Émeline Brulé

Entretien avec Émeline Brulé enregistré le 10 décembre 2013 à la Gaîté Lyrique, Paris.

Émeline Brulé. Portrait

Je suis designer d’interaction. Je fais de la recherche en design aux Arts Décoratifs de Paris. Auparavant, j’ai fait un Master Arts Sciences en Édition contemporaine.
J’ai beaucoup navigué, en Russie et en Europe notamment, dans différentes communautés. Mobile, je n’ai pas d’appartenance à un endroit précis.

Biens communs

Je pense que les communs se définissent surtout par opposition. Le commun est ce qui n’est pas privé.

De ma même manière que le domaine public se définit par défaut, comme ce qui n’est pas sous copyright, les communs sont des espaces qui n’ont pas été légiférés ou ordonnancés.
Les pâtures, les prés communs ou les territoires communs comme les communs sur internet sont des espaces interstitiels entre des domaines privés.
Je n’irai pas jusqu’à dire que les communs échappent à la loi, car l’on détermine aussi ce qui relève du bien commun comme ce qui est chargé de protéger l’État. Au sein des communs, on légifère, on met en place des règles et des lois, pour définir cet espace et de sorte que les droits des uns n’empiètent pas sur ceux des autres.

Cependant, je dirais qu’au travers l’Histoire, les communs sont des espaces qui échappent à des systématisations.

Les communs sont des zones d’autonomie temporaires, pour reprendre les termes de Hakim Bey, des espaces autonomes circonscrits dans le temps et géographiquement.

Les communs sont ce qui échappe aux corps constitués, et permettent d’en créer des nouveaux. Des espaces de liberté qui sont constitués par des communautés, et qui deviennent des communs. Internet en est un exemple.

Je pense également que la question de l’échelle est importante. À l’échelle d’un État, les choses ne peuvent pas bouger aussi vite qu’elles ne peuvent le faire à un niveau local, voire familiale. Il y plein d’échelles de communs, qui entrainent plein de définitions différentes.

Biens communs et liens durables

Les communs, dans ma pratique, c’est faire un repas pour toutes les personnes qui se présentent à la porte.

Pour moi, la définition du commun consisterait en créer des liens, entre des personnes, tenables sur le long terme.

La nourriture est un bon moyen de créer des liens. Faire l’expérience de rassembler des gens autour d’un dîner et d’une discussion dans un même lieu est un acte de création de communs.

Expérience de repas partagés

J’ai passé 4 ans à Bruxelles. Le lundi soir, je faisais 200 à 300 crêpes. J’invitais des gens, qui en invitaient d’autres, et tout le monde se rencontrait dans mon salon.
Au bout d’un certain nombre d’expériences en la matière, je développai plusieurs liens et amitiés, par ricochet. Des tas de choses se sont passées parce que ces gens gravitaient autour de cette expérience-là. Les conditions étaient mises en place, et à l’intérieur de ces conditions se trouvait un espace à investir.
Certains ont débuté des projets, d’autres ont commencé à écrire, et d’autres encore ont fabriqué des trucs, en développant des amitiés diverses.
Les repas partagé sont une bonne manière de créer du commun.

Consommation engagée

Du fait d’avoir vécu cette expérience des repas partagés, vous êtes-vous rapproché de mouvements qui travaillent la question du lien social par le vecteur de la nourriture ?

Je fais partie d’une GASAP et d’une AMAP et donc plus globalement de tout un écosystème autour de la nourriture bio et locale. On s’échange des recettes. Je suis aussi assez proche d’une communauté végan, parce que de nouveau, il est très agréable de cuisiner avec des gens.
Après, j’ai tendance à me méfier des communautés organisées. Aussi, ce n’est pas quelque chose que j’ai particulièrement recherché. Je fais les choses, mais je ne vais pas essayer de les théoriser, ou finalement d’en faire un système fermé. À partir du moment où on le ferme, ce n’est plus aussi intéressant.

Communautés

On commence à se rendre compte que la société de consommation, telle qu’on l’a connue, ne fonctionne pas.
Je suis aussi une très grande adepte du CouchSurfing, et j’ai rencontré un nombre de gens incroyable, en les hébergeant ou en voyageant. On peut former par ce biais des liens très forts, internationaux et durables.
Cependant, le fait est que, dans ces communautés, les gens sont en général très proches socialement, intellectuellement. On rencontre des gens qui nous ressemblent.

La limite de la communauté, telle que je la conçois, se situe précisément là, dans ce cloisonnement. Tout le monde est lié à tout le monde. Même en rencontrant des gens par ricochet et en étendant le réseau de connexions, malgré tout, nous restons dans une sphère qui est relativement limitée.

