Alexandre Monnin
Entretien avec Alexandre Monnin enregistré le 21 août 2017 à la Ferme de la Mhotte par Rieul Techer et Sylvia Fredriksson. PortraitJe suis Alexandre Monnin. Je suis philosophe de formation. J’ai fait une thèse de philosophie, à l’Université Paris 1, qui portait sur la philosophie et l’architecture du web. De l’ai débuté en 2006 et terminé en 2013. Il y a dix ans, faire une thèse sur la philosophie du web était assez peu commun, et cela le reste aujourd’hui.
Depuis 2014, je suis chercheur chez INRIA, un institut d’informatique qui n’accueille normalement pas de philosophes. Cela fait suite à des années de collaboration avec cet institut, notamment dans le domaine du web sémantique où j’ai mené des projets important en France. À la fin du mois, je quitte INRIA après trois ans et je vais rejoindre l’École Supérieure de Commerce de Clermont Ferrand et Origens Medialab, un laboratoire de recherche hors fonction publique créé par Diego Landivar qui est également enseignant dans cette école de commerce. Origens Medialab s’intéresse notamment à ce qui se passe aujourd’hui en Amérique latine, ce qui peut être un horizon pour comprendre les communs. Nous nous intéressons en particuliers aux constitutions andines et bolivariennes, c’est-à-dire en Équateur et en Bolivie mais aussi ailleurs sur le continent. Nous nous appuyons sur des penseurs, des mouvements populaires, des mouvements indigénistes. Plus d’informations : DémarcheJe m’intéresse depuis quelques temps aux limites. Ayant été chercheur dans un grand institut de recherche français, bien doté et synonyme d’excellence, je peux mesurer en actes les limites de l’excellence à la française dans la recherche, et notamment le modèle de compétition, le modèle de financement de la recherche et ses limites. Je mobilise notamment cette notion de limite au regard de l’horizon qui est le nôtre, c’est-à-dire celui de l’anthropocène. Cette ère géologique nouvelle décrit une situation où l’activité humaine et notamment industrielle entraîne un dérèglement, pas simplement du climat mais des conditions d’existence sur Terre. Ce dérèglement va aller en s’accélérant et peut mener à des situations extrêmement problématiques dans les années et décennies à venir. Nous avons changé globalement les conditions de vie sur Terre, et cela a des conséquences immédiates, et extrêmement forte. J’ai pu mesurer que cet horizon là n’était pas pris en considération par les chercheurs, qui ont une difficulté à le penser. J’ai tenté d’aborder ces questions pour essayer de réorienter certains programmes de recherche, en particulier dans le domaine de l’informatique – domaine où l’on continue à avoir des financements, et sur lequel la puissance publique entend s’appuyer afin de relancer la croissance, ou en tout cas d’assurer une certaine croissance et donc un certain niveau d’emploi. Nous avons des difficultés à penser les finalités de notre action.
Trop réfléchir revient à désobéir, parce que cela revient à réfléchir sur ses propres conditions de travail. Il se trouve que c’est quelque chose que les artistes ont l’habitude de faire, en tout cas depuis les années 50-60 avec l’art conceptuel et la critique institutionnelle. Il existe des espaces où l’on peut réfléchir à ses conditions de travail, à ses modes de financement, aux finalité de la commande et de toutes les conditions institutionnelles. Par contre, j’ai pu mesurer que, dans la recherche, n’existe pas véritablement d’espace pour mener une forme de critique institutionnelle. Alors que l’on en n’aurait, plus que jamais, besoin aujourd’hui. Donc, je me suis heurté à ces difficultés et j’ai finalement essayé de mener une action qui ressemblerait un peu à la critique institutionnelle (connue dans le champ artistique) dans le domaine de la recherche, qui n’était pas forcément mûr pour l’accueillir. Cela m’a amené à explorer d’autres voies pour mettre en œuvre ces projets. Pour moi, un des enjeux était justement de reprendre certaines postures et d’essayer de les apporter dans la recherche. Et par ailleurs, il s’agissait de continuer un mouvement que d’autres ont entamé, et qui consiste à importer, dans le domaine de l’art contemporain, la notion d’enquête. Cette notion est très importante en sciences sociales. C’est ce que certains, comme Bruno Latour avec l’École des Arts Politiques de SciencesPo – Programme d’Expérimentation en Arts Politiques (SPEAP) – ont essayé de faire. Il s’agissait donc de m’inscrire dans ce double mouvement, et d’aller chercher ailleurs les instruments, les pratiques et les horizons, peut-être parfois, dont on peut avoir besoin dans un domaine donné, parce que d’autres ont peut-être plus avancés sur certains points. Je pense que nous sommes à une époque où nous avons besoin de nous doter d’alliés. Et, pour ce faire, il est intéressant et important de sortir de son domaine, et d’aller voir d’autres Tout ce mouvement là, finalement, s’est concrétisé à l’occasion d’un projet que j’ai pu mener au sein d’un IDEX, entre janvier et septembre 2017, porté sur la question de la valeur et
Ce projet m’a amené à visiter des lieux intéressants, que l’on peut considérer comme des tiers-lieux, et en même temps des lieux qui peuvent excéder aussi cette définition.
