Félix Tréguer

Entretien  avec Félix Tréguer enregistré le 20 août 2013 à Paris.

Félix Tréguer est doctorant en études politiques à l’EHESS et membre fondateur de l’association La Quadrature du Net. Il mène depuis 2011 une thèse relative aux enjeux démocratiques de la protection de la liberté d’expression sur Internet.

Félix Tréguer. Portrait

La Quadrature du Net

La Quadrature du Net est une organisation fondée par Jérémie Zimmermann, Christophe Espern, Philippe Aigrain, Gérald Sédrati-Dinet et Benjamin Sonntag, des activistes du logiciel libre, issus des milieux technophiles. Par ailleurs, Philippe Aigrain a un passé de militant des radios libres et s’est beaucoup intéressé, dans le cadre de ces travaux de recherche technique, aux questions d’accès à la culture et aux questions d’interface pour accéder aux biens culturels.
La Quadrature du Net s’est formée en 2008 pour défendre les libertés sur internet, dans l’idée de créer un mouvement citoyen qui puisse se mobiliser alors que Nicolas Sarkozy venait d’être élu avec un programme dont on savait qu’il allait être assez attentatoire aux libertés s’agissant d’internet. Il fallait donc créer un pôle de résistance et le formaliser. La Quadrature du Net se voulait un peu un parapluie pour pas mal d’activistes qui militaient sur ces sujets depuis quelques années, pour repartir de plus belle.
La Quadrature du Net se pense vraiment comme une caisse à outils citoyenne.
L’idée est avant tout de produire des analyses et des outils, analytiques ou techniques, pour faire en sorte que n’importe quel citoyen qui s’intéresse à ces questions puisse participer au débat politique et juridique qui se tient. Cela concerne tous les sujets qui touchent aux droits fondamentaux, à la démocratie et à internet.
Cela nous amène à développer beaucoup de réponses à des consultations de pouvoirs publics. On invite également les gens à s’en inspirer pour reproduire et envoyer la leur. On explique comment et pourquoi il est important de le faire.
On a développé des outils techniques, tels que le Piphone ou Political Memory.
Political Memory permet au gens de contacter aisément des élus au Parlement Européen, de savoir comment ils ont voté – en fait on suit leur vote sur les différents dossiers sur lesquels on se mobilise pour savoir si ils sont plutôt favorables aux libertés sur internet ou plutôt dangereux de ce point de vue. On les notes en fonction de cela, et c’est une interface qui permet de leur envoyer un mail ou de les appeler directement assez facilement.
Piphone est un autre outil construit sur Political Memory, lancé dans le cadre d’ACTA et qui permet aux gens d’appeler leurs députés européens pour leur expliquer pourquoi il fallait qu’il vote contre Acta. On proposait un argumentaire aux gens qui pouvaient s’en inspirer. Piphone permettait en cliquant sur un bouton de choisir un député de son pays ou d’ailleurs en Europe, pour l’appeler. L’outils était censé rendre un peu plus ludique ce type de participation citoyenne.
La Quadrature du Net se mobilise sur pas mal de sujets. Les sujets historiques sont le droit d’auteur et la loi Adopi, qui est le premier vrai gros sujet sur lequel elle a travaillé. Le second gros sujet est celui de la neutralité du net, le principe selon lequel les opérateurs et les fournisseurs d’accès à internet ne doivent pas discriminer les flux et les différents types de communication sur internet qu’ils acheminent, pour faire en sorte qu’internet reste une plateforme de communication égalitaire et ouverte. Le filtrage du net et tout ce qui attrait à la censure dans nos régimes, en France et au niveau Européen. Un autre gros dossier également est celui de la protection de la vie privée et des données personnelles sur internet.
Un ensemble de sujets ou l’on intervient à la fois pour sensibiliser les pouvoirs publics et faire de l’éducation auprès des élus, des médias et des journalistes,  et aussi pour permettre aux citoyens de mieux comprendre et déchiffrer les processus politiques et intervenir à leur tour.