Mais si l’on prend l’exemple de la communauté de Wikipédia, on constate que tout le monde se connait. Et se n’est pas un mal, il faut aussi laisser le temps que les choses se fassent. Et par ailleurs Wikipédia constitue une forme de décloisonnement de par son processus de démocratisation de la connaissance. Le cas des communautés du web est également très éloquent à ce sujet. Il existe une forme d’exclusion par le web, du fait qu’une partie de la population n’y ait jamais été éduquée.
La limite de ce genre de système, je la poserais là.

Utopies locales

Comment on sort de ces effets de silos ?

On réforme l’éducation. Pour réformer l’éducation, on réforme la société, et inversement.

On s’en rend compte maintenant. Nous vivons dans un monde qui est ultra complexe. Il n’y a plus une seule utopie. un seul système, un rêve universel. Les idéaux de société globaux n’existent plus. Cela a l’avantage de favoriser le développement d’utopies locales. Mises bout à bout, ces utopies se renforcent.
Par exemple, j’espère que mon expérience à Bruxelles aura su essaimer et inspirer d’autres initiatives.

Je pense également qu’il est important de ne pas s’enfermer dans sa communauté et qu’il est nécessaire de s’investir dans d’autres domaines que ceux que l’on connait.

Dans le champ de l’éducation, sans attendre de grandes réformes impossibles, une multitude de petites initiatives sont possibles. Par exemple, j’ai donné des cours sur des logiciels libres en école primaire. Ce n’est pas quelque chose d’évident, et pourtant cela permet d’aborder avec les jeunes ce qu’est le libre, un système d’exploitation, un ordinateur. Il s’agit surtout de montrer de quelle manière il est possible de s’approprier ses outils pour la création, pour ne plus être seulement consommateur.
J’ai rencontré d’autres initiatives du même type : une institutrice qui fait monter des robots en Lego à ces élèves, sur le modèle des abeilles. Le travail doit se faire en collaboration pour faire fonctionner des robots qui discutent les uns avec les autres. Il existe également le CRI, Tous chercheurs, les MOOCS.

Des manifestes

Je suis une grande admiratrice des utopies et j’aime beaucoup les lire.

Cependant, je pense qu’à partir du moment où l’on crée une utopie, on crée un système fermé destiné à ne pas fonctionner. C’est la même chose avec les manifestes.

À partir du moment où l’on fait un manifeste, on met en place uns système, qui s’inscrit dans une tradition, et qui peut très rapidement s’éloigner de l’esprit de base.
Un manifeste peut avoir plusieurs statuts. Il peut être une simple déclaration ouverte au monde, sans être pour autant une contrainte.
Mais quand on me dit Code is law ou Code always win an argument, je ne peux pas être d’accord, car j’y vois une dérive non souhaitable vers l’autocratie voire même vers la technocratie.

À propos des manifestes, la dernière fois que l’on m’a demandé d’en faire un, j’ai fait un manifeste auto-généré, qui disait une phrase et son contraire de manière aléatoire. La question portait sur le statut du designer graphique. Au travers cet objet, mon intention était d’interroger la pertinence des lois et des codes que l’on met en place. Il s’agissait de proposer un manifeste dont le statut serait celui d’une base de réflexion plutôt que de grandes théories à appliquer.

Cyborg Manifesto, Donna Haraway

Un jour, j’ai découvert le Cyborg Manifesto de Donna Haraway. Cette découverte a radicalement changé ma vie. Donna Haraway y évoque le rapport entre les femmes et la technologie et interroge le corps augmenté par la technologie. Son questionnement, qui se situe bien avant l’arrivée du smartphone dorénavant omniprésent dans nos vies, porte sur l’impact des technologies sur la place de la femme dans la société. Elle interroge les modèles, en allant elle-même à l’encontre d’un modèle christianisé du bien, du mal et du péché originel. C’est un texte qui pose beaucoup plus de questions qu’il ne donne de réponses. Je vais avoir de quoi réfléchir pendant quelques années.

Réseaux

Internet est selon moi notre premier commun. C’est un espace où tout est faisable en très peu de temps. Nos potentiels sont effectivement augmentés, en terme de rencontre, d’accès à l’information. Internet permet de maintenir divers foyers.

Pour ma part, j’ai un usage des réseaux sociaux élaboré pour lier les gens issus des différentes villes où j’ai habité et faire en sorte que, même si je n’ai pas eu le temps de prendre des nouvelles ou d’en donner, tout le monde ait accès la publication d’une trame narrative principale.