Ces choses peuvent être négatives comme positives. Ce qui nous tient n’est pas toujours quelque chose de positif. On peut être tenu de fait par une histoire, un héritage, par des éléments difficiles à gérer. Nous sommes allés dans ces lieux pour tenter de comprendre leur fonctionnement, d’une part. Et d’autre part essayer de comprendre en quoi, en visitant cette variété de lieux, en voyant cette variété de pratiques, on pouvait là aussi tisser des liens, des réseaux d’alliés en faisant que ces lieux puissent s’inspirer les uns des autres. Artiste de la rechercheJe trouve intéressant de réfléchir à la notion d’artiste de recherche, c’est-à-dire d’articuler la recherche à une dimension de critique institutionnelle en questionnant les propres conditions d’exercice du chercheur. Dans ma thèse, je m’étais déjà intéressé à faire émerger une philosophie sans philosophe, hors de la discipline académique et de la philosophie traditionnelle, hors des livres. Il s’agissait d’étudier une philosophie de praticiens, de gens qui allaient produire des normes techniques, en se posant des questions philosophiques dans le cadre de leur travail au quotidien.
Ma démarche dans le domaine de l’art contemporain m’a permis d’expliciter davantage une critique des conditions d’exercice de la recherche, dans la continuité de la critique institutionnelle. Il s’agissait moins de me donner les moyens de critiquer que de me donner la permission de critiquer en transformant cette critique en quelque chose. Je pouvais déjà être critique vis-à-vis des conditions d’exercice de la recherche, mais sans forcément imaginer qu’il était possible d’en faire quelque chose. Mon expérience professionnelle dans le domaine de l’art contemporain m’a permis d’effectuer une espèce de saut, me mettant au contact d’une discipline et m’incitant à mon tour à me poser la question de savoir ce qu’il était possible de faire de ce questionnement. Par ailleurs, certaines sources théoriques, sur lesquelles je m’étais appuyé dans ma thèse et dans mon travail dans le champ de l’art contemporain, étaient des approches qui hybridaient les sciences sociales et la philosophie. Je pense aux travaux de Bruno Latour, d’Antoine Hennion et bien d’autres. Ces travaux m’ont beaucoup influencé. J’avais notamment, pendant trois ans, participé au séminaire autour d’Antoine Hennion à l’École des Mines, où l’on essayait de repenser les sciences sociales et la philosophie hors de leur posture institutionnelle classique, mais en dépassant aussi d’autres postures qui essaient d’aller plus loin, comme par exemple la recherche-action (qui ne parvient pas à transcender les deux termes qu’elle accole). Il s’agissait de trouver une posture qui sortent des apories, et d’un certain rapport au savoir que peuvent nourrir les sciences sociales.
