Émeline Brulé
Entretien avec Émeline Brulé enregistré le 10 décembre 2013 à la Gaîté Lyrique, Paris. Émeline Brulé. PortraitJe suis designer d’interaction. Je fais de la recherche en design aux Arts Décoratifs de Paris. Auparavant, j’ai fait un Master Arts Sciences en Édition contemporaine. Biens communsJe pense que les communs se définissent surtout par opposition. Le commun est ce qui n’est pas privé. De ma même manière que le domaine public se définit par défaut, comme ce qui n’est pas sous copyright, les communs sont des espaces qui n’ont pas été légiférés ou ordonnancés.
Je pense également que la question de l’échelle est importante. À l’échelle d’un État, les choses ne peuvent pas bouger aussi vite qu’elles ne peuvent le faire à un niveau local, voire familiale. Il y plein d’échelles de communs, qui entrainent plein de définitions différentes. Biens communs et liens durablesLes communs, dans ma pratique, c’est faire un repas pour toutes les personnes qui se présentent à la porte.
La nourriture est un bon moyen de créer des liens. Faire l’expérience de rassembler des gens autour d’un dîner et d’une discussion dans un même lieu est un acte de création de communs. Expérience de repas partagésJ’ai passé 4 ans à Bruxelles. Le lundi soir, je faisais 200 à 300 crêpes. J’invitais des gens, qui en invitaient d’autres, et tout le monde se rencontrait dans mon salon. Consommation engagéeDu fait d’avoir vécu cette expérience des repas partagés, vous êtes-vous rapproché de mouvements qui travaillent la question du lien social par le vecteur de la nourriture ? Je fais partie d’une GASAP et d’une AMAP et donc plus globalement de tout un écosystème autour de la nourriture bio et locale. On s’échange des recettes. Je suis aussi assez proche d’une communauté végan, parce que de nouveau, il est très agréable de cuisiner avec des gens. CommunautésOn commence à se rendre compte que la société de consommation, telle qu’on l’a connue, ne fonctionne pas.
Mais si l’on prend l’exemple de la communauté de Wikipédia, on constate que tout le monde se connait. Et se n’est pas un mal, il faut aussi laisser le temps que les choses se fassent. Et par ailleurs Wikipédia constitue une forme de décloisonnement de par son processus de démocratisation de la connaissance. Le cas des communautés du web est également très éloquent à ce sujet. Il existe une forme d’exclusion par le web, du fait qu’une partie de la population n’y ait jamais été éduquée. Utopies localesComment on sort de ces effets de silos ? On réforme l’éducation. Pour réformer l’éducation, on réforme la société, et inversement. On s’en rend compte maintenant. Nous vivons dans un monde qui est ultra complexe. Il n’y a plus une seule utopie. un seul système, un rêve universel. Les idéaux de société globaux n’existent plus. Cela a l’avantage de favoriser le développement d’utopies locales. Mises bout à bout, ces utopies se renforcent. Je pense également qu’il est important de ne pas s’enfermer dans sa communauté et qu’il est nécessaire de s’investir dans d’autres domaines que ceux que l’on connait. Dans le champ de l’éducation, sans attendre de grandes réformes impossibles, une multitude de petites initiatives sont possibles. Par exemple, j’ai donné des cours sur des logiciels libres en école primaire. Ce n’est pas quelque chose d’évident, et pourtant cela permet d’aborder avec les jeunes ce qu’est le libre, un système d’exploitation, un ordinateur. Il s’agit surtout de montrer de quelle manière il est possible de s’approprier ses outils pour la création, pour ne plus être seulement consommateur. Des manifestesJe suis une grande admiratrice des utopies et j’aime beaucoup les lire.
À partir du moment où l’on fait un manifeste, on met en place uns système, qui s’inscrit dans une tradition, et qui peut très rapidement s’éloigner de l’esprit de base. À propos des manifestes, la dernière fois que l’on m’a demandé d’en faire un, j’ai fait un manifeste auto-généré, qui disait une phrase et son contraire de manière aléatoire. La question portait sur le statut du designer graphique. Au travers cet objet, mon intention était d’interroger la pertinence des lois et des codes que l’on met en place. Il s’agissait de proposer un manifeste dont le statut serait celui d’une base de réflexion plutôt que de grandes théories à appliquer. Cyborg Manifesto, Donna HarawayUn jour, j’ai découvert le Cyborg Manifesto de Donna Haraway. Cette découverte a radicalement changé ma vie. Donna Haraway y évoque le rapport entre les femmes et la technologie et interroge le corps augmenté par la technologie. Son questionnement, qui se situe bien avant l’arrivée du smartphone dorénavant omniprésent dans nos vies, porte sur l’impact des technologies sur la place de la femme dans la société. Elle interroge les modèles, en allant elle-même à l’encontre d’un modèle christianisé du bien, du mal et du péché originel. C’est un texte qui pose beaucoup plus de questions qu’il ne donne de réponses. Je vais avoir de quoi réfléchir pendant quelques années. RéseauxInternet est selon moi notre premier commun. C’est un espace où tout est faisable en très peu de temps. Nos potentiels sont effectivement augmentés, en terme de rencontre, d’accès à l’information. Internet permet de maintenir divers foyers. Pour ma part, j’ai un usage des réseaux sociaux élaboré pour lier les gens issus des différentes villes où j’ai habité et faire en sorte que, même si je n’ai pas eu le temps de prendre des nouvelles ou d’en donner, tout le monde ait accès la publication d’une trame narrative principale.