Internet et les réseaux posent la problématique de la narration des communs et d’une vision du monde qui soit commune. 

En écho au sujet de l’Utopie, se pose là cette question de la construction des mythes communs. Construire une vision du monde qui soit commune est très difficile parce que, si l’on fait un manifeste ou une loi, on se range à l’avis de la majorité. Ce n’est pas l’avis du peuple mais l’avis de la majorité, et ce n’est pas pareil. Comment fait-on le lien entre les deux ?
Comment construit-on un projet en commun ? Comment construit-on une société ? Ces questions se posent à toutes les échelles, de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen à tout autre manifeste. Bien que ces textes ne fassent pas l’unanimité, ils sont posés, gravés dans la pierre, et on ne peut plus y échapper.
Mais cependant, peut-on toujours tout faire par compromis ? Qu’a-t-on le droit d’imposer ? Comment construit-on une société qui soit la plus en adéquation possible avec le maximum de personnes ? Que veut-on pour notre société ?

Si je prends l’exemple de La Manif pour tous, je m’interroge. Si cela est représentatif de notre société, alors je n’ai pas particulièrement envie d’en faire partie.
Comment dialogue-t-on ? Si les deux camps se braquent et ne se parlent plus, cela ne marche pas non plus. Se pose alors la question de la place publique, la question du débat.

Dans Filter Bubble, Eli Pariser décrit un internet personnalisé, qui ne nous permettrait plus la confrontation avec d’autres points de vue que le notre de par un fonctionnement en silo. Il décrit un web au travers duquel on saurait toujours exactement sur quel site on navigue, sans risque de tomber, par sérendipité, sur des contenus qui ne seraient pas de notre bord.
Si je ne suis pas tout à fait d’accord avec ce qui est dit dans ce livre, je trouve cependant son questionnement intéressant. Un autre exemple éloquent de ce web de la recommandation est le cas des États-Unis, où 75 % des gens accèdent aux sites d’information par le biais de Facebook. De la même manière, je crois qu’il existe des sites de rencontre avec un système sélectif par parti politique, et qui empêcherait les mélanges. Cela me fait un peu peur. Si l’on veut pouvoir construire une société en se confrontant à d’autres points de vue, par la discussion et en faisant des compromis, il est important de rester vigilants sur ces questions.

Foyer

Il faut considérer l’individu dans le groupe et le groupe dans l’individu. Au travers la notion de foyer dont je parlais tout à l’heure, je souhaitais interroger la place de la famille. Comment se situe-t-on dans une généalogie ? Il y a un siècle, on a érigé un modèle de la famille nucléaire qui n’existait pas avant. On considérait autrefois qu’il faillait un village pour élever un enfant.

Aujourd’hui, le modèle de la famille nucléaire doit évoluer car il ne correspond plus à la complexité des relations qui nous constituent. Il faut prendre en compte les beaux parents, les frères et soeurs rattachés, etc.

Comment définit-on un foyer, une filiation ? Pour notre génération, la famille n’est plus celle du sang mais les gens avec qui l’on développe des liens d’affection, et qui vont devenir notre famille au fil des années. Comment cette famille s’étend-elle et est-elle entretenue dans le temps ? C’est une question qui touche aux communs.

C’est se dire que l’on se constitue une famille au fur et à mesure de sa vie, qui n’est pas celle qui nous avait été donnée. Jeanette Winterson, auteure féministe anglaise, en parle très bien en posant la question suivante : pourquoi être heureux quand on peut être normal ? Dans un de ces ouvrages, elle explique son propre cheminement de vie en tant qu’un combat. Et clairement, cette notion de la famille comme glanée au fur et à mesure et n’étant pas pré-déterminée, est une vision de la famille pour laquelle, je le pense, une partie de notre génération se reconnait.

Modèles

Je me considère comme une GenY. Je suis quelqu’un qui n’a plus un seul métier au sens strict, quelqu’un qui n’aura pas un parcours fixe et qui fait juste les choses comme les choses peuvent être faites. Pourquoi ? D’une part, parce que notre génération n’a pas vraiment le choix, et d’autre part parce que, pour la première fois, nous avons la possibilité de mettre en forme notre vie comme nous le voulons.

Nous ne sommes pas obligé de suivre un modèle. Nous pouvons les mélanger. Nous n’avons jamais eu autant de potentialités ouvertes.

Et le paradoxe est que nous ne savons pas vraiment quoi faire de cette liberté dans un contexte de fort chômage, où les jeunes ne trouvent plus de travail.

Je crois aux utopies locales. Chacun fera à sa façon. Nous mixerons les méthodes et les influences et nous verrons ce que cela donne. De nouveaux modèles sont à construire.