Berkman Center

Le Berkman Center est un centre de recherche monté en 1995 à Havard par des juristes qui a pour visée de se poser la question de savoir comment on applique le droit traditionnel à cet objet aussi insaisissable et étrange du point de vue de la casuistique juridique qu’est internet.
C’est là où Lawrence Lessig, un des juristes pionniers de la culture libre et de la réflexion juridique liée à Internet, a travaillé à partir de 1995.
Jonathan L. ZittrainYochai Benkler, un des plus grands penseurs des biens communs à l’ère d’internet, y officie depuis 2006, auprès d’un ensemble de figures qui comptent vraiment pour la réflexion sur les biens communs et internet.
À l’origine, le Berkman Center était avant tout un repère de juristes. La structure a évoluée pour inclure des sociologues, des anthropologues et des activistes, de sorte à en faire un véritable centre multidisciplinaire. Ce qui est vraiment fascinant est de voir ces gens, aux profils et trajectoires variées, échanger dans une atmosphère assez informelle autour de différents projets de recherche sur lesquels travaillent. Ce lieu constitue un véritable espace pour l’échange et le débat, ce qui permet une cross-fertilisation des différentes réflexions qui s’y tiennent. Et pour cela c’est vraiment très stimulant.
Ce qui est intéressant aussi, et qui fait du Berkman Center une structure à part par rapport à d’autres organismes de recherche, c’est le concept de scholarship with impact, c’est-à-dire qu’ils ne se contentent pas de faire de la recherche universitaire pour les universitaires, mais ils souhaitent aussi que le produit de leurs réflexions et de leurs travaux aient une influence sur le débat public et la manière dont, en tant que société, on s’approprie cet outils internet. Ce qui devrait être à mon sens la démarche de tout chercheur et de tout universitaire et parfois, cette dimension est un peu sous estimée.
Il n’y a pas malheureusement l’équivalent de ce type de structure en France, même si dans d’autres pays européens, en Amérique du Sud et même en Asie, on en trouve, cela manque cruellement dans le paysage institutionnel français.

Les enjeux démocratiques de la protection de la liberté d’expression sur internet

J’ai engagé ma thèse sur les enjeux démocratiques de la protection de la liberté d’expression sur internet dans la continuité d’un Master en Droit des Médias réalisé à l’Université Panthéon-ASSAS.
Plusieurs mois après avoir commencé mes travaux, j’ai entrepris une analyse des décisions de Justice, au niveau français et européen, de manière à comprendre comment les juges appréhendaient internet, leur approche du droit des médias et l’application de celui-ci à internet. L’enjeu était aussi de comprendre quelle étaient la place faite à cet espace de communication dans la jurisprudence.
Bien que je sois juriste, mon intention était d’avoir une réflexion qui soit de l’ordre des Sciences Politiques, de l’Histoire, et d’essayer d’élargir un peu le spectre de mon analyse.

En 2010, alors que je commençais ma thèse, des événements comme le Printemps arabe, l’affaire WikiLeaks, ou encore l’affaire Snowden, événements qui allaient devenir significatifs dans mon travail, n’étaient pas encore advenus.

À cette époque, je partais du constat que l’état du débat public sur les questions de liberté et d’internet restait relativement modeste. Dans le champ universitaire, un ensemble de chercheurs travaillaient sur les mouvement sociaux et internet, sur la délibération et les consultations, sur les rapports entre institutions et citoyens sur internet. En revanche, des questions d’ordre politique liées à la régulation d’internet ou la protection d’internet en tant que bien commun, étaient très peu abordées, bien qu’elles soient portées par de nombreux mouvements, au sein desquels La Quadrature du Net s’inscrit.
Au même moment, je remarquais qu’aux États-Unis existait une alliance beaucoup plus naturelle entre les groupes de la société civile et les universitaires.
On peut observer une réelle symbiose entre des advocacy groups comme Public Knowledge, des associations de défense de l’intérêt public dans une démarche de lobbying citoyen, et des universitaires qui écrivent des articles et des livres mais qui mènent aussi des interventions publiques.
En France et en Europe, d’une manière générale, c’est beaucoup moins le cas, même si certains ponts existent tout de même. Dans le champ de la réflexion liée à la régulation d’internet, c’était assez modeste.

En arrivant dans mon projet de thèse, j’avais donc la volonté d’avoir une réflexion universitaire élargie sur la question de la régulation d’internet et de la liberté d’expression sur internet.

James Holston et le concept de citoyenneté insurrectionnelle.

Un an et demi après le début de ma thèse, la lecture d’un article de l’anthropologue américain qui James Holston a marqué un tournant dans mon travail. James Holston travaille sur les villes brésiliennes et développe le concept de citoyenneté insurrectionnelle.

