Valérie Peugeot
Entretien avec Valérie Peugeot, réalisé le 09 juillet 2013 à Paris. Valérie Peugeot est chercheuse à Orange Labs, en charge des questions de prospective au sein du laboratoire de sciences humaines et sociales. Présidente de l’association VECAM, Valérie Peugeot a rejoint en janvier 2013 le Conseil National du Numérique, en tant que vice-président. Valérie Peugeot. PortraitJ’ai trois grandes activités. Je travaille dans un Laboratoire de Sciences Humaines et Sociales qui fait partie de Orange Labs, c’est-à-dire le pôle recherche et développement du groupe Orange. Dans ce laboratoire, qui réunit sociologues, économistes, anthropologues, je m’occupe de prospective. Mon métier est de mener une veille pour capter ce qui est en train de changer dans la société au sens large, c’est-à-dire aussi bien les changements technologiques, économiques, politiques ou encore règlementaires. Il s’agit de voir comment, à court ou moyen terme, ces changements peuvent concerner et impacter un opérateur de télécom, et plus généralement le secteur de l’économie numérique dans lequel un opérateur télécom est évidement un opérateur important. Par ailleurs, je mène de longue date et de manière bénévole une seconde activité au sein de l’association VECAM. J’y étais autrefois salariée. VECAM a été crée en 1995 et fait partie de ce que l’on appelle l’internet citoyen. C’est une association qui se penche sur les transformations de la société liées au numérique, avec un point de vue citoyen. Enfin, pour troisième activité, j’ai rejoins le Conseil National du Numérique, qui est une instance qui conseille le Gouvernement sur un certain nombre de grandes questions numériques. Nous avons été, entre autres, saisi du sujet de l’inclusion numérique. C’est le sujet qui m’occupe actuellement. En effet, je coordonne un groupe de travail constitué de différents membres du Conseil National du Numérique pour rendre à la rentrée des recommandations au Gouvernement sur ce sujet. Valérie Peugeot. Fil rougeIl y a plusieurs fils rouges dans mes activités passées et présentes. D’abord, il y a toujours eu un intérêt pour la chose publique, pour l’intérêt général, pour les communs. Quand j’ai fait des études en Sciences Politiques, ces préoccupations m’habitaient évidement déjà. Mon second fil rouge, c’est la curiosité, c’est-à-dire se laisser porter au fur et à mesure des rencontres, des aventures humaines et intellectuelles qui traversent une vie et permettent la découverte de nouveaux horizons. S’il est vrai que j’ai beaucoup changé d’activités dans ma vie, à peu près tous les cinq ans en moyenne pour aborder de nouveaux rivages, au bout du compte, il y a une forme de cohérence. On peut voir la cohérence par le numérique, bien-sûr, mais ce n’est peut-être pas mon fil rouge principal. Moi je vois avant tout la cohérence dans un souci renouvelé de chercher comment changer la société pour la rendre plus habitable et plus humaine. VECAMValérie Peugeot, pouvez-vous nous présenter l’association VECAM ? VECAM réunit des figures intellectuelles comme Pierre Lévy, Joël de Rosnay, Paul Virilio, Alain Ambrosi au Canada, et toute une série de personnalités qui déjà à l’époque travaillaient sur ces questions. À l’époque, en marge du G7, ces personnalités organisèrent une rencontre qui déboucha sur un appel, qui elle-même donna naissance à l’association VECAM. Les principales idées de la plateforme VECAM à l’époque étaient les suivantes : ne pas penser qu’en Techno push, c’est-à dire essayer de faire en sorte que la technologie réponde aux besoins réels de la société et des citoyens, et non pas seulement aux projections que les industries pouvaient en faire. Se mettre à l’écoute des besoins de la population. Biens communsUne des particularités du mouvement des biens communs est que l’on ne se situe pas dans un dogme. Il n’existe pas une vision unique de ce que sont les biens communs. D’une part, tout est en train de se construire. D’autre part, comme le souligne Elinor Ostrom, Prix Nobel d’économie en 2009, il n’existe pas un modèle de communs, car ceux-ci se réinventent à chaque fois en fonction du contexte local, de ceux qui les portent, de la ressource à gérer, etc… Ce processus demande beaucoup plus d’efforts que d’appliquer un modèle tout fait.
Réseau francophone des biens communsDepuis sa création, VECAM, structure composée d’une dizaine de membres actifs, agit en réseau. Le fonctionnement de l’association doit contribuer à encourager les logiques coopératives pour faire mouvement avec les autres. VECAM s’est inscrite, au fil du temps, au sein de plusieurs réseaux, à l’échelle nationale ou internationale. Aujourd’hui, différents collectifs formels ou informels composent le Réseau francophone autour des biens communs. Des structures autour du logiciel libre, comme l’APRIL ou Parinux, très structurées et organisées. Plusieurs structures gravitant dans la sphère des documentalistes et des bibliothécaires comme le collectif informel et très actif SavoirsCom1, ou l’ADBS. L’Institut Momentum, qui travaille sur le développement durable, les logiques de décroissance et les biens communs globaux. L’enjeu de cette diversité est de montrer leur potentiel à se fédérer autour de problématiques communes, concernant les communautés numériques et non numériques.
