention d’un espace de dialogue, ce qui fait terriblement défaut aujourd’hui alors que nous sommes dans un temps de l’interactif. J’ai l’impression que l’on manque énormément de rencontres à l’endroit où nous sommes en fait le plus fragile. Je fais une grande différence entre ce qui est donné comme commun et ce qui est commun, c’est-à-dire ce dont on s’empare collectivement. Il s’agit de s’interroger sur la manière dont on s’empare des choses où l’on a choisi de prendre place et de prendre existence. Comment, ce que l’on pense être un acquis, ne l’est qu’à partir du moment où l’on se met à le travailler et où l’on fabrique ce qui nous le rend commun, à toi, à moi.
Je reprends souvent cette formule de Jacques Rancière : « l’appropriation d’un propre impropre ».
Une Fabrique du commun, à son lancement, pose une phrase, une rumeur, un slogan. Puis se produit un acte d’émancipation par la remise en question des mots. Il s’agit d’arrêter de prendre pour des vérités et de se demander à quel degré ils deviennent véritables pour nous, c’est-à-dire moteur de rapports de confiance avec l’autre et dans le monde dans lequel nous existons.
C’est l’annulation d’une propriété individuelle des choses. Ce n’est que par la confrontation avec des expériences autres d’une même chose que je peux moi aussi connaître mon propre rapport à la chose, sachant que pour qu’il me soit propre et spécifique, il se construit en dialogue avec l’autre. Sinon c’est juste solipsisme. Tandis que quand tu rentres en échange avec quelqu’un, tu vois à la fois un autre terrain que celui que tu connais, et tu réalises pourquoi le tien est le tien. C’est ce qui fait qu’à un moment, pour moi, je comprends que mon mode de connexion au monde est le langage. Et que pour d’autres ça va être le corps. Il s’agit alors de comprendre comment cela marche pour l’un et pour l’autre, et comment je peux me re-singulariser à l’intérieur de cela.
Singularité(s)Il s’agit d’interroger les notions commun/singularité et individu/société. Commun/singularité implique l’idée d’une construction organique ou dynamique des existences singulières. C’est parce qu’il y a existences singulières que se construisent rencontre et création de communs. Alors que les notions individu/société sont des concepts nés d’une construction qui est, selon moi, datée. À un moment, on a parlé de société avec à l’intérieur des individus pensés comme des atomes. Et à partir de là, on a pensé les relations sociales comme des relations de points à points. Alors que le rapport d’une singularité à un commun, c’est la phrase et son exemplification, pour reprendre Giorgio Agamben. Une phrase peut être la même phrase pour tous. Mais à chaque appropriation de cette phrase par un individu, celle-ci devient l’exemplification d’une phrase commune. Cette phrase fait alors apparaître le commun, parce que je la comprend, et en même temps une singularité, parce que celle-ci est dite avec une certaine voix et un certain corps. C’est toujours la relation entre les deux qui fait que et singulier et commun existent. C’est un rapport dynamique. Alors que dans les notions société/individu renvoie à la société civile et au contrat social, qui sont des idées, des illusions et des mythes. C’est pourquoi, il est extrêmement important pour moi de revenir à cet équilibre et cette vision dynamique qu’impliquent les notions de singulier et de commun.
PolitiqueIl s’agit de considérer le politique autrement que comme la politique des politiciens, et de revenir à ce qu’est le politique, c’est-à-dire pólis, l’être ensemble, l’exister ensemble, l’habiter en commun. La réflexion sur le politique renvoie à la notion de commun et à une interrogation sur ce qui est convoqué à l’intérieur.
L’enjeu réside précisément dans la réappropriation d’un mode d’existence politique en commun, au sein duquel les individus ont un droit de regard sur la façon dont ils votent, dont ils sont représentés, etc. Il ne s’agit pas qu’une nouvelle force communiste vienne s’emparer de la politique pour faire un État.
Il s’agit d’interroger les modalités de notre implication politique dans la perspective d’un mode d’être quotidien.
Même en faisant comme si cela n’existait pas, tu es de fait, dedans. Savoir que cela existe, et savoir comment tu gères et tu mesures ton rapport avec le politique, c’est encore une fois, une émancipation. Ce n’est pas quelque chose de l’ordre de la libération mais c’est être conscient des structures dans lesquelles tu es pris. C’est savoir que tu peux les tordre de l’intérieur.
CommunautéEn parlant de commun et de communauté, j’opposerais deux visions. (voir notes) Comm-Un, c’est essayer de chercher l’unité, en créant une communauté idéale. Et ça a été un peu le problème du passage du communisme marxiste au communisme stalinien. Le communisme, c’est justement réussir à déclassifier tout ce qui est classifié. On prend une figure qui n’existe pas, qui est le prolétaire, et qui est une sorte de puissance déclassifiante de tout. Et la mise en commun de ces puissances déclassifiantes va engendrer le communisme marxiste, constitué d’un État, c’est-à-dire une unité, avec un chef au sein d’un système centralisé. Pourtant, c’était l’inverse qui était recherché dans la philosophie du communisme.
ÉconomieIl est important de bien revenir à l’origine des mots, et d’observer comment l’on associe à ces mots des usages, des couleurs ou des modes d’être particuliers. Le terme économie provient du grec ancien oïkonomia, gestion de la maison, constitué de oikos, maison, et nomos, gérer, administrer.
Le dénominateur commun de l’économie actuelle est la monnaie. Par exemple, en Europe, notre dénominateur commun est l’Euro. Pourtant, ce dénominateur commun, créé de toute pièce à un moment donné, est une chose unique devenu le garant de toutes les disparités. Ce système rend équivalentes des situations qui sont, de fait, hétérogènes, et produit du conflit. C’est le cas de la Grèce, par exemple. On a, à un moment donné, appliqué à tous le même schème, sans prise en compte des économies nationales des uns et des autres et en créant des inégalités.
ÉgalitéÉgalité, au sens d’une exigence qui n’est jamais atteinte. Je me rends compte que, dans toute ma réflexion sur le commun, je suis très influencée par Jacques Rancière. Et l’exigence d’égalité est un leitmotiv chez Rancière.
Et dans ce contexte, égale signifie depuis une attention commune, et ne veut pas dire une équivalente. Par exemple, on peut regarder la Grèce et la France comme deux situations communes, non pas au sens où ce sont les mêmes, mais au sens où elles sont égales dans leur droit à permettre une vie digne pour leurs citoyens, pour les grecs ou pour les français.
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