De ma thèse à mes activités actuelles, existe une sorte de trait, que j’ai essayé de prolonger. Une ligne, qui n’est peut-être pas forcément visible de l’extérieur, mais qui est pour moi tout à fait évidente, et qui m’amène à questionner de nouveaux formats pour la recherche et pour l’art. Je fais le constat que la recherche contemporaine et l’art contemporain rencontrent approximativement les mêmes problèmes. La question de l’autonomie est un problème dans les deux cas. Les chercheurs comme les artistes luttent pour leur autonomie. Mais c’est en même temps un facteur d’enfermement et une limite très nette à leur horizon. La question des financements par projets est, pour l’art comme pour la recherche, extrêmement problématique. On est censé avoir trouvé ce que l’on cherche avant même de l’avoir cherché. J’ai essayé de trouver des réponses aux problèmes que l’on rencontre dans les deux domaines. En ce sens, nous conduisons avec Diego Landivar un projet qui articule justement Arts et Sciences en s’inspirant des Nouveaux Commanditaires. Ce projet doit permettre à des publics – qui affrontent un problème, une controverse socio-technique – de formuler ce problème avec l’intervention d’artistes. L’enjeu, pour ces commanditaires, consiste à être ensuite en capacité de passer commande, soit d’une oeuvre d’art dont ce public a besoin, soit de s’adresser à des Nouveau Commanditaires des sciences – qui peuvent les orienter vers le dépôt d’un projet de recherche classique ou imaginer nouvelles modalités pour la recherche, associée à de nouvelles modalités de financements (à la manière de ces nouvelles sciences impliqués qui dépendent de deux laboratoires, qui ne sont plus forcément des laboratoires publics mais d’autres formes de collectifs). Il s’agit de développer des formes singulières de coopération entre l’enquêteur et l’enquêté, en repensant les formats de la recherche et en s’appuyant sur le travail de certains artistes – qui travaillent des situations où qui œuvre à l’explicitation des infrastructures . En reformulant par l’art la problématique d’un collectif, la démarche facilite la collaboration avec des chercheurs. Nous essayons de transposer le modèle des Nouveaux Commanditaires au domaine de la Recherche en train de se faire.
InfrastructurePar définition, en sciences sociales, les infrastructures sont ce que l’on ne voit pas.
Avoir une conception claire de ce que sont les infrastructures, c’est déjà une manière de s’emparer du commun et d’y tendre. AnthropocèneJe m’intéresse depuis maintenant 2 ans à la question de la fin du numérique. Même si cela peut surprendre, il s’agit de questionner l’avenir des technologies, et de fait, la fin potentielle et probable de celles-ci. Je m’intéresse à essayer d’amortir cette fin, d’une part en commençant déjà à y réfléchir, et d’autre part en cherchant des alternatives permettant de se donner les moyens d’arrêter d’utiliser partiellement ces technologies. Nous héritons de cela, nous ne pouvons pas nous en passer, mais cela ne va pas pouvoir durer. Alors que faisons-nous ? Comment essayons-nous finalement de fermer ces infrastructures dont nous sommes totalement dépendants aujourd’hui, mais qui ne sont pas durables ? C’est à mon sens un des enjeux des communs pour l’avenir Je prends l’exemple du collectif Bureau d’études, qui fait cohabiter dans ses cartographies des communs positifs et des communs négatifs. Sachant qu’il y a aussi des aspects négatifs dans les communs positifs et inversement. Par exemple, les centrales nucléaires apportent de l’énergie partiellement décarbonée. Et en même temps les communs positifs nous font nous heurter à tout un ensemble de situations où il faut par exemple exclure parfois ceux qui abusent ce des communs. C’est pourquoi la notion d’infrastructure permet de penser ensemble ces deux aspects. ValeurJe souhaiterais ici parler de valeur, non pas au sens de la valeur morale tel qu’on peut l’entendre habituellement. Pas uniquement non plus au sens de valeur marchande qui se traduit par la valeur d’échange. Il s’agirait plutôt ici de parler de valeurs, c’est-à-dire de quelque chose qui associe ces deux sens du mot valeur, et qui permette de les penser ensemble.
C’est-à-dire ce à quoi nous donnons de la valeur, ce que nous valorisons, et en même temps ce qui nous tient, c’est-à-dire ce dont on hérite, auquel on est attaché qu’on le veuille ou non. Nous sommes attachés à nos conditions d’existence, à nos infrastructures, même si elles sont négatives et qu’elles nous entraînent aussi parfois sur une pente dangereuse. Ce qui m’intéresse est de donner à voir la valeur produite par une institution à tous les niveaux. Et cette valeur est quelque chose d’invisible.