Par citoyenneté insurrectionnelle, James Holston désigne l’ensemble des mobilisations qui, dans les villes brésiliennes, remettent en cause les conceptions établies de la citoyenneté.

James Holston part du constant que, depuis l’indépendance du Brésil au milieu du 19ème siècle, s’est mise en place dans le pays ce qu’il appelle une citoyenneté différenciée. On pourrait d’ailleurs aisément faire l’analogie avec la situation des démocraties européennes et même l’intégralité des régimes politiques.
D’un côté, Holston rappelle que tout le monde est censé être égal en droit. L’égalité des droits est aussi un principe de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Mais d’un autre côté, Holston fait le constat d’une citoyenneté différenciée dans les sens où les élites politiques ou économiques savent faire exercer leurs droits et les faire valoir, alors qu’une autre partie de la population, plus pauvre et marginalisée, se trouve au contraire, réprimée.

James Holston, en analysant l’Histoire des villes brésiliennes, montre comment à partir des années 70 et un peu avant, au moment où les villes brésiliennes s’industrialisent et deviennent des capitales du Brésil moderne, toute une partie de population arrive des zones rurales pour aller travailler comme ouvriers dans les villes.
Ces populations s’installent en périphérie des villes, dans ce qui va devenir les favelas. Ces populations occupent des terres sans titre de propriété. Ainsi naissent et se développent de véritables quartiers, en dehors de toute planification urbaine ou politiques urbaines de manière générale, sans aide ou appui des pouvoirs publics.

Dans ce contexte, James Holston analyse – et c’est cela qu’il appelle la citoyenneté insurrectionnelle – comment se mettent en place des mouvement sociaux, agissant aux frontières de la légalité, afin de revendiquer des droits de propriété sur les terres et plus largement des droits économiques, sociaux et politiques prévus par la constitution et dans les principes fondateurs de la démocratie brésilienne, mais dont ils estiment ne pas pouvoir bénéficier. Ces mouvements sociaux seront l’objet d’étude de Holston.

[…]

L’espace public est un concept développé dans les années 60 par le philosophe allemand Jürgen Habermas. Ce terme d’espace public démocratique désigne le débat public et plus globalement la société informationnelle dans laquelle s’inscrit notre pensée, et qui est un espace traditionnellement occupé par les médias.
Au travers ma thèse, j’essaie d’analyser comment des mouvements sociaux trouvent, au travers internet, un espace d’expression et comment, par ce biais, ces mouvements subvertissent la citoyenneté différenciée installée dans l’espace public démocratique. Or, j’observe que toute une partie du droit, de la communication et du droit des médias, construits depuis 200 ans, développent des logiques visant à exclure certains types de discours et d’énoncés de l’espace public.

Biens communs

Le bien commun, de mon point de vue, s’inscrit dans un triptyque État, marché et société. Le bien commun est un ensemble de ressources dont la gouvernance est entre les mains de la société civile, et donc pas de l’État et pas du marché, même si ces derniers peuvent y contribuer.

Démocratie

Le commun induit la démocratie, c’est-à-dire l’idée d’une procédure de gouvernance qui permette aux usagers d’un bien d’avoir leur mot à dire dans la manière dont il est géré.

Diffusion

Les biens communs informationnels induisent la notion de partage et la plus grande diffusion possible.

Écologie

Je m’intéresse à l’open hardware, et à des groupes comme Open Source Ecology. Le nouveau rapport du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) va sortir, et nous savons que nous allons au devant de difficultés d’ordre climatique assez importantes.

Comment rend-on pérennes, ou comment maintient-on à flot des sociétés complexes, technologiques, dépendantes d’un certain nombres de ressources et habituées aussi à un certain confort matériel – avec toutes les questions de liberté que cela impliquent ? Face à ce défi écologique, je pense que les biens communs sont une solution.

À propos de Philippe Aigrain

À propos de Yochai Benkler

À propos de Lawrence Lessig

À propos de Marcela Iacub

 

Pour aller plus loin :

Colloque DEL 2013. Journée Jeunes Chercheurs.
Les débats idéologiques et théoriques de la participation politique en ligne : Félix TREGUER. La citoyenneté insurrectionnelle sur Internet face à la démocratie représentative : contestation, résistance, désobéissance.

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