Cette information peut être le code génétique d’une plante, le code d’un logiciel, le contenu d’une publication scientifique. Ces informations comme élément premier qui circule et sur lequel on se pose tous cette question de savoir comment les faire circuler, les partager, les donner à manipuler de manière à ce que cela ne soit pas l’objet d’une prédation par quelques uns, et que cela puisse servir les intérêts de destinataires finaux, que ce soit les malades du Sida, les paysans, ou les développeurs de logiciels. Amorcé en 2005, nous avons creusé le sillon amorcé autour du concept des biens communs, qui nous a paru particulièrement fertile.
Nous nous sommes emparés du concept de biens communs dans une période où l’on sent un énorme désarroi des citoyens par rapport à la politique, et cela dans un nombre de pays assez large. Même si les citoyens continuent d’avoir une appétence pour le politique, pour la vie de leur pays, de leur quartier. Il y a une sorte de grand écart. D’un côté, un épuisement face à l’action politique habituelle, les partis, les syndicats, les structures intermédiaires classiques. Et de l’autre côté, une envie, un besoin de faire bouger les choses, car depuis 2007 nous nous enfonçons chaque jour un peu plus dans une crise économique et financière qui croise une crise écologique, une crise qu’Edgar Morin qualifie de cvilisationnelle, culturelle. Cette crise multi-facettes, nous n’en sortirons que si une énergie collective se met en place, qui ne se contente pas d’attendre le marché, soit l’État.
C’est cette perspective là qu’offre à nos yeux les biens communs. Réseau international des biens communsVilles en Biens communs est une démarche initiée par la Ville de Brest et entre autre par Michel Briand, élu à la Ville de Brest et membre de VECAM. Cette mobilisation s’inscrit au sein d’un mouvement international des biens communs. Il y a eut précédemment deux rencontres à Berlin. La première s’est tenue en novembre 2010 et l’autre en mai 2013.
Structuration du réseau des Biens CommunsJe pense que le mouvement des biens communs a besoin aujourd’hui de fertilisation croisée avec d’autres univers qui se préoccupent de l’intérêt général. Je pense à l’économie sociale et solidaire, je pense au monde associatif. Événement Villes en Biens Communs. 2013Le Festival Villes en biens communs, c’est une multiplicité d’événements auto-organisés. Même si au départ, l’impulsion est venue de Brest et de Paris, aujourd’hui, elle se diffuse dans toute une série de villes comme Lyon, Nantes, Rennes, Bolbec, Ouagadougou. Et nous espérons voir demain d’autres villes et d’autres territoires, quelle que soit leur échelle, rentrer dans la dynamique. Les événements peuvent être de petite ampleur. Il n’est pas nécessaire qu’une série importante d’événements aient lieu pour rentrer dans le Festival. Dès qu’un collectif se reconnait dans cette dynamique des biens communs et a envie d’organiser quelque chose, celui-ci est encouragé à le faire. L’espace de coordination est notre site web, dans lequel chacun est libre d’y inscrire des événements. Enfin, bien que les initiatives soient autonomes des initiatives, nous espérons bien, à l’issue du Festival Villes en Biens Communs, capitaliser pour imaginer aller plus loin dans nos actions. Événement Villes en Biens Communs. 2013. Les publicsLa OuiShareFest, événement organisé par le collectif OuiShare, est une rencontre d’acteurs que je qualifierais presque de professionnelle. Bien qu’il y ait eu une journée ouverte au public, le centre de gravité reste tout de même constitué par les acteurs qui font l’économie collaborative. L’idée, avec Villes en biens communs, c’est pour les organisateurs de convoquer toute une série de collectifs qui ne travaillent pas forcément les uns avec les autres. Un des objectifs de la rencontre est de permettre à ces acteurs de se découvrir, de mieux se connaître, de construire d’autres initiatives communes. Dans les événements que l’on organise, l’objectif est de toucher un public beaucoup plus large, très diversifié. Par exemple, les cartoparties, pour apprendre à mettre de la donnée sur Open Street Map, les ateliers Wikipédia, ou les parcours en ville à la découverte des jardins partagés, sont des événements simples à monter mais qui peuvent toucher tous les âges et de toutes les générations. Par ailleurs, à l’occasion de Villes en biens communs, seront organisés des temps de colloques dédiés à la réflexion sur les communs, et notamment un forum ouvert autour de cette thématique. Ce sont des temps de travail pour interroger ce que nous apportent ou pas les communs dans notre volonté de transformation. Puissance publique
Je pense à l’eau, par exemple. On peut considérer que c’est un bien commun global. C’est une ressource rare à l’échelle de la planète. La communauté humaine a besoin de prendre en main cette ressource et de la protéger. Mais si l’on ne s’appuie pas sur des instruments qui s’appellent les services publics, on n’y arrivera pas. Dichotomie public/privéOn a besoin de travailler, dans certains cas, par alliance avec les acteurs publics. Et dans d’autres cas, les confrontations avec ces mêmes acteurs publics seront inévitables. En effet, on sait bien qu’il existe toute une série de sujets où, souvent, la puissance publique a tendance à détricoter du bien commun. C’est une tendance qui date depuis les années 80, et plus précisément depuis Margaret Thatcher et Donald Regan. Il y a donc aussi un travail d’affrontement à mener, contre les démarches des acteurs du marché et des acteurs publics, pour reconquérir ou protéger un certain nombre de biens communs.