Cela peut tenir, par exemple, à la contribution des mères qui s’occupent des enfants – quelque chose qui ne serait pas forcément valorisé sur le mode d’un salaire – proposition qui rappelle plutôt des programmes d’extrême droite – mais par des formes de valorisation à inventer. Cette valeur est de fait produite par une activité – essentiellement féminine – et sans laquelle finalement d’autres activités ne pourraient pas se développer. Il s’agit de comprendre la valeur produite par une institution, une organisation ou un acteur, à tous les niveaux, et d’essayer de lui donner les moyens de la donner à voir.
L’idée est d’aller voir des institutions et d’essayer de comprendre la valeur qu’elles produisent, au-delà de ce qui est pris en compte lorsqu’on les évaluent.
ArtPour moi, l’art et le commun sont dans des situations intéressantes parce que l’art, finalement, essaie de témoigner d’une forme de singularité. On essaie de produire une singularité
Cette question m’intéresse à la croisée de deux projets. L’un que j’ai mené et l’autre auquel je me suis intéressé, et qui me conduit à un nouveau projet. Le premier projet est celui dont je me suis occupé pour les Fondation Galerie Lafayette. L’idée était de fabriquer une plateforme pour une fondation d’intérêt général d’art contemporain avec pour enjeu de donner à voir l’art contemporain hors des cadres habituels qui en font finalement un art très spéculatif, qui ne touche pas le grand public et qui concerne essentiellement des gens fortunés qui vont spéculer sur les œuvres. Cette critique habituelle de l’art contemporain n’est pas totalement injustifiée par ailleurs. Par ce projet, il s’agit d’aller voir plutôt la fabrique de l’art contemporain, en rentrant dans les discussions que les producteurs peuvent avoir – car la Fondation Galerie Lafayette est une fondation de production d’art contemporain, avant d’être une fondation qui expose des œuvres. Cette notion de production est très importante car dans le cadre de la production, il y a une discussion avec l’artiste sur ce qu’il fait. Dans ces discussions, il est possible de voir que tout ne se construit pas sans justification, de manière gratuite. Ce qui est produit par l’artiste est soumis à des critères d’évaluation où l’on discute de la direction que va prendre l’œuvre, de la direction où va l’artiste, et de la manière dont il sert l’œuvre qu’il va faire advenir. Et finalement, des jugements de valeur émergent de ces discussions. D’autre part, le fait de doter une fondation d’une archive, c’est l’obliger, finalement, à répondre de son action puisque cette archive va être en partie partagée avec le public. Une fondation a un privilège dans le sens où elle permet de défiscaliser. C’est pourquoi ce privilège se paye au prix de l’intérêt général qu’elle doit servir en contre-partie. Mon travail a consisté à essayer d’articuler spécificité et bien commun et à se mettre au service de l’intérêt général. C’est pour cela que je me suis inspiré des Nouveaux commanditaires, une initiative qui existe depuis plus de 25 ans maintenant. Cette initiative permet à des publics divers et variés, et qui rencontrent un problème, de passer commande d’une œuvre d’art pour transformer la situation dans laquelle ils sont. Il s’agit de faire intervenir un artiste pour produire une œuvre qui va contribuer à cette transformation, en appui du public et dans un dialogue suivi avec ce public. Cela permet de remettre l’art au cœur de la société, de lui redonner un sens et une finalité. Dans ce travail avec les Galeries Lafayette, je me suis largement inspiré des Nouveaux commanditaires pour essayer de penser des dispositifs et des protocoles permettant notamment de travailler avec des artistes qui, eux-même, non pas produisent des œuvres matérielles qui seraient ensuite vendues sur le marché de manière traditionnelle, mais plutôt des artistes qui travaillent sur des situations. Ces artistes travaillent à transformer des situations que rencontrent des publics, parce que, justement, ils sont des artistes et ont une capacité à agir hors des lignes classiques. Et finalement, ils ont une capacité à transformer des situations pour en faire advenir de nouvelles qui n’existeraient pas sans leur intervention. C’est ce décalage qui est la spécificité de leur travail. C’est ce que j’appelle « un art des situations », qu’il faut encourager. On parle parfois d’esthétique relationnelle ou de performance. Cette démarche va bien au-delà. Il s’agit de travailler avec des publics pour transformer leur réalité. J’ai rencontré quelques artistes qui travaillent sur ce mode là. Et c’est effectivement pour moi tout un enjeu de mettre en avant ce type de démarche où, dans ce cas précis, on ne se pose plus la question de la médiation, c’est-à-dire comment atteindre un public, car le public est déjà au cœur de l’œuvre. C’est le public qui rencontre un problème, qui est dans une situation de trouble, qui va amener un matériaux que l’artiste va travailler avec lui.
Je pense que, par ce type de pratiques, on a ici une opportunité très intéressante de repenser un art contemporain qui deviendrait un art des situations, sans abandonner pour autant le souci formel. Ces démarches déplacent les enjeux formels dans d’autres directions que celles que l’on a connu jusqu’à aujourd’hui. Pour moi, les Nouveaux commanditaires, initiative inventée par François Hers et qui est en-soi une œuvre d’art, peut réellement ouvrir des directions intéressantes pour nous permettre d’aller plus loin. C’est une articulation entre art et commun qui me parait tout à fait essentielle. IndividuationCe terme est utilisé en philosophie, soit pour penser la genèse d’un individu, soit pour penser le statut de quelque chose qui existe, quel qu’il soit. Et plus on étudie ces entités, plus celles-ci nous semblent étranges. Je pense par exemple aux plantes telles que les étudie Francis Hallé. Ce sont des êtres étranges, et plus du tout simplement des sous-animaux comme on les envisageait autrefois. Il s’agit d’une sorte de règne du vivant avec des capacités et des propriétés propres que l’on ne soupçonnaient pas auparavant. On peut évidemment repenser aussi à cette exclamation de Friedrich Nietzsche, disant : « je suis une forêt » (1), c’est-à-dire je ne suis pas un individu. En fait, je suis une forêt fabriquée par ses attachements, ce qui m’environne, et énormément de choses qui ne dépendent pas de moi, mais sans lesquelles je ne pourrais pas exister. À ce stade de la réflexion, on en revient à la fois à cette question des infrastructures, dont je parlais tout à l’heure, et aux attachements qui nous permettent de repenser les composantes du monde dans lequel nous vivons.
Cela peut nous permettre, encore une fois, de penser une économie nouvelle, des formes de vie nouvelles, un droit nouveau pour ces objets que l’on aura préalablement repensés. Je pense que c’est une étape fondamentale pour que le commun ne soit pas simplement une conception de la gouvernance partagée d’une ressource, sans que la ressource elle-même n’ait été repensée ou reproblématisée.
La pensée des communs aujourd’hui a besoin de cet effort-là. CoopérationAvec Manuel Boutet, sociologue à l’Université de Nice, spécialiste et connaisseur des jeux et des jeux vidéo, nous avons eu la chance de mener une expérience en étant invités au sein du Chelsea College of Arts. Nous avons eu la possibilité de jouer à Utopoly, une version détournée du Monopoly. Ce détournement initial des règles du Monopoly a pour objet de favoriser un travail sur les communs. Nous les avons nous-même partiellement détournées pour faire du Monopoly un instrument qui nous permette de visiter différent lieux. Nous avons par exemple joué au sein des Fondations Galerie Lafayette, pour aborder les questions d’intérêt général. Nous avons également joué à Islington Mill, un bed et breakfast mais aussi une résidence d’artistes à Salford, à côté de Manchester. Ce lieu héberge une initiative nommée Temporary Custodians, qui rappelle la démarche des Nouveaux commanditaires. Pour nous, ce jeu est devenu une sorte d’instrument nous permettant d’aller dans des organisations qui ne répondent pas aux règles habituelles, pour essayer de comprendre comment elles fonctionnent, s’articulent, produisent de la coopération et du commun. Nous nous intéressons en particulier aux valeurs dont témoignent les acteurs qui sont parties-prenantes des lieux. Cette expérimentation autour du jeu nous a réellement permis de faire apparaitre des points extrêmement intéressants pour comprendre ce qui se passe dans ces lieux d’exception. En fait, nous essayons de créer une sorte de bulle hors du quotidien. Un espace qui peut libérer la parole autour du jeu, pour faire une mise à plat des valeurs (au sens de « ce à quoi nous tenons, et ce qui nous tient »). Il s’agit de comprendre comment s’articule la coopération dans ces lieux et quel est leur horizon. Jusqu’ici, nous avons été assez ravis par les expériences que nous avons pu avoir. Nous faisons cela dans une perspective de chercheurs qui viennent, sans imposer un savoir, avec la motivation d’apprendre.