En écho au sujet de l’Utopie, se pose là cette question de la construction des mythes communs. Construire une vision du monde qui soit commune est très difficile parce que, si l’on fait un manifeste ou une loi, on se range à l’avis de la majorité. Ce n’est pas l’avis du peuple mais l’avis de la majorité, et ce n’est pas pareil. Comment fait-on le lien entre les deux ? Si je prends l’exemple de La Manif pour tous, je m’interroge. Si cela est représentatif de notre société, alors je n’ai pas particulièrement envie d’en faire partie. Dans Filter Bubble, Eli Pariser décrit un internet personnalisé, qui ne nous permettrait plus la confrontation avec d’autres points de vue que le notre de par un fonctionnement en silo. Il décrit un web au travers duquel on saurait toujours exactement sur quel site on navigue, sans risque de tomber, par sérendipité, sur des contenus qui ne seraient pas de notre bord. FoyerIl faut considérer l’individu dans le groupe et le groupe dans l’individu. Au travers la notion de foyer dont je parlais tout à l’heure, je souhaitais interroger la place de la famille. Comment se situe-t-on dans une généalogie ? Il y a un siècle, on a érigé un modèle de la famille nucléaire qui n’existait pas avant. On considérait autrefois qu’il faillait un village pour élever un enfant. Aujourd’hui, le modèle de la famille nucléaire doit évoluer car il ne correspond plus à la complexité des relations qui nous constituent. Il faut prendre en compte les beaux parents, les frères et soeurs rattachés, etc.
C’est se dire que l’on se constitue une famille au fur et à mesure de sa vie, qui n’est pas celle qui nous avait été donnée. Jeanette Winterson, auteure féministe anglaise, en parle très bien en posant la question suivante : pourquoi être heureux quand on peut être normal ? Dans un de ces ouvrages, elle explique son propre cheminement de vie en tant qu’un combat. Et clairement, cette notion de la famille comme glanée au fur et à mesure et n’étant pas pré-déterminée, est une vision de la famille pour laquelle, je le pense, une partie de notre génération se reconnait. ModèlesJe me considère comme une GenY. Je suis quelqu’un qui n’a plus un seul métier au sens strict, quelqu’un qui n’aura pas un parcours fixe et qui fait juste les choses comme les choses peuvent être faites. Pourquoi ? D’une part, parce que notre génération n’a pas vraiment le choix, et d’autre part parce que, pour la première fois, nous avons la possibilité de mettre en forme notre vie comme nous le voulons.
Et le paradoxe est que nous ne savons pas vraiment quoi faire de cette liberté dans un contexte de fort chômage, où les jeunes ne trouvent plus de travail.
Certains textes féministes, à l’heure actuelle, interrogent ces modèles. On a beaucoup parlé de ce qu’était la féminité, la femme. On a dit aux filles de notre génération qu’elles pouvaient vraiment tout faire, et effectivement, elles peuvent tout faire. Un enfant toute seule, des études, un travail, ou les trois en même temps. Acheter une maison, etc. Je ne dis pas qu’il n’y a plus de discrimination, malgré la majorité du genre féminin en terme de nombre de têtes.
Il faut les faire discuter entre eux. Mais je ne pense pas qu’il serait une bonne chose d’avoir de nouveau un seul modèle collectif. Chacun doit faire les choses à sa façon. Mais là, c’est probablement mon côté anarchiste qui parle. Crise(s)Crises. Quelles crises ? Nous traversons à priori une soi-disante crise économique, faisant la démonstration d’un système qui ne fonctionne pas. On en voit les effets, mais je pense que l’on ne se pose pas du tout les bonnes questions par rapport à cela. Quelque part, il s’agit d’une crise des modèles. Avec Internet, nous sommes en train de vivre l’Histoire. Et plus largement, nous sommes dans une période charnière de l’Histoire, à beaucoup de niveaux, en raison d’internet, de la crise d’un modèle économique, et du fait de fortes transformations géopolitiques.
ProjetsJe mène de nombreux workshops avec des enfants sur la culture numérique ou la robotique. Je souhaite les initier aux nouvelles technologies, particulièrement les filles, qui sont sensées jouer avec des Barbies et pas des Légo. Je travaille également beaucoup sur l’édition numérique, et notamment sur un outil open source qui soit dédié à l’édition numérique, sur plusieurs supports, de manière interopérable. Sur internet, nous ne lisons jamais de très longs textes. Cela est du à la mise en page, mais aussi à notre capacité d’attention, notamment au regard des réseaux sociaux. Aussi, je m’interroge sur la réinvention de la lecture et de l’archive au format numérique. Nous pouvons aller beaucoup plus loin qu’une simple transposition du papier, et un nouveau paradigme est à explorer. Je travaille aussi sur l’objet comme médiateur d’une relation interpersonnelle. Qu’est-ce que communiquer à distance via un objet signifie ? Comment est-ce que cet objet peut améliorer la communication ? Si je manipule l’objet que je possède et qu’il agit sur le même objet, appartenant à quelqu’un d’autre, alors je démontre une intention. Si l’on commence à manipuler cet objet, alors on engage une collaboration entre deux personnes dans deux espaces différents. Cette interaction permet de créer du débat, des compromis, sans même mobiliser la parole, et amène de la poésie par le mouvement. Je travaille également sur les processus de documentation, où comment représenter les données, et sur la téléprésence. Il s’agit d’interroger la manière dont on entretien du lien à distance, et dont on peut partager et raconter une partie de sa vie. C’est une vraie question de design. Je travaille également sur un jeu collaboratif, une web app, sur l’expérience esthétique, un magazine culturel de théâtre, et suis également rédactrice. |