ÉducationAujourd’hui, dans le monde de l’éducation au sens scolaire, il existe des initiatives comme les AMAP, des cours partagés par les professeurs qui commencent à être sur cette culture du partage. Dans l’éducation supérieure, il existe les MOOCs, cours massivement en ligne, ouverts, qui, au premier regard, participent aussi de cette logique de partage de contenus. Ce qui est compliqué, c’est que l’on est un peu entre Charybde et Scylla sur ces questions d’éducation et de formation. C’est pour cela que les interactions avec la sphère publique et les marchés sont très importants à regarder. Éducation et savoirs partagésDe toute évidence, le numérique transforme déjà et n’a pas fini de transformer les savoirs primaires dont nous aurons tous besoin tout au long de notre vie, en tant que travailleur, citoyen, habitant de la ville, etc.
Le terme n’est pas de moi, et c’est quelque chose dont nous débattons beaucoup au Conseil National du Numérique. La première de ces dimensions, très technique, concerne notre capacité à manipuler le code.
Il s’agit de comprendre ce qu’il se passe sous le capot de l’ordinateur. Par ailleurs, nous avons également besoin de comprendre les enjeux autour du numérique. Comment se construit l’économie du numérique ? Par exemple, aujourd’hui, les gens construisent une représentation complètement erronée de la gratuité. De même, le fonctionnement des marchés bifaces est complètement méconnu du grand public. Ou encore, la plupart des gens ignorent encore que les grands acteurs du web se rémunèrent sur les données personnelles.
Toutes les questions touchant à la vie privée, aux données personnelles en font partie, et pas seulement sur une approche défensive. Il faut cesser d’être dans un rapport défensif au numérique, posture qui enferme l’utilisateur dans une forme de passivité. L’enjeu est d’aider tous les citoyens à progresser en matière de décryptage. Enfin, troisième volet, au delà de la compréhension des enjeux, il s’agit de comprendre comment chacun peut mobiliser le numérique dans les différentes facettes de la vie, du travail, dans la vie privée, dans les activités bénévoles, dans la vie de citoyen.
C’est ce socle, constitué de ces trois sous-ensembles, qui font partie de cette culture du numérique qu’il sera nécessaire de transmettre aux générations montantes.
Selon la manière dont on va l’insérer dans les organisations, dans les réseaux sociaux, dans notre vie quotidienne, on va pouvoir en faire quelque chose d’intéressant, ou pas. C’est le cœur de ce qu’il va falloir mettre dans l’éducation. Après, aujourd’hui, nous voyons bien que se met en œuvre un déplacement des apprentissages. Par exemple, dans certaines expérimentations en Europe du Nord notamment, les élèves ont accès au web et à Wikipédia en particulier pendant leurs contrôles sur table. Ce qu’ils doivent apprendre n’est pas à empiler des savoirs, mais la capacité à les mobiliser, à pouvoir construire un regard critique et à réagencer une pensée à partir de ces savoirs. Je pense que c’est une rupture absolument déterminante. Il ne faut pas abandonner notre fonction mémorielle, ce serait catastrophique et on a un peu tendance à déléguer à la technologie la fonction mémoire, ce qui est une manière de diminuer l’humain. Pour autant, les injonctions à construire un regard critique chez l’enfant et l’adolescent, injonctions qui existent depuis le début des médias et les discours des années 70 sur l’éducation à la télévision, n’ont pas fonctionné. Ces questions se sont posées bien avant l’arrivée du web et se posent toujours aujourd’hui. Mais je pense qu’aujourd’hui, ce que nous n’avons pas réussi à faire avec les médias classiques, peut-être y arrivera-t-on un peu plus avec les médias en ligne, pour la simple et bonne raison que l’abondance de l’information est telle que nous sommes obligés de nous construire une grille de lecture. On ne peut plus être dans la simple digestion, qui voudrait dire l’explosion, au regard de cette massification.
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