Dans la recherche publique, nous ne sommes pas du tout préoccupés par ces dimensions là. Il est très difficile de les exprimer de manière officielle. Nous venons pour apprendre et essayer, par notre petite contribution, de permettre à ces acteurs eux-même d’expliciter un savoir dont ils disposent déjà. Laboratoire d’écologie pirateNous sommes réunis à la Ferme de la Mhotte autour d’un laboratoire d’écologie pirate. Les designers du collectif Bureau d’études sont passés d’une démarche de représentation des structures de pouvoir et des communs par les moyens de la cartographie, vers une démarche de cartographie à l’échelle 1. C’est-à-die une mise en pratique de ce qu’ils avaient autrefois représenté. Maintenant, le collectif tente de se saisir de ces relations à l’échelle d’un territoire pour penser les liens entre humains et non-humains, les personnes, la coopération, etc. Il me semble que tout cela procède finalement – de la part de gens qui ont tenté de sortir des structures institutionnelles classiques de la Recherche publique, en identifiant les problèmes de ces structures – d’un effort de réinvention, à la fois d’un collectif, mais aussi de formes institutionnelles, en dehors de la recherche publique, pour penser des modalités pratiques de recherche adaptées à ces collectifs et à ces lieux alternatifs. Enquête Nous sommes quelques-uns, ici, à prendre le train en marche. Le groupe de travail du Laboratoire d’écologie pirate, déjà constitué, a dépassé l’étape de la discussion des principes de ce laboratoire d’écologie politique. Le groupe a actionné une mise en pratique, que je comprends comme le fait d’enquêter à l’échelle d’un territoire (autour de la ferme de la Mhotte). Pour ce groupe, il s’agit d’abord de comprendre ce qui a amené les gens qui habitent ce territoire à l’investir de la manière dont ils l’investissent, autour de la notion de communs et d’un ensemble d’éléments intéressants. Ensuite, il s’agit d’essayer de restituer l’enquête menée par ces personnes là, d’expliquer ce qui les a amené à adopter cette vie-là, à adopter ces pratiques, à venir ici plutôt qu’ailleurs. Pour s’emparer du territoire de manière sensible, il s’agit de puiser dans les ressources artistiques, à mi-chemin entre la science et l’art. Il s’agit de mobiliser du son et de réaliser des interviews, en changeant beaucoup les conditions de captation, en développant un art sonore également de manière à se rendre sensible à cette parole, qui peut être constituée d’une part d’humains mais aussi de sons émis par les non-humains, les animaux, etc.
Partage d’expériences Pour nous qui venons après coup, après plusieurs rencontres qui ont déjà eu lieu au préalable, nous sommes peut-être dans une difficulté à rentrer directement dans ces pratiques-là, parce que justement nous avons besoin d’avoir en tête les objectifs et finalités de ce laboratoire d’écologie pirate.
Tous et toutes mènent des projets assez expérimentaux. Nous avons besoin de partager des expériences, des protocoles, une aide concrète, et ce pourrait être l’étape suivante, qui permettrait à ce projet de s’inscrire dans un collectif un peu plus large que le collectif immédiat lié justement à un territoire.
Et peut-être le travail que nous avons fait avec Utopoly aurait cette vocation-là, c’est-à-dire permettre d’expliciter certains éléments qui autoriseront ces collectifs à prendre l’angle avec d’autres collectifs, parce que justement, ce travail d’explicitation aura été mené, et de ce fait, les éléments seront là pour se présenter auprès de ces autres collectifs. C’est cela aussi le sens du travail que l’on fait. et la raison pour laquelle nous sommes là aujourd’hui, même si l’on est tout à fait dans l’incertitude de savoir si l’on va pouvoir mener à bien cette démarche ou pas. (1) Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Un livre pour tous et pour personne. Traduction par Henri Albert. Société du Mercure de France, 1903 [sixième édition (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 9, pp. 150-154). |
Pingback: Communs et cartographie des réseaux | Note(s)
Pingback: Biens communs. Lexique | Note(s)
Pingback: [PODCAST] Technologie et anthropocène : quelle réponse face aux « communs négatifs » ? Alexandre Monnin - Les Communs d'Abord
Pingback: Séminaire #2 "Décoloniser les technologies : sobriété et autonomie numérique critique" - 25 novembre 2020 - CONUMM