Certains textes féministes, à l’heure actuelle, interrogent ces modèles. On a beaucoup parlé de ce qu’était la féminité, la femme. On a dit aux filles de notre génération qu’elles pouvaient vraiment tout faire, et effectivement, elles peuvent tout faire. Un enfant toute seule, des études, un travail, ou les trois en même temps. Acheter une maison, etc. Je ne dis pas qu’il n’y a plus de discrimination, malgré la majorité du genre féminin en terme de nombre de têtes.
Mais en même temps, nous ne nous sommes pas du tout posé la question de la masculinité. Et cela n’est pas forcément évident, dans une société qui a été patriarcale pendant des centaines d’années, voire des millénaires. Dans nos sociétés, il y a de moins en moins de travaux dures physiquement. Qu’érige-t-on alors comme modèles ? Sommes-nous obligés d’ériger des modèles ? Doivent-ils être aussi binaires ? Jusque-là, le modèle dominant était celui de la femme à la maison et l’homme au travail. Maintenant, nous n’avons plus réellement de modèles, ou alors nous en avons des centaines.

Et de mon point de vue, nous sommes dans un monde beaucoup trop complexe pour ériger un modèle collectif. Étant donné la diversité des modèles possibles, la difficulté réside dans leur articulation.

Il faut les faire discuter entre eux. Mais je ne pense pas qu’il serait une bonne chose d’avoir de nouveau un seul modèle collectif. Chacun doit faire les choses à sa façon. Mais là, c’est probablement mon côté anarchiste qui parle.

Crise(s)

Crises. Quelles crises ? Nous traversons à priori une soi-disante crise économique, faisant la démonstration d’un système qui ne fonctionne pas. On en voit les effets, mais je pense que l’on ne se pose pas du tout les bonnes questions par rapport à cela.
Si certains s’alarment du fait que nous ne puissions plus consommer comme avant, et bien moi, je m’en réjouie. Arrêtons ! La crise va avoir pour impact de redévelopper des solidarités. Aussi, il semble que cette crise puisse nous amener vers des choses plus intéressantes que ce que l’on connait maintenant.

Quelque part, il s’agit d’une crise des modèles. Avec Internet, nous sommes en train de vivre l’Histoire. Et plus largement, nous sommes dans une période charnière de l’Histoire, à beaucoup de niveaux, en raison d’internet, de la crise d’un modèle économique, et du fait de fortes transformations géopolitiques.

S’il faut parler aujourd’hui de crise, c’est pour interroger ce que l’on invente à partir de là, et ce que cela ouvre comme possibles.

Projets

Je mène de nombreux workshops avec des enfants sur la culture numérique ou la robotique. Je souhaite les initier aux nouvelles technologies, particulièrement les filles, qui sont sensées jouer avec des Barbies et pas des Légo.
Je pense qu’il est important de montrer aux filles qu’elles peuvent aussi avoir accès à l’électronique et pratiquer.

Je travaille également beaucoup sur l’édition numérique, et notamment sur un outil open source qui soit dédié à l’édition numérique, sur plusieurs supports, de manière interopérable. Sur internet, nous ne lisons jamais de très longs textes. Cela est du à la mise en page, mais aussi à notre capacité d’attention, notamment au regard des réseaux sociaux. Aussi, je m’interroge sur la réinvention de la lecture et de l’archive au format numérique. Nous pouvons aller beaucoup plus loin qu’une simple transposition du papier, et un nouveau paradigme est à explorer.

Je travaille aussi sur l’objet comme médiateur d’une relation interpersonnelle. Qu’est-ce que communiquer à distance via un objet signifie ? Comment est-ce que cet objet peut améliorer la communication ? Si je manipule l’objet que je possède et qu’il agit sur le même objet, appartenant à quelqu’un d’autre, alors je démontre une intention. Si l’on commence à manipuler cet objet, alors on engage une collaboration entre deux personnes dans deux espaces différents. Cette interaction permet de créer du débat, des compromis, sans même mobiliser la parole, et amène de la poésie par le mouvement.

Je travaille également sur les processus de documentation, où comment représenter les données, et sur la téléprésence. Il s’agit d’interroger la manière dont on entretien du lien à distance, et dont on peut partager et raconter une partie de sa vie. C’est une vraie question de design.
Le design ne pose pas uniquement des questions d’apparence et implique la conception de systèmes.

Je travaille également sur un jeu collaboratif, une web app, sur l’expérience esthétique, un magazine culturel de théâtre, et suis également rédactrice.
Enfin, je vais faire une exposition prochainement sur la représentation d’